Le formatage par les écrans
Par Hubert Calmettes. Colloque du samedi 15 avril 2023.
Ravi de vous retrouver en ce 15 avril 2028, 5 années jour pour jour, après le Colloque de l’Iliade en 2023, quasiment sur le même thème et au même endroit.
On ne peut que saluer la constance de l’équipe dirigeante de l’Iliade qui, contre vents et marées, maintient ses colloques en présentiel… Probablement, les derniers du genre. Il n’y a guère que le Congrès annuel des cyber psychiatres, qui ne se tienne encore en présentiel.
Je ne vous cache pas que j’étais un brin stressé ce matin, partagé entre le plaisir de vous retrouver « pour de vrai » et ce format sans filet, sans les artifices que nous offre la Visio 3D pour capter votre attention.
Pour tout vous dire, afin de faire baisser la pression, j’ai eu recours aux services de Lucie, ma dernière acquisition, un androïde de chez Boston Robotics de toute dernière génération (…).
Lucie avec ses multiples interfaces AI m’a bien aidé à préparer cet exposé, elle occupe désormais une place importante dans ma vie… cette relation pour le moins étrange, me tourmente parfois.
André, mon cyber psychiatre, n’en revient pas. Il me dit : « Mais Hubert, comment diable avez-vous pu tomber là-dedans ? Vous qui aviez écrit un ouvrage en 2023 sur les cybers dépendances … C’est incroyable ! »
Aujourd’hui, je serais incapable d’écrire ce livre … Je ne parviendrais d’ailleurs même plus à le lire. André m’a rassuré sur ce point : 95 % de nos concitoyens sont désormais dans mon cas. En 2023, souvenez-vous, il se consommait en moyenne 1,5 livre par habitant chaque année… Nous en sommes à 0,2 : plus personne ne peut lire en vérité au-delà d’une punchline de deux lignes.
Le dernier commerce de livres de la capitale est devenu un bouquiniste, certes fort sympathique, La Nouvelle Librairie, qui survit peut-être encore en partie grâce à vous et à votre petit côté « old school ».
Et puis j’ai rappelé, si besoin était, à mon cyber psychiatre comment j’en étais arrivé là. L’affaire ne date pas d’hier et se révèle assez commune. Tout a commencé dans les années 60 : le poste de télévision que mes parents venaient d’acheter trônait au milieu du salon. Nous regardions dans les premiers temps des programmes à la télévision, mais très vite, nous nous sommes mis à regarder LA télévision. « Medium is message » résumait alors le philosophe canadien Marshal MacLuan et cette petite fenêtre hypnotique allait effectivement devenir le centre de notre vie.
Les programmes, tout comme les chaînes et les écrans publicitaires, se sont multipliés. Sont apparus les écrans d’ordinateur, les jeux vidéo, puis les tablettes et les smartphones. Oui, souvenez-vous, il y a cinq ans, ici même, vous tous « l’Avant-garde de la Renaissance européenne » tapotiez fébrilement sur ces petits objets pendant les pauses et même lors des conférences : 5h30 par jour en moyenne en 2023.
Le smartphone … quelle époque ! Rappelez-vous : on se réveillait avec lui, on écoutait nos morceaux de musique favoris grâce à lui, on jouait avec lui, et pas seulement au Scrabble, on travaillait, on communiquait avec notre tribu grâce à lui, on likait ou on dislikait, on achetait sur Amazon et, le soir venu, seul dans notre lit, on faisait l’amour avec lui sur l’un de ces 750 milliards de vidéogrammes téléchargés chaque année dès l’âge de 11 ans ! Déjà à l’époque, seuls 16 % des moins de 15 ans étaient épargnés par ce traitement de choc.
Faire l’amour avec 100 g de plastique, 40 g de métaux divers et 30 g de verre, pose, selon André, une vraie question d’ordre anthropologique. Vous me ferez penser à retrouver la définition précise de cet adjectif.
André, mon cyber psychiatre, voit dans cette dérive, l’origine d’une bonne partie des pathologies comportementales auxquelles nos jeunes sont confrontés aujourd’hui. Ces addictions n’ont à vrai dire jamais cessé de s’amplifier avec la généralisation du Métaverse, de l’AI et des lunettes AR-VR. Le directeur général de la CIA avait déjà alerté, dès 2021, l’Occident sur ce fléau dans l’indifférence générale : un jeune de 18 à 25 ans sur 5, présentait déjà à l’époque des symptômes de dépression. Plus récemment, dans le cadre du congrès des cyber psychiatres de Saint Moritz, celui-ci est intervenu en visio, depuis son quartier général européen à Kiev, pour souligner que l’emballement du nombre de suicides chez les ados et des pathologies cérébrales de type schizophrénie et troubles attentionnels, étaient la problématique majeure à laquelle l’humanité se trouvait désormais confrontée.
Pourtant, Meta Pfizer veille. André est un cyber psychiatre agréé Meta Pfizer, du haut de gamme ! L’alliance magique du chimique et du numérique. Lors de son dernier congrès, ces spécialistes faisaient le constat que l’ère des tranquillisants instaurait la société de la tranquillité… Drôle d’époque tout de même…
Cela dit, mes amis, n’ayez crainte, votre serviteur est resté rebelle : 15 minutes par jour, sous mes lunettes AR/VR, je mets mon palpitant à rude épreuve et me connecte sur l’appli Meta Rébellion. Pendant 15 minutes, mon avatar défonce le Système, Davos, le G-20, Wall Street et les derniers notables à la mode. Cette appli est géniale. Je l’ai téléchargée l’an dernier, c’était, je m’en souviens, le jour des élections présidentielles, je venais de me connecter pour le vote électronique, quand soudain un pop-up, une publicité de Meta Rébellion, a surgi sur le verre de mes lunettes. J’ai cliqué et en fait je suis resté toute la journée sur l’appli. J’en ai même oublié de voter !
Grâce aux néo-neuroleptiques et aux bêtabloquants de dernière génération, j’ai pu vibrer au max et résister physiquement et mentalement à l’intensité du programme.
André s’est résigné à un monde sous monitoring et sous médicaments. Il m’a d’ailleurs un jour interpellé de façon un rien provocatrice : « Bien sûr, notre jeunesse se suicide un peu plus mais nous avons considérablement gagné en sérénité, mon cher Hubert, nous sommes bien loin de cette période, où vous partiez en guerre contre l’immigration, le prosélytisme LGBT, le woke, ancêtre de nos philosophies des tolérances. » Il faut dire qu’André se montrait toujours critique sur mes positions. Il m’expliqua alors la raison pour laquelle nous avions ainsi tous tempéré nos discours, nos opinions, nos comportements. Les environnements 3 publicitaires et médiatiques métissés et asexués dans lesquels nous avions évolué ces dernières années avaient colonisé notre imaginaire, désactivé nos résistances et modifié notre vision du monde : lorsqu’une image, une personne ou une situation est subliminalement associée dans votre cerveau à une charge émotionnelle, à l’idée de plaisir ou à la consommation, votre regard sur cette personne ou cette situation, quel que soit votre appartenance, s’en trouvera profondément modifié. L’affaire ne serait donc plus rationnelle ou idéologique, mais quasi hormonale… Dopamine, Endorphine, Adrénaline ont pris le pouvoir … Fascinant n’est-ce pas ?
Je vais donc passer la parole à Lucie, mon androïde préféré. J’allais oublier, Lucie m’a demandé qui vous étiez au juste, des détails sur vos profils car elle souhaitait agrémenter cette intervention d’un mix musical et visuel, véritable synthèse psycho-sensorielle, pour optimiser l’impact. J’ai dû lui expliquer que nous demeurions, coûte que coûte, sur un format vintage.
Voici donc le produit de sa réflexion, ni woke, ni fasciste, mais audible pour ce public :
« Le terme “formatage des esprits par les écrans” décrit la manière dont la consommation excessive de médias numériques peut influencer les opinions et les comportements des individus. Les algorithmes utilisés par les plateformes en ligne peuvent favoriser certains types de contenu et orienter les utilisateurs vers des points de vue particuliers, ce qui peut avoir un impact sur leur perception de la réalité… Il est donc important d’être conscient de ces influences et de développer une pensée critique pour éviter d’être influencé de manière négative ou addictive.
Les neurosciences confirment que les écrans peuvent avoir un impact sur le cerveau et la manière dont nous percevons le monde. Les études montrent que la consommation excessive de médias numériques peut réduire la capacité de l’individu à se concentrer et à se souvenir des informations, ce qui peut nuire à sa capacité à développer une pensée critique.
Dès 2021, une étude Nielsen révélait que les Américains passaient en moyenne 13h10 par jour devant les écrans (9h11 pour les ados).
Les enfants de moins de 8 ans passaient en moyenne 2 heures et 19 minutes par jour devant les écrans. Cette exposition a presque doublé de nos jours malgré les recommandations des Autorités de Santé.
Dès cette époque, les études ont montré une corrélation entre l’utilisation excessive des écrans et l’apparition de certains problèmes de santé mentale chez les jeunes.
- Une étude a montré que les jeunes qui passent plus de 3 heures par jour sur les réseaux sociaux ont un risque accru de dépression.
- La comparaison constante à d’autres personnes sur les réseaux sociaux peut entraîner une baisse de l’estime de soi chez les jeunes.
- La réalité virtuelle peut entraîner une dépendance accrue aux médias en raison de son caractère immersif et une perte de conscience du temps réel.
- La réalité virtuelle peut causer des maux de tête et des troubles de la vision en raison de la façon dont le cerveau traite les images en 3D. 4
- La difficulté à distinguer le réel et le virtuel peut être un symptôme de troubles psychotiques tels que la schizophrénie chez certains individus.
- L’exposition excessive et immersive à des images classées X peut affecter négativement la confiance en soi, en particulier chez les jeunes qui sont encore en train de développer leur identité et leur corps.
Les parents et les éducateurs peuvent à cet égard jouer un rôle clé pour prévenir des effets potentiels sur la santé mentale de l’exposition excessive à des contenus inappropriés, en effet :
- La réalité virtuelle peut accroître la distraction et la difficulté à se concentrer sur les tâches quotidiennes. Dans 60 % des cas, ces troubles perdureront à l’âge adulte.
- Certaines personnes peuvent devenir dépendantes de la réalité virtuelle et développer des comportements compulsifs.
- L’exposition à des situations effrayantes en réalité virtuelle peut entraîner le développement de phobies.
- La réalité virtuelle peut être utilisée pour développer des comportements alimentaires inappropriés et démesurés.
Une utilisation excessive d’écrans peut limiter les interactions sociales réelles et affecter les relations interpersonnelles.
Les propriétaires des médias, maîtres des écrans, disposent d’un grand pouvoir pour influencer les opinions et les perceptions des gens, leurs croyances et leurs comportements.
Les médias sont soumis à la loi du marché et aux impératifs des actionnaires. Aucun média n’est indépendant (même Médiapart est encore détenu à hauteur de 30 % par le groupe de Xavier Niel), ceci peut influencer la variété des perspectives et des informations disponibles. Les médias cherchent donc à maximiser les profits, ce qui peut les amener à privilégier une perspective favorable à leurs intérêts commerciaux et leurs liens avec le pouvoir.
Les médias peuvent donc avoir un parti pris sur ce qui est considéré comme acceptable ou convenable de dire ou de couvrir. Il est important de maintenir une variété dans les sources d’information et de ne pas se limiter à une seule perspective pour obtenir une image complète et équilibrée de la réalité.
L’encouragement à la lecture et au débat d’idées peut être un moyen important de renforcer le sens critique chez les citoyens. Il est important de poursuivre ces activités pour renforcer la capacité des citoyens à faire des choix informés et éclairés. »
À défaut de pouvoir utiliser sa voix la plus galvanisante, Lucie conclut en lettres capitales que je vais essayer de vous lire :
« L’implication des humains sur la multiplication des sources d’information est donc un sujet central pour rester libre et critique pour contenir et contrôler les pollutions mentales. Il serait donc souhaitable que se développent à l’avenir de nouveaux métiers : stratèges de contenus ; rédacteurs web ; journalistes ; réalisateurs ; AI Managers ; neuroscientifiques ; analystes de données ; créatifs ; web designers ; concepteurs rédacteurs nourris d’une vision du monde 5 ancrée sur le réel… À défaut de cet équilibre essentiel pour sa vitalité et pour sa santé mentale et si, comme cela semble être le cas, les écrans éteignent l’humanité, il serait légitime de se demander si l’humanité n’a pas intérêt à éteindre les écrans… »
Lucie m’indique que cette problématique est une question d’ordre anthropologique.
Vous me ferez penser à retrouver la définition exacte de cet adjectif. Je vous remercie pour votre éphémère mais précieuse attention.
Hubert Calmettes
NB :
– Le texte de Lucie est volontairement un mix de ChatGPT et d’éléments produits par l’auteur
– AR/VR : Augmented Reality / Virtual Reality
– AI : Artificial Intelligence.
Notes
- Du même auteur aux Éditions de La Nouvelle Librairie (Collection « Dans l’Arène ») : Le marketing de la dissidence.
- Cette intervention est à retrouver au format audio sur SoundCloud.
- Actes du colloque 2023, Hors-série Livr’Arbitres, 116 pages, 12 euros