L’Allemagne, mille ans d’histoire
Le Reich, ce nom qui claque comme un coup de fouet, a disparu dans le feu rougeoyant du Götterdammerung de 1945. Dans la mémoire abolie des Européens, le terme reich n'évoque plus que les douze années maudites de l'aventure hitlérienne alors qu'il s'identifia pendant mille ans à l'Allemagne et représenta l'une des institutions les plus puissantes de l'Occident médiéval.
C’est pour réparer cet oubli que l’historien Henri Bogdan, spécialiste reconnu des mondes germaniques et de l’Europe centrale, publie une Histoire des trois Reich. Comme l’auteur l’indique dans sa préface, il ne s’agit pas d’une nouvelle histoire de l’Allemagne mais d’une étude du concept de Reich tout au long de son histoire, soulignant les fondements, les constantes et les ruptures de cette institution millénaire qui vertébra l’Allemagne au point de se confondre avec son existence même.
Un concept typiquement germanique
Henri Bogdan souligne d’abord que le Reich représente un concept typiquement germanique. Revenant à l’étymologie du mot, il rappelle l’ancienneté du terme que l’on trouve en sanscrit sous la forme rajan, ainsi que dans les vieux parlers indo-européens, avec le sens de souverain ou de roi. Proprement intraduisible en français où il est assimilé au concept d’empire, Henri Bogdan en définit le sens : le reich, écrit-il, « représente à la fois un cadre territorial parfois flou mais issu d’une conquête et le pouvoir politique qui s’exerce sur lui, qu’elle qu’en soit sa nature politique ». L’historien considère ainsi que le Saint Empire romain germanique représente l’archétype du Reich, plus particulièrement dans les trois premiers siècles de son existence durant la période du « Reich des Césars », soit du sacre d’Otton le Grand en 962 jusqu’à la mort de Frédéric II Hohenstaufen en 1250, dernier empereur régnant à la fois sur l’Allemagne et sur l’Italie.
Ce premier Reich médiéval s’appuyait sur la double tradition romaine et carolingienne, symbolisée par deux villes, Aix-la-Chapelle où le roi de Germanie est couronné, après avoir été élu par l’assemblée des princes allemands, la Diète (ou Reichstag), et Rome où le pape sacre le roi, lui conférant la dignité impériale. Âge d’or de l’Allemagne, le Reich des Césars, sous les Ottoniens puis les Hohenstaufen, représente alors la plus prestigieuse puissance médiévale européenne. Par son titre impérial, l’empereur est le premier souverain d’Occident, régnant sur la Germanie, dont les marches orientales s’étendent au-delà de l’Elbe puis de l’Oder sous l’impulsion du Drag nach Osten, mais aussi sur la Bourgogne qui s’étend alors de la Suisse à la Méditerranée et sur le royaume d’Italie enfin, qui correspond à l’Italie du Nord et à la Toscane. S’il recouvre une large partie du monde chrétien occidental, le Reich reste cependant un Etat allemand : les évêques et gouverneurs nommés en Italie et en Bourgogne sont des Allemands. De même, tout au long de ses huit cents ans d’histoire, les empereurs seront tous des rois allemands ou issus de dynasties germaniques.
Par le Privilège Ottonien établi en 962, le pape, s’il accorde la dignité impériale par le sacre, est placé sous la tutelle impériale et doit prêter serment de fidélité à l’empereur qui lui accorde en contrepartie sa protection. Cette situation sera lourde de conflits à venir entre Rome et le Saint Empire. La querelle des Investitures, les conflits entre Guelfes et Gibelins qui déchireront l’Italie du Nord au XIIIe siècle, la double excommunication de Frédéric II constitueront les épisodes marquants d’une lutte acharnée engagée entre Rome et l’Empire. Elle se soldera par l’éradication complète des Hohenstaufen, marquant la fin du Reich des Césars.
La lente agonie du Ier Reich
Après le « grand interrègne » et l’élection de Rodolphe de Habsbourg en 1273, le Reich panse ses plaies et se recentre sur l’espace culturel germanique, abandonnant toute prétention sur l’Italie. La famille des Habsbourg prend peu à peu l’ascendant jusqu’à monopoliser le titre impérial à partir de 1438. Le principe de l’élection du souverain par les sept grands électeurs, défini par la Bulle d’Or de 1356, est maintenu. L’autorité impériale devient cependant évanescente, l’empereur n’étant véritablement souverain que dans ses Etats patrimoniaux de la Maison d’Autriche. Avec Charles Quint, dont Henri Bogdan considère qu’il fut d’abord « don Carlos de España » avant d’être « Deutsche Kaiser Karl V », l’émancipation des princes territoriaux devient irréversible et le déclin du Reich va s’accentuant, miné également par les divisions de la réforme protestante. Seul demeure encore son rôle séculaire et historique de rempart de l’Europe face aux périls venus du Levant. Sous la poussée turque, le Saint Empire défend l’Europe face au grand ressac de l’islam qui vient battre les murailles de Budapest et de Vienne.
