#ColloqueILIADE : Le récit civilisationnel de l’Europe
Intervention de Lionel Rondouin, normalien, enseignant en classe préparatoire, lors du colloque « Européens, transmettre ou disparaître » le 18 mars 2017 à Paris.
Chers amis,
Il y a un an, j’intervenais ici sur le thème de l’Etre des nations et l’Avoir des marchands. J’évoquais devant vous quelques manifestations de l’inculture qui menace l’avenir de nos sociétés. La fabrique du crétin, comme Jean-Paul Brighelli appelle joliment notre « Education nationale », livre sur le marché, livre en pâture à la société de l’avoir des marchands, des générations déracinées et déculturées, ignorantes du « minimum vital » en matière de maîtrise de leur propre langue, de capacité de construire un raisonnement logique, de calcul même élémentaire, d’histoire, de géographie. Si le système éducatif français est emblématique de ce naufrage culturel, je crains que le phénomène ne soit similaire dans la majorité de nos nations européennes, au moins de l’Ouest de l’Europe.
Mon expérience d’enseignant dans l’enseignement supérieur m’amène à une conclusion. Pour ce qui concerne les chances des jeunes à devenir des citoyens adultes et des cadres de la société, la jeunesse ne se partage plus selon des critères économiques, entre enfants de riches et enfants de pauvres. Le clivage est désormais culturel. Statistiquement parlant, il y a les enfants élevés dans un foyer où il y a des livres, et ceux qui sont nés dans des familles où il n’y a pas de livres.
Je vous propose donc un projet, ambitieux mais à mon avis nécessaire : écrire un livre.
Et comme notre combat culturel est un combat civilisationnel, comme l’histoire et la compréhension de ce qu’est la profondeur du temps historique sont à la base de la compréhension du monde tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il pourrait advenir demain, nous devons rédiger notre histoire de la civilisation européenne.
Pour cela, nous disposons d’un modèle qui correspond à l’esprit et à l’objectif culturel et politique du projet que nous nous fixons.
Il s’agit de l’Histoire de France d’Ernest Lavisse. L’auteur des fameux « manuels Lavisse » a mérité le surnom « d’instituteur de la France ». Ses ouvrages ont été la bible des « hussards noirs de la République » qui ont formé et forgé la jeunesse française pendant trois à quatre générations, en lui inculquant le respect et l’amour de l’histoire de la France et des Français. Cet homme réputé de gauche, héros de l’école laïque et républicaine, était avant tout un amoureux de la France charnelle, un patriote au sens propre.
Amoureux de la France et amoureux de l’histoire, il prendra comme devise pour son Petit Lavisse :
« L’histoire ne s’apprend pas par cœur, elle s’apprend par le cœur ».
Sur la méthode et l’esprit, relisons la préface de son Petit Lavisse destiné aux maîtres des écoles primaires et aux parents d’élèves de sept à huit ans :
« Ce volume contient des récits qui encadrent des images.
Les récits sont quelquefois des descriptions, et les images montrent les objets décrits ; plus souvent, ils sont des anecdotes, et les images montrent les actions racontées.
Les descriptions donneront aux enfants une première idée des mœurs et des coutumes de nos pères ; les anecdotes, non pas inventées, mais tirées d’authentiques documents, leur feront connaître les principaux événements et aussi les plus grands personnages de notre histoire. »
Cette histoire selon Lavisse n’est donc pas seulement événementielle, militaire et politique. Elle est aussi civilisationnelle, celle des mœurs et des coutumes de nos pères. C’est l’histoire d’une identité héritée et consciente, avec un principe patrimonial, celui de la transmission. L’histoire parle au passé mais se pense dans le temps présent. Elle prépare et structure les avenirs possibles de la patrie.
