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Nous ne devons pas défendre l’homme d’hier, mais préparer l’homme de demain

Par Adriano Scianca. Colloque du samedi 15 avril 2023.

Nous ne devons pas défendre l’homme d’hier, mais préparer l’homme de demain

Parmi les objectifs semi-implicites du système dominant actuel figure certainement la promotion et la création d’un type humain particulier. Un projet que nous définissons comme semi-implicite, car même si le mécanisme fonctionne aujourd’hui presque au grand jour, il se heurte néanmoins à l’éthique humaniste kantienne, qui imprègne largement la pensée dominante, qui veut toujours l’homme comme une fin et jamais comme un moyen. Façonner l’homme, l’élever, le sélectionner, c’est quelque chose qui se fait mais qui ne peut pas vraiment se dire tout haut.

Qui est l’homme nouveau du système actuel, le type humain égalitaire qu’il cherche à créer ? C’est un homme plongé dans la culpabilité, pour qui la culpabilité prend même les caractéristiques d’une structure transcendantale, d’un a priori existentiel. Toute appartenance, tout souvenir, toute structure interne ou externe susceptible de l’affranchir de cette culpabilité doit être supprimée. L’homme nouveau égalitaire sera donc un être sans identité et sans genre, immunisé contre la tentation de l’histoire, contraint, par une sévère discipline rééducative, à la docilité, à l’aliénation et à la capitulation. L’autodétermination politique, culturelle, sociale, religieuse, technologique de chaque communauté de destin doit être combattue.

Le mécanisme par lequel la culpabilité est utilisée pour rééduquer les hommes a été magistralement expliqué par Nietzsche dans sa Généalogie de la morale. Pour Nietzsche, l’éleveur de ce troupeau humain rééduqué dans un sens égalitaire était le prêtre. Aujourd’hui, nous pouvons dire que, bien que de nombreuses autorités religieuses contribuent effectivement au fonctionnement du mécanisme, la grande majorité des éleveurs du dernier homme se trouvent parmi les laïcs. Le prêtre de Nietzsche est aujourd’hui incarné principalement par des intellectuels antiracistes, laïques et souvent athées.

Cependant, Nietzsche nous est également utile pour faire un autre pas en avant. Le philosophe allemand ne nous dit pas seulement que l’égalitarisme, qui se veut humaniste, fait en réalité de l’homme un moyen, façonne son type humain. Il ne nous dit pas seulement, pour citer Peter Sloterdijk, que l’usine égalitaire de production d’hommes “a su se rendre presque invisible”. Nietzsche ne fait pas que démasquer, rendre visible cette usine et révéler la grande supercherie. Il fait plus : il nous dit qu’à ce type humain, il faut opposer un autre type humain, qu’à ce projet d’éducation et de création d’hommes, il faut opposer un projet alternatif. Qu’à l’idéal du dernier homme, il faut opposer l’idéal de l’homme qui se surmonte, qui sait prendre son destin en main, qui entreprend avec joie l’action de se façonner.

De cette manière, Nietzsche nous guérit de l’erreur du naturalisme. C’est-à-dire de la croyance que doit être opposée une sorte d'”homme éternel”, d'”homme naturel” face à l’idéal du type humain égalitaire. Comme si notre tâche était de restaurer l’humanité de l’homme, conçue de manière fixe, comme une essence qui a toujours été la même à travers les millénaires, que seul un complot gauchiste aurait perverti au cours des dernières décennies. Comme si, une fois la structure de Big Brother tombée, il restait quelque chose comme “l’homme lui-même”, heureux et en harmonie avec son identité, sa famille, son environnement naturel. Mais cet homme éternel n’existe pas, n’a jamais existé, il n’est qu’un fantôme des conservateurs. Nous connaissons bien sûr les études de l’éthologie moderne qui expliquent comment certaines caractéristiques comportementales – agression, compétition, hiérarchie, territorialité – sont innées chez toutes les espèces, y compris l’homme. Mais ce sont des impulsions, des potentialités, pas des impératifs contraignants.

