Institut ILIADE
Institut Iliade

Accueil | Matières à réflexion | Théâtre : Jeanne et les post-humains

Théâtre : Jeanne et les post-humains

Cette pièce d’une richesse foisonnante, nous fait imaginer, grâce à sa mise en scène épurée, ce qu’il adviendrait de nombreuses problématiques auxquelles nos sociétés matérialistes et asservies à la technique sont aujourd’hui confrontées. Une thématique à laquelle s’attaquera le Xe colloque de l’Institut Iliade “Face au déclin anthropologique, vivre en Européen”, le 15 avril 2023.

Théâtre : Jeanne et les post-humains

Jeanne et les post-humains se déroule en l’An 87 de la Démocratie Mondiale (“DéMo“), et nous plonge en plein milieu d’une dystopie dans laquelle l’humanité aurait enfin atteint un bien-être matériel tel qu’il lui garantirait un bonheur universel.

Dans ce monde imaginé par Fabrice Hadjadj, assurant la « Grande Paix » à ses citoyens, tout est millimétré, prévisible et donc « parfait », jusqu’aux naissances désormais conçues en laboratoire via des utérus artificiels. Au milieu de cette nouvelle Arcadie, une simple caissière, Joan 304 de l’entreprise Ark-Market – vous l’aurez compris, le parallèle est tout trouvé – s’amuse à jouer les trouble-fêtes. En décidant de coucher avec l’un de ses collègues, Valentin 608, sur ordre d’un ange, Joan 304 tombe enceinte, hors du cadre de la Contraception Universelle pour se vautrer dans ses « pulsions bestiales ». Son procès, instruit par des « psycho-ingénieurs » chargés de la ramener dans le droit chemin, peut alors avoir lieu.

Nous voici partis pour un voyage de deux heures au cours duquel nous assistons à un démontage en règle de nos sociétés matérialistes et asservies à la technique. La pièce parvient à garder une cadence effrénée, à la fois grâce à son découpage tripartite et à ses acteurs. Le texte, d’une richesse foisonnante, est servi par la mise en scène épurée de Siffreine Michel.

Le scientisme, seule source de connaissance

Dans le monde de l’An 87 de la DéMo, la mainmise de l’État est totale et le “bonheur” de ses citoyens est devenu sa seule préoccupation. Il bénéficie pour cela du concours de firmes multinationales et de laboratoires, qui s’appuient sur le sérieux sourcilleux de la science et sur une technologie de pointe.

La qualification par Bernanos de l’État moderne dans La France contre les robots de « Moloch technique » est tout à fait à propos. Dans cet univers, toutes les questions scientifiques ont leur réponse, toute la nature a été scrutée et décortiquée, en un mot : résolue. Cette confrontation entre le scientisme et l’attitude de Joan 304, qui découvre dans le monde quelque chose de plus grand que sa simple apparition matérielle, soulève ici de véritables questions métaphysiques.

Il est en ce sens assez amusant qu’aux questions de Joan 304 : « Pourquoi ce merle noir ? Pourquoi ce bouleau blanc ? », les réponses des deux psycho-ingénieurs et de Joan 304 soient les mêmes : pour rien ! Seulement, le « pour rien » du scientisme est un néant, la question ne se pose pas, l’important est d’en décortiquer les caractéristiques proprement techniques pour ne pas avoir à se poser la question de l’Être.

Cette critique telle qu’elle est amenée dans la pièce fait écho à celle proposée par Bernanos dans Sous le soleil de Satan, avec l’Abbé Donissan qui doit faire face au sein même de l’Église à un clergé qui ne semble plus accepter que des miracles puissent exister et à la figure prosaïque du curé de Luzarnes, ancien professeur de chimie. L’État, à travers ses professeurs et députés, n’est pas non plus en reste sur la question du scientisme.

Gouverner par la biopolitique

En DéMo, l’idée foucaldienne de biopolitique a désormais trouvé son incarnation la plus totale puisque les naissances sont agencées rationnellement par un eugénisme complet, dépassant de loin celui imaginé par Platon dans La République. Les nouveau-nés trouvent une utilité sociale qui leur est assignée dès leur naissance et il ne pourra pas y avoir non plus de défaut dans celles-ci.

L’enfant de Jeanne, être chétif et unique, donc potentiellement faible, faillible et improductif, est vu par les médecins comme une monstruosité qu’ils se doivent de prévenir. Grâce au transhumanisme, la DéMo peut prévenir toute digression génétique chez ses citoyens, qui peuvent désormais s’affranchir de toutes les limites imposées par leur corps (le genre, l’âge, un corps d’homme plutôt que celui d’une punaise de lit…) ; chaque contingence est perçue dans ce monde comme étant une limitation, c’est-à-dire une entrave à la liberté. Un passage assez comique de la pièce fait état de ce constat :

« Pourquoi avons-nous une face et un dos ? Pourquoi ne possédons-nous pas une vision périphérique, à 360 degrés : n’était-ce pas digne d’un être ouvert au monde, supérieurement intelligent ? Le moindre bol, la moindre ampoule, le plus petit micro possèdent une forme omnidirectionnelle, tandis que nous, il faut que nous ayons une face et un dos, une face et un dos, l’éternelle demi-mesure, la moitié du monde toujours dérobée ! »

Un État totalitaire entretenant une illusion de liberté

L’État parvient à régner avec efficacité grâce à l’ambivalence sur laquelle il s’appuie : il dispose d’un système de surveillance et de contrôle absolu des masses tout en instillant l’illusion de la liberté et du libre-arbitre à ses citoyens-objets. L’illusion est permise par l’aboutissement du projet libéral, bien analysé par Michéa, qui combine un libéralisme économique et un libéralisme sociétal totaux. Le seul objectif du citoyen de la DéMo est de consommer, notamment de consommer du désir, sous toutes les formes possibles et imaginables. La pièce regorge d’annonces publicitaires, tout à fait hilarantes, pour permettre aux citoyens d’utiliser leur PlayBox IV, outil de plaisir sexuel permettant d’accéder à n’importe quel fantasme, qu’il soit de forniquer avec des baleines ou des mammouths. La bestialité n’est donc pas du côté de Joan 304 donnant naissance hors de la contraception universelle, comme semblent le suggérer ses psycho-ingénieurs, mais plutôt de celui de cette société ayant abaissé la sexualité à un stade animal, comme avec le sardonique Maldoror coïtant avec une femelle requin. Cette pièce nous rappelle que libéralisme et liberté sont parfaitement antinomiques. Celle-ci a d’ailleurs des relents bernanosiens, Bernanos qui s’interrogeait à la fois sur la question de la moralité de la technique et sur la liberté de l’homme et son assujettissement à l’État, comme dans La France contre les robots :

« Lidée quun citoyen, qui na jamais eu affaire à la Justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identité à qui il lui plaît, pour des motifs dont il est seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrétion dun policier sur ce chapitre ne saurait être tolérée sans les raisons les plus graves, cette idée ne vient plus à lesprit de personne. »

Pour reprendre l’expression de Gomez Dávila dans Le réactionnaire authentique, la liberté à laquelle aspire le citoyen de la DéMo est « celle de lesclave un jour de fête ».

Gouverner par l’anhélation (essoufflement) de la langue

Le parachèvement du projet totalitaire de la DéMo parfondant État et citoyens trouve son point d’ancrage dans le langage, qu’il faut analyser selon deux angles.

Tout d’abord, en DéMo, la langue a été volontairement simplifiée, appauvrie et abaissée au niveau de la masse afin de « déconstruire » toutes les inégalités provoquées par le langage, ce qui fait sensiblement écho aux débats houleux actuels. La furie célinienne, sa verve scabreuse, est avant tout liée au langage : ce qu’il reproche à la IIIe République, c’est d’avoir voulu uniformiser la langue en détruisant tous les patois parlés par les générations précédentes. La langue devient impersonnelle, donc morte, et mortelle. Dans Jeanne et les post-humains, un passage de la Bible du prophète Ézéchiel devient alors le passage d’un « ancien livre » ; sans langage complexe, tout savoir est désormais aboli.