Je cite encore Lavisse :
« Expliquer que les hommes qui, depuis des siècles, vivent sur la terre de France, ont fait une certaine œuvre à laquelle chaque génération a travaillé ; qu’un lien nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur cette terre… Nos ancêtres, c’est nous dans le passé ; nos descendants, ce sera nous dans l’avenir. »
L’étude de l’histoire inculque aussi au futur citoyen des valeurs : apprendre pour savoir, apprendre pour comprendre. Apprendre la fierté, le sens du bien public, l’obstination et le courage qui seront nécessaires à l’engagement civique et à la défense du territoire et du patrimoine.
Lavisse pensait bien entendu à la perte de l’Alsace-Lorraine, comme tous les patriotes français de sa génération. Notre Europe, tel qu’hélas ma génération la transmet à ses enfants, a, elle aussi, ses meurtrissures, ses menaces et ses Alsace-Lorraine politiques et culturelles.
Nous avons donc là le modèle du récit civilisationnel de l’Europe tel que nous devrions le rédiger pour faire aimer notre Europe. Qu’en serait-t-il du contenu détaillé ? Je vous propose quelques sujets, et la liste en reste ouverte.
Bien entendu, ce récit comprendrait des chapitres événementiels et quelques grands personnages.
Comment ne pas parler des guerres puniques entre Rome et Carthage, du « Delenda est Carthago » de Caton, et de la victoire du romain Scipion sur Hannibal le Carthaginois ? Grâce aux efforts héroïques et obstinés des Romains, l’Europe se libère et libère la Méditerranée de la menace moyen-orientale.
Comment ne pas parler d’Alexandre le Grand, de l’empire romain, puis de Charlemagne ?
Comment oublier 732, bataille de Poitiers, ou 1492, avec la fin de la Reconquista espagnole ?
Il en va de même avec la résistance multi-séculaire de nos frères serbes et hongrois contre l’impérialisme ottoman, et bien entendu la bataille de Lépante en 1571 où le héros européen Juan d’Autriche détruit la flotte ottomane grâce une coalition européenne.
Il y faudrait aussi la fondation de la Rus’ de Kiev par des marchands nordiques en 862, puis les victoires de la Moscovie contre l’occupant tatar. Et la figure historique d’Ivan le Terrible, qui permit à la civilisation européenne d’occuper les monts de l’Oural et de protéger enfin les marches orientales de ce que nous appelons aujourd’hui l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural.
Mais l’histoire n’a pas que ses pages de gloire, et notre récit devrait aussi exposer les faits et les causes de nos défaites civilisationnelles. Nous décririons à grands traits la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et la défaite de Tsushima où la flotte russe est coulée par la flotte japonaise. Pourquoi est-ce important ? C’est la première fois dans l’histoire qu’une puissance asiatique arrive à défaire un ennemi européen en utilisant les armes et les techniques que le génie scientifique et technique européen a développées à l’époque moderne. C’est donc la fin du mythe mondial de l’invincibilité de l’Européen dans l’histoire moderne.
On devrait aussi évoquer Verdun et le grand holocauste européen des deux guerres mondiales, dont les ravages ne sont pas seulement démographiques, politiques et économiques. Verdun, c’est aussi la source du nihilisme contemporain.
Bien entendu, notre récit civilisationnel comprendrait des chapitres artistiques et architecturaux, car l’Europe est particulière et, sous certains aspects, unique dans l’histoire.
L’art et l’architecture antiques.
Sainte-Sophie de Constantinople dont le dôme émerveilla tellement les orientaux qu’ils en firent le modèle unique de la mosquée musulmane dans le monde entier. Pourquoi n’apprend-on pas aux enfants européens que ce sont des Grecs qui ont inventé cela ?
L’art roman, l’art gothique, leurs symboliques respectives, ce qu’ils disent des états successifs de la civilisation européenne et de notre conception du monde ?
Le baroque. Le château de Versailles, ou plutôt les châteaux de Versailles puisque le modèle en essaima bien au-delà des frontières de la France. Pourquoi ?