 

Chaque civilisation, à travers l’histoire, a articulé sa propre idée de l’humanité. D’innombrables fois dans l’histoire, les rapports de l’homme avec les animaux, avec les dieux, avec les autres hommes ont été redéfinis, repensés, articulés selon des relations, des hiérarchies, des hybridations différentes. Sans cesse, des morceaux d’humanité biologique ont été expulsés de l’humanité morale et des morceaux de non-humain ont été rapprochés d’elle, toujours selon des schémas différents. Sans cesse, l’origine, le destin, le sens de la présence humaine sur cette terre ont été reformulés. Une infinité d’ordres sociaux, d’éthiques, de modèles politiques, de coutumes, de religions ont, de temps à autre, inscrit l’homme dans un cadre culturel et normatif différent. D’innombrables réponses ont été données à la question “qu’est-ce que l’homme ?”.

Même sur le plan biologique, l’idée d’une essence immuable de l’homme n’est pas confirmée. Le genre Homo est apparu il y a environ 2,3 millions d’années, l’espèce sapiens s’est développée il y a environ 300 000 ans et a pris les caractéristiques cognitives et sociales que nous connaissons aujourd’hui il y a seulement 50 000 ans. Pendant tout ce temps, sa structure physique, ses caractéristiques anatomiques et son comportement ont fortement évolué. Même au cours de la seule période que nous considérons conventionnellement comme “historique”, c’est-à-dire quelques milliers d’années seulement, l’homme n’a cessé de changer. La consommation habituelle de viande l’a fortifié, endurci, sa capacité cérébrale s’est accrue. L’évolution de la technologie lui a permis de dépasser ses limites, de vivre plus longtemps, de vaincre certaines maladies. Grâce aux antibiotiques et aux vaccins, nous sommes désormais immunisés contre des maladies qui ont décimé l’humanité pendant des millénaires. Les prothèses, les stimulateurs cardiaques, les greffes ont déjà permis d’associer avec succès l’homme et la machine. Les moyens techniques externes que nous avons inventés nous ont permis de changer le monde, mais en même temps de nous changer nous-mêmes, comme une seconde nature. Que l’homme reste, même biologiquement, ce que nous avons connu au cours des derniers siècles, dans cette parenthèse démesurément petite de notre histoire, n’est qu’une illusion de perspective.

Bien sûr, cette évolution peut générer des craintes légitimes. La façon la plus immédiate dont la technologie affecte la vie des Occidentaux aujourd’hui est totalement délétère. S’il y a encore quelques décennies, la technologie nous poussait à aller plus vite, plus haut, plus loin, elle nous poussait à l’audace et à l’exploration, aujourd’hui elle contribue à engendrer un homme sédentaire et abruti. Grâce à la technologie, nous avons aujourd’hui des restaurants qui viennent à la maison (livraison de nourriture), des films qui viennent à la maison (Netflix), des amis qui viennent à la maison (médias sociaux), même le sexe n’est plus une excuse pour quitter la maison, puisque nous pouvons en profiter depuis le canapé avec du porno en streaming. Pendant ce temps, de manière bien plus invasive, dans les laboratoires de recherche, l’intelligence artificielle et le génie génétique créent les conditions d’un changement radical de paradigme.