Une deuxième partie de la critique du langage de la DéMo est une critique larvée du rôle joué par le discours dans la philosophie post-moderne. Dans la théorie post-moderne, le discours forme une totalité, il est une forme autonome, surdéterminant les autres réalités. La compréhension d’une réalité socio-historique passe dès lors en premier lieu par le langage et les rapports de domination entre les hommes passent par ce canal-là. Pour reprendre les termes de Loïc Chaigneau dans Marxisme et intersectionnalité, avec le post-modernisme, « ce nest plus que la phraséologie qui domine, une ontologie du phrasé. Soit le retour à un idéalisme contre-révolutionnaire. »

La pièce est réussie en ce qui concerne l’arnaque du l’idéologie dominante et qui n’est que le cache-sexe de la classe dominante (Lénine) à travers son utilisation répétée de novlangue, de concepts mercatiques, généralement grivois, toujours plus loufoques les uns que les autres. Plus qu’une simple pièce critique d’un idéal « progressiste », c’est également une pièce comique, qui sait en relever les prétentions ridicules.

La venue d’un nouveau messie

Joan 304 d’Ark-Market est l’Antéchrist de la DéMo en ce qu’elle symbolise la Vie, c’est-à-dire le choix de la liberté et de l’enfantement conçu naturellement. À rebours de la pseudo-liberté imposée par la DéMo, Joan 304 se dresse comme une figure revendiquant sa liberté de donner naissance à de l’imprévu, à un garçon qui pourra, et devra, lui aussi faire usage de son libre-arbitre, qui pourra à son tour admirer le monde l’environnant, et le considérer autrement que sous l’angle purement technique. Dans la pièce, Joan 304 contemple le bouleau et le merle pour ce qu’ils sont, avec un émerveillement renouvelé.  Le projet architectural la DéMo est uniquement fonctionnel, « lugubre, comme un plan de développement urbain » pour reprendre le mot de Gomez Davila. Contre l’artifice, Joan 304 suit la voix de l’ange qui lui parle et préfère ce qui est authentique.

Le personnage de Joan 304 comme inspiration de Sainte Jeanne d’Arc trouve tout son sens en incarnant la solution spirituelle contre le matérialisme du monde moderne. Dans la pièce, Dieu n’est pas totalement nié par la DéMo mais il en constitue une réalité possible tellement abstraite et désincarnée qu’elle n’en a plus aucune existence possible. La spiritualité de Jeanne est quant à elle charnelle : elle entend la voix de l’ange qui la somme d’aller étreindre son collègue directement dans son ventre, celui où trône son futur fils. Joan 304 puise sa force dans ce que lui prodigue l’ange, il lui indique la voie de la liberté, par laquelle elle pourra désormais briser les chaînes de la tyrannie étatique qu’elle subissait depuis son enfance.

Joan 304, par la voie qu’elle ouvre fièrement, nous rappelle que la liberté est consubstantielle de l’homme mais qu’elle restera toujours, d’abord et avant tout, à conquérir. Peut-être serait-il de bon aloi de conclure avec ces mots de Gustave Thibon : « La liberté nest pas de choisir, mais d’être choisi ».

Informations pratiques

  • Représentations tous les mardis soir à 20h du 18 octobre au 29 novembre ainsi que les 18, 19 et 20 novembre.
  • Texte inspiré de Jeanne et les post-humains ou Le sexe de lange de Fabrice Hadjadj.
  • Acteurs : Jeanne Chauvin, Sybille Montagne, Fabien Oliveau.
  • Mise en scène : Siffreine Michel.
  • Tarif : 20,5 €, 14 € pour les étudiants en appelant le Théâtre Auguste (XIe arrondissement) ou sur billetreduc.com