Le Songe d’Empédocle
La réédition du Songe d’Empédocle est l’occasion de revenir sur ce premier et merveilleux roman de Christopher Gérard.
C’est à une envoûtante quête des origines, à une initiation des plus exigeantes sur les chemins de traverse de la plus longue mémoire – la plus rebelle de toutes aussi – que nous convie l’auteur, directeur de la mythique revue Antaios (1992-2001). Par ses solides qualités d’helléniste, son expérience des fouilles obscures dans les montagnes d’Ardennes et son goût immodéré pour l’Empereur-philosophe Julien, Christopher Gérard connaît intimement son sujet. Il le maîtrise d’autant plus que qu’il le vit, à l’évidence, dans toutes les profondeurs de son être.
Retrouver l’héritage le plus sacré de l’Hellade
Et c’est à cette sur-vie qu’il convie ses lecteurs, sur les traces de Padraig, fils d’Europe d’ascendance celto-brabançonne, partant à la recherche d’une société secrète fondée il y a plus de 2 500 ans par Empédocle d’Agrigente afin de maintenir et transmettre, à travers les vicissitudes des temps, l’héritage le plus sacré de l’Hellade. Son parcours, davantage peuplé de songeries que parsemé d’embûches, l’entraînera sur les lieux les plus sacrés de la Grande Europe, jusqu’aux confins de l’Eurasie, tout en l’incitant à un retour aux sources fondatrices – au point de prendre le nom d’Oribase.
La toile de fond en est une époque indéfinie, mais dont les caractéristiques sont évidemment contemporaines. Des temps marqués par les stigmates toujours vifs des dernières « Grandes Conflagrations », où les arbres parlent encore mais où la police de la pensée, les « Organes », sévit aussi, ne laissant qu’un espace des plus réduits aux derniers hommes libres, ces véritables « Affranchis ». Pour être difficile, au point de paraître parfois désespéré, le combat pour la liberté de l’esprit n’est pas encore perdu. Comme le souligne l’un des personnages du livre en présentant Padraig à ses compagnons : « Nombre d’Européens pensent comme lui, ne se reconnaissent plus dans cet Occident matérialiste qui coupe la personne de ses ancêtres et de ses descendants pour le laisser seul face à l’Etat tentaculaire et aux désirs les plus vils ».
Initiation à… l’insoumission
Par son propos comme par sa construction narrative, Le Songe d’Empédocle est à l’évidence un roman initiatique. Mais c’est aussi, ce faisant, une somme historique et un bréviaire théologal où s’entrecroisent de façon très naturelle, comme dans un parfait entrelacs, Pallas Athéna, Cernunnos et Mythra, la Chanson de Roland et L’Oeuvre au noir, L’Odyssée et le Mahabharata, les brahmanes, les druides, les vestales et les dieux, Frédéric II semper Augustus et Michel-Ange, les Hymnes delphiques et la Chasse sauvage… C’est donc surtout, au-delà de la quête, un manifeste de résistance contre le « Règne de l’Unique » qui conduit, inéluctablement, à celui de l’indifférencié, de la marchandise, de la Quantité.
La recension publiée, lors de la première édition de l’ouvrage, par La Nouvelle revue d’histoire (n° 6, mai-juin 2003) évoquait Julien Gracq, Ernst Jünger et Herman Hesse. On peut également penser à la fascination esthétique et charnelle à laquelle avait su succomber avec bonheur Marguerite Yourcenar dans ses Mémoires d’Hadrien – la vision cosmique en plus. Voire à la lumineuse rugosité de Vincenot lançant et dressant son jeune essarteur Jehan sous Les étoiles de Compostelle – la volonté de syncrétisme pagano-chrétien en moins. Ou encore à Erik Saint-Jall (La compagnie de la Grande Ourse) et Jean Raspail (notamment ses Sept cavaliers…), pour cette nostalgie active des temps immémoriaux où se reconnaissaient du premier coup d’œil, et se reconnaissent toujours, au moins entre eux, à l’heure du crépuscule, les hommes de bonne race – les éternels « Impériaux ».
Le Songe d’Empédocle constitue à l’évidence l’une des lectures les plus utiles, les plus rafraîchissantes et les plus fécondes du moment.
Car c’est ainsi, aussi, que sur le tronc de la vieille Europe, repoussent toujours des rameaux verts.
Grégoire Gambier
Le Songe d’Empédocle, par Christopher Gérard, L’Age d’Homme, 2003, réédition février 2015, 341 p., 20 euros.
Cet article est une reprise légèrement actualisée et remaniée de la recension publiée initialement sur le site de la fondation Polémia, 15/05/2003. Crédit photo : peinture de Marc Eemans, La vision d’Empédocle (1976). Détail.