Cette question cruciale est souvent déclinée à travers la catégorie du « transhumanisme ». Mais c’est une catégorie qui pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Je crois que le nom de transhumanisme est utilisé aujourd’hui pour désigner essentiellement trois choses : une description, une prescription et une obsession. Dans un sens descriptif, le transhumanisme peut indiquer le fait, pur et simple, que certaines technologies disponibles aujourd’hui peuvent remettre en question une certaine idée de l’humanité de l’homme. Dans un sens prescriptif, le transhumanisme est plutôt une idéologie, avec ses théoriciens et ses mouvements organisés, qui soutiennent que cet impact de la technologie sur l’homme est bon, souhaitable et doit en effet être accru. Enfin, le transhumanisme est une obsession, un pur terme polémique détaché de tout contenu concret : le transhumanisme est invoqué pour critiquer les vaccins, l’idéologie du genre, les prétendus biolaboratoires cachés en Ukraine, la carte du restaurant à télécharger sur le téléphone portable avec le QR Code, non sans nuances paranoïaques et complotistes. Personnellement, je crois que le premier aspect est de loin le plus intéressant, précisément parce qu’il s’agit d’un défi incontournable. Je suis beaucoup plus critique à l’égard du transhumanisme en tant qu’idéologie prescriptive : il me semble une vision individualiste du monde, naïvement optimiste, qui échappe totalement à l’aspect tragique, au sens nietzschéen, de la technologie, et présente même souvent des aspects messianiques : grâce à la biotechnologie nous vivrons 500 ans, il n’y aura plus de maladies, nous aurons des super-pouvoirs etc. Je ne pense pas que ce soit la bonne façon d’aborder ces questions très importantes. De même, je ne pense pas que l’obsession pour le transhumanisme imaginé comme l’idéologie officielle d’une grande conspiration soit utile pour le débat. Suivant mon maître philosophique, Giorgio Locchi, je préfère plutôt parler de surhumanisme. Pour citer un autre Locchi, son fils Pierluigi, je dirais que le transhumanisme « correspond à la manière égalitaire d’affronter la mutation anthropologique que nous connaissons aujourd’hui, manière dont les conséquences néfastes ne peuvent être combattues que par la vision surhumaniste ». Chaque technique transforme le monde, crée des hiérarchies, realise un domination. Cette transformation, ces hiérarchies et cette domination seront d’autant plus « justes » qu’elles seront abordées en posant explicitement le problème et en faisant l’objet de décisions politiques, alors qu’elles seront d’autant plus « injustes » qu’elles seront laissé entre les mains des “experts” ou des “marchés”.

Evidemment chacun peut être libre de penser que face à l’émergence de technologies comme par exemple l’édition génomique, le choix “moral” à faire est de refuser a priori leur utilisation, à l’instar en cela du Vatican, de Jürgen Habermas, de Francis Fukuyama ou de Léon Kass. Cependant, il convient de noter que refuser une technique n’est pas moins invasif ni plus “naturel” que de l’utiliser. C’est toujours une question de décision de l’homme sur lui-même. Refuser une technique est un choix : arbitraire, risqué, aussi discutable qu’un autre. Le monde qui déciderait d’interdire les technologies considérées comme « transhumanistes » ne serait pas moins dystopique que celui dans lequel nous décidons de les utiliser : il nécessiterait une surveillance constante et une répression policière par une autorité mondiale, pour s’assurer que nulle part ou quelque « pécheur » entend à “manger le fruit défendu”. Bref, il s’agirait de faire de ce que Michel Onfray appelle « l’heuristique de la peur » (par opposition à « l’heuristique de l’audace ») une idéologie mondiale. Le même philosophe, cependant, lorsqu’il propose son « eugénisme de l’évitement », c’est-à-dire une biopolitique purement négative, visant à éliminer les maladies, les défauts génétiques, etc. mais pas à proposer un modèle positif, fait preuve d’une certaine naïveté philosophique : définir la « vie bonne » en termes négatifs signifie seulement opérer une périphrase philosophique, au terme de laquelle une décision sur l’humanité de l’homme sera de toute façon prise.

Face à ce destin, un enthousiasme naïf et romantique n’est certes pas de mise, pas plus, cependant, qu’une fermeture aprioriste et réactionnaire. La possibilité de se transformer radicalement et de transformer le monde est un fait. Face à ce fait, nos catégories doivent être reformulées, conformément à l’esprit de conquête qui a toujours caractérisé le monde européen. Le tournant radical qui se présente à nous appelle certes à la responsabilité et à la sagesse. Mais aussi au courage et à la capacité d’imaginer des futurs alternatifs. En tout cas, ceux qui ont l’ambition de penser à l’Europe de demain ne peuvent pas se permettre le luxe conservateur d’ériger des tranchées pour défendre l’homme d’hier. Ceux qui agissent ainsi ne font que laisser à nos ennemis le soin de former l’homme de demain.

Adriano Scianca

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