Et l’on pourrait terminer au XXème siècle par le futurisme italien et l’architecture monumentale des années 30 et 40.
Notre civilisation est aussi une aventure intellectuelle, économique, scientifique et technique.
L’invention de la banque moderne et des effets de commerce (du fait d’ailleurs de la présence omniprésente des pirates turcs en Méditerranée), le rôle de la ligue hanséatique, les grandes découvertes, les vaisseaux d’exploration scientifique et de commerce du XVIème au XVIIIème siècle, la maîtrise du temps avec le perfectionnement constant des horloges, montres et chronomètres.
La mécanique, la physique, la chimie modernes sont des créations européennes.
La révolution industrielle, la machine à vapeur.
Les progrès de la médecine, avec Jenner, Pasteur et tous les autres.
L’abolition de l’esclavage.
Toutes choses qui ont changé la vie des habitants de toute la planète, choses dont nous, Européens, ne sommes pas assez fiers et dont les autres ne nous accordent pas assez volontiers crédit.
Bien entendu, nous envisageons, comme Lavisse, d’inclure à notre projet de nombreux éléments relatifs à la vie quotidienne, sociale et politique des différentes périodes de notre histoire, en tant qu’ils illustrent des traits de civilisation.
Le monde paysan et son identité particulière.
Les villes, de l’antiquité grecque à nos jours.
Le mobilier, l’alimentation.
La démocratie telle que nous l’aimons, d’Athènes à la Suisse contemporaine.
Et bien d’autres faits encore, qui ne visent pas à constituer l’histoire de l’Europe ou un dictionnaire encyclopédique et savant. Notre ambition serait de formuler et de forger le récit de la civilisation européenne.
Je souhaite enfin vous soumettre une question stratégique sur laquelle je n’ai pas de réponse définitive à ce stade, et qui devrait faire l’objet d’une réflexion collective : quel public devons-nous viser, les enfants, les adolescents, les jeunes adultes, les adultes ?
Le choix de la cible visée n’a pas d’impact sur la liste des chapitres à écrire, car le récit civilisationnel ne change pas de nature selon l’âge du lecteur.
En revanche, l’âge des lecteurs ciblés régit le niveau de richesse lexicale et la complexité des informations et des analyses apportées par le manuel. C’est donc un point-clé. Ernest Lavisse lui-même a bien vu la nécessité d’adapter le niveau de rédaction et la complexité de l’information de son œuvre, puisqu’il conçu une Histoire générale en 30 volumes, avant de créer ses manuels et de les décliner en fonction des tranches d’âge visées.
Personnellement, je pense qu’en tout état de cause la rédaction devrait rester assez cursive pour ne pas rebuter le public des adolescents curieux et des jeunes adultes encore peu savants, mais que, en revanche, il faut refuser tout infantilisme. Il conviendrait donc d’éviter deux écueils : le style bande dessinée d’une part, et la compilation ou le « digest » d’articles savants d’autre part. En tout état de cause, il conviendrait que l’objet et le contenu de ce récit donne ou renforce un goût de la culture historique et un amour de l’Europe. Notre cible, généralement définie, serait tout jeune Européen curieux, interpellé par les manifestations les plus évidentes du chaos civilisationnel ambiant, désireux de comprendre.
L’Iliade me semble le lieu de cette réflexion sur la cible et le niveau, en collaboration avec les cercles de réflexion et d’action qui lui sont proches, tant au niveau européen que pour ce qui concerne la diversité des domaines d’intérêt et de compétence.
En tout état de cause, la conception de ce projet me semble nécessaire et il est urgent de la mettre en œuvre.
A la fin du XIXème siècle, Ernest Lavisse avait conçu ses manuels d’histoire comme des armes de redressement de la France.
Comme notre projet est européen, nous reprendrions ainsi l’ambition d’Ernest Lavisse à l’échelon civilisationnel, celui que nous avons choisi comme cadre et objectif de notre combat.
Lionel Rondouin