La guerre de Trente ans représente une véritable saignée démographique pour le Reich, qui voit sa population tomber de vingt à sept millions d’habitants. La Pax Westphalica en 1648 accélère l’agonie du Reich. L’Empire se morcelle en 350 petits États dont les princes territoriaux se muent en souverains indépendants. Le Reich se trouve entamé par la France sur le Rhin et par la Suède dans la Baltique. Contrairement à la volonté de l’empereur Ferdinand, le Reich n’a pas évolué pas en monarchie centralisée selon le modèle français ou espagnol. Il disparaîtra sans gloire en 1806 « victime des coups portés par l’empereur des Français et de la trahison d’une partie des princes allemands ». L’empire d’Autriche des Habsbourg subsiste mais n’est en rien l’héritier du Saint Empire.
Renaissance du mot, abandon du sens
Henri Bogdan analyse avec intérêt la fascination que continue d’exercer le Reich disparu dans la pensée politique allemande au XIXe siècle notamment lors du vörmarz (« avant-mars », période s’étendant du congrès de Vienne en 1815 au Printemps de Peuples de 1848) dans les milieux libéraux et révolutionnaires. Mais c’est Bismarck et les princes prussiens Hohenzollern qui feront renaître le Reich de ses cendres avec la création du Deutsches Reich en 1871, appelé encore Reich wilhelmien du nom de ses deux empereurs. Cet « ersatz de reich », comme le qualifie Henri Bogdan, s’il préserve les particularismes locaux diffère profondément du Saint Empire romain germanique : c’est un Etat laïc, qui n’a plus rien de romain puisque son cœur est fixé en Prusse protestante. C’est une monarchie héréditaire détenue par la famille des Hohenzollern et non plus un Empire dont le chef est désigné par un Collège électoral.
De même, si son caractère germanique est incontestable avec le retour des anciennes terres d’Empire d’Alsace et de Lorraine à la faveur de la guerre de 1870, le Reich reste néanmoins séparé de l’Autriche et de la Bohème qui relèvent de l’Empire austro-hongrois. Comparé aux huit cents ans du Saint Empire, le Reich wilhelmien aura une existence limitée et sera balayé par le suicide européen de 1914 qui emportera également la monarchie des Habsbourg et celle des Romanov.
Pendant la république de Weimar, l’Allemagne reste officiellement le Deutsches Reich. Le « père » de la constitution de Weimar Hugo Preuss préconise en effet l’appellation de Reich plutôt que celle de « république » car « il attachait à ce mot des traditions plusieurs fois séculaires et marquait le désir d’unification nationale du peuple allemand morcelé ». A la différence des premier et deuxième Reich cependant, l’Allemagne n’est plus une confédération d’Etats souverains. Elle devient un Etat-nation fédéral où le droit du Reich prime désormais sur le droit des Länder.
En cela, Henri Bogdan considère que Weimar fut l’antichambre du troisième Reich hitlérien qui devient le GrossDeutsches Reich, « Grand Reich Allemand ». Adoptée le 30 janvier 1934, la « loi de reconstruction du Reich » met fin à la structure fédérale de l’Etat allemand et instaure un Etat unitaire et centralisé, supprimant les Länder issus des anciennes principautés pour les remplacer par trente-trois Gau correspondant à l’organisation administrative du NSDAP. Ce nouvel Etat n’a rien de commun avec la tradition allemande, se construisant sans, voire contre les anciennes élites du passé. Henri Bogdan souligne ainsi que la plupart des dirigeants hitlériens n’étaient pas des Prussiens et que les anciennes familles princières, parfois hostiles au nouveau régime, furent persécutées ou s’exilèrent. Si le Reich, avec l’incorporation de l’Autriche et de la Bohème-Moravie, retrouve en partie les frontières du Saint Empire, l’idée de communauté du peuple (Volksgemeinschaft) nie les particularismes régionaux propres à l’ancien Reich. Le troisième Reich qui devait asseoir la suprématie germanique sur le monde et durer mille ans s’effondra au bout de douze ans, non sans avoir affronté des épreuves cyclopéennes. L’Allemagne dévastée par la guerre est vaincue et occupée, le Reich disparaît.
Une Allemagne aujourd’hui en dormition
En conclusion de son livre, Henri Bogdan dresse un sombre constat de l’Allemagne contemporaine, sans passé et donc sans avenir, « dont la réussite économique cache un nain politique ». En quelques phrases terribles mais réalistes, il dénonce la situation des Allemands aujourd’hui « forcés à rejeter les souvenirs du passé, privés d’idéal, qui se concentrent sur la recherche d’un bonheur immédiat. Faute de projets d’avenir, la désespérance des Allemands se traduit par le refus de donner la vie. (…) où ce qui reste du Reich est devenu terre d’immigration essentiellement extra-européenne ». « L’Allemagne, conclut-il en guise d’épitaphe funèbre, est devenue un pays sans passé, sans histoire où l’oubli a été institutionnalisé. »
Marquée plus qu’aucune autre nation européenne par les terribles épreuves du tragique XXe siècle, l’Allemagne est entrée à son tour en dormition. Sans doute attend-elle le réveil de son empereur Frédéric Barberousse. Selon la légende en effet, il n’est pas mort mais dort lui aussi, entouré de ses chevaliers, dans une caverne des montagnes de Kyffhäuser en Thuringe. Lorsque les corbeaux cesseront de voler autour de ce lieu, il se réveillera et rétablira l’Allemagne dans son ancienne grandeur.
Benoît Couëtoux du Tertre
Histoire des trois reich, par Henri Bogdan, éditions Perrin, mai 2015.
Photo : statue de Frédéric Barberousse, monument du Kyffhäuser. Crédit : msgrafixx / Shutterstock