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Pierre le Grand, fondateur de la Russie moderne (1672-1725)

Inquiétant, génial et féroce, il fonde Saint-Pétersbourg pour ouvrir la Russie sur l’Europe. Avec lui, commence le conflit jamais éteint du slavophilisme et de l’occidentalisme.

Pierre le Grand, fondateur de la Russie moderne (1672-1725)

« C’était un fort grand homme, très bien fait, assez maigre, le visage assez de forme ronde […] le regard majestueux et gracieux quand il y prenait garde, sinon sévère et farouche, avec un tic qui ne revenait pas souvent, mais qui lui démontait les yeux et toute sa physionomie, et qui donnait de la frayeur. Cela durait un moment, avec un regard égaré et terrible… ». Sous la plume de Saint-Simon comme dans l’histoire de son règne tumultueux, c’est sous les traits d’un être bifrons, tel Janus, que Pierre 1er apparaît.

Le vernis de la civilisation n’y résiste pas longtemps à la démesure et à une certaine folie, que d’aucuns qualifieront de slaves, qu’incarne ce géant de deux mètres. Figure incontournable de l’histoire russe, ce tsar plein de contradictions a quelque chose du despote éclairé réformiste : envers et contre tous, il a voulu ouvrir une « fenêtre sur l’Occident » pour combler le retard pris par son pays sur l’Europe. Mais c’est à coup de knout qu’il a imposé ses vues au mépris total des souffrances endurées par son peuple, ce qui n’a pas manqué en retour de perpétuer l’image d’une Russie encore barbare, régie par des pratiques cruelles. C’est pourtant bien lui qui, non content d’avoir fait du tsar jusqu’alors hiératique un souverain résolument moderne, aura su élargir les horizons de la Russie.

Grandir dans la violence

Né en 1672, Pierre connaît une enfance tumultueuse, car il n’est que le fils d’un second lit de son père Alexis 1er. Aussi, à la mort du tsar en 1676, la couronne revient à l’aîné du défunt, Fédor, un adolescent malade sous l’emprise de sa sœur Sophie. La tsarevna a tôt fait de reléguer Pierre et sa mère loin du Kremlin, dans la petite localité voisine de Préobrajenskoïe. Mais lorsque le trône est de nouveau vacant en 1682, c’est lui qui est cette fois choisi, au détriment du tout aussi jeune mais valétudinaire Ivan, un autre frère de Sophie. Pour ne pas se laisser ainsi écarter du pouvoir, cette dernière rallie à sa cause les redoutables strelitz, les archers de la garde personnelle du tsar. L’insurrection qui éclate alors en mai 1682 est terrible : les soldats s’en prennent à la famille de Pierre et son oncle est même livré en pâture à une foule déchaînée. Force est alors d’accepter une régence de Sophie, au nom des deux jeunes garçons, Ivan gardant un droit de préséance sur Pierre, renvoyé sur le champ dans sa campagne moscovite.

C’est là qu’il va grandir, éloigné de la cour, et développer une passion sans borne pour la chose militaire. Laissé à lui-même, il s’occupe en jouant à la guerre avec les enfants de son âge, qui avec le temps vont bientôt constituer de véritables bataillons de joyeux drilles, les potéchy, les « amuseurs ». Pour donner plus de réalité à ses simulacres de batailles, Pierre n’hésite pas à chercher des instructeurs pour ses troupes dans le faubourg allemand, le quartier où se regroupaient les étrangers vivant en Russie. Les choses vont si loin que Sophie décide même de mettre un terme radical aux agissements de celui qui reste une menace : mais l’échec des strelitz envoyés à cette occasion permet à Pierre de se débarrasser de façon fort opportune de sa demi-sœur, enfermée dans un couvent, et de rentrer à Moscou en octobre 1689.

Jusqu’en 1694, c’est sa mère qui s’occupe des affaires courantes du pays, Pierre continuant de s’amuser à l’excès dans ses jeux guerriers ou ses plaisirs d’ivrogne. Il n’en élabore pas moins des plans audacieux pour l’avenir de la Russie. Navré de ne lui connaître qu’un seul et unique port, Arkhangelsk, il se persuade que seuls des débouchés maritimes permettront à son pays de « briser le carcan qui l’étouffe ». C’est vers la Mer noire qu’il porte d’abord son regard : aussi, de façon quelque peu inconsidérée, déclare-t-il la guerre à la Turquie en 1695. Le siège d’Azov est un échec cinglant et il met toute son énergie dans la construction d’une flotte, à laquelle il participe lui-même en se mêlant aux ouvriers, pour enlever la ville l’été suivant. Quant aux nobles, ils sont mis à contribution en envoyant leurs enfants à l’étranger apprendre l’art de navigation.

Apprendre de l’Occident

Pierre, devenu seul maître de la Russie depuis la mort d’Ivan en 1696, a compris qu’il lui fallait encore apprendre beaucoup de l’Occident avant de pouvoir se lancer dans ses projets ambitieux de réforme du pays. Après avoir violemment réprimé une nouvelle révolte des streltzy, il entame un long voyage en Europe en mars 1697, une décision qui est perçue comme une trahison pour les tenants de la tradition slave : aucun tsar n’avait depuis le XIe siècle quitté le territoire de la Sainte Russie. Ce n’est pourtant pas sous le coup de leurs critiques que Pierre feint d’être absent de cette « grande ambassade » : s’il s’y cache sous le nom de Pierre Mikhaïlov, c’est pour mieux observer les mœurs, les coutumes, les techniques en usage chez ses voisins. Peut-être aussi afin de pouvoir, sous le couvert de l’anonymat, multiplier les écarts de conduite habituels chez cet homme dont les beuveries légendaires et un certain goût pour les bouffonneries choquaient bien souvent les esprits de ses sujets.

Il visite ainsi Königsberg, où il se fait artilleur et obtient avec fierté un diplôme de bombardier ; Amsterdam où il endosse l’habit de charpentier ; l’Angleterre, dont il arpente les chantiers navals… Il se vantera plus tard d’être initié à la pratique de quatorze métiers. Insatiable, il note tout ce qui peut lui permettre, une fois rentré, de combler le retard technique de la Russie, et cet inventaire – hâtif – des connaissances de l’Occident semble ne devoir jamais prendre fin. Il doit néanmoins rejoindre précipitamment Moscou : une nouvelle révolte de strelitz y met à mal son autorité. Ce sera la dernière car, même si la rébellion est déjà matée à son retour, en août 1698, la répression sera d’une cruauté sans nom. Les régiments fautifs sont dissous, des milliers d’insurgés sont torturés et exécutés. Pierre ordonnera que leurs corps décapités restent exposés plusieurs mois sur place.

Contrôler la Baltique

Pierre a profité de son voyage pour parfaire son nouveau projet d’expansion, en se tournant cette fois vers l’horizon septentrional de la Russie : la Baltique, dont les rivages sont aux mains de la Suède, qu’il compte attaquer avec le soutien de la Pologne et du Danemark. Commence alors la grande Guerre du Nord qui allait durer près de 20 ans. En plus de l’inefficacité de ses alliés, le tsar doit faire face à des débuts difficiles : il est humilié par la terrible défaite imposée par les 8 000 Suédois aguerris de Charles XII à ses quarante mille soldats, à Narva. Pendant près de dix ans, une lutte fort indécise s’engage entre les deux hommes : si Pierre parvient à s’emparer de l’embouchure de la Neva, Charles installe un roi à sa solde sur le trône de Pologne, pénètre en Russie, ravage l’Ukraine, où il soutient les menées sécessionnistes des cosaques de Mazeppa. Il faut attendre 1709 pour voir les Russes remporter une victoire sans appel sur leurs adversaires, à Poltava, et rétablir par la suite Auguste III sur le trône de Pologne.

Charles XII s’étant réfugié chez les Turcs, Pierre peut prendre le temps de se consacrer à la concrétisation d’un projet démesuré : l’édification dans les marais boueux de la Neva, l’une des régions les plus inhospitalières qui soient, d’une ville, Saint-Pétersbourg, qu’il imagine, telle Amsterdam, construite sur des pilotis et traversée de canaux. Dès 1704, chaque province de Russie est tenue de fournir 40 000 ouvriers par an pour servir le rêve du tsar…. Un rêve meurtrier. C’est par milliers que les hommes, confrontés au froid, aux inondations, aux incendies, mourront sur ce chantier titanesque.

Mais rien ne peut arrêter le volontarisme de Pierre qui s’investit follement dans cette nouvelle aventure. Tout y est strictement réglé à l’avance, depuis l’emplacement des demeures jusqu’aux façades mêmes des maisons, en fonction de la qualité sociale de ceux qui, contraints et forcés, devront quitter Moscou pour y résider. La cité sera choisie comme nouvelle capitale en 1713, au détriment de Moscou que Pierre percevait comme un symbole d’obscurantisme.

Achever l’expansion territoriale

Le chantier de Saint-Pétersbourg n’empêche pas le tsar de conserver les yeux braqués sur la Turquie et sur la Suède. Mais une nouvelle tentative, aussi brouillonne que la première d’ailleurs, contre La Porte, échoue. Lors du traité de Pruth, il doit rendre Azov et laisser Charles XII regagner la Suède. Il cherche alors à débaucher la France pour reprendre la lutte contre cet éternel adversaire. Il se rend donc à Paris en mai 1717, où il laissera un souvenir mémorable, aussi bien du fait de son total mépris des usages et de son irrévérence dans une société fort policée, que de son énergie débordante qui lui fera visiter l’Observatoire, le Louvre, le Jardin des Plantes, Versailles, les Invalides, les manufactures… Mais il ne parviendra pas à détacher la France de ses alliances traditionnelles.

Peu importe, Pierre achèvera seule l’expansion territoriale. Il s’est doté pour cela d’un outil militaire extraordinaire et proprement inédit en Russie : au prix d’une fiscalité écrasante, il parvient à constituer une armée permanente forte de 200 000 hommes. En 1718, Charles XII meurt et sa sœur est bientôt contrainte de traiter avec lui : lors du traité de Nystadt en 1721, il acquiert ainsi la Livonie, l’Ingrie, l’Estonie, une partie de la Carélie… Bref, la Russie devient la première puissance de l’Europe du Nord, une réussite que vient sanctionner, dès l’année suivante, l’octroi par le Sénat russe du titre impérial à Pierre, qui devient ainsi « empereur de toutes les Russies ».

Cette victoire vient compenser les misères familiales et l’avanie publique causées par son fils dans les années précédentes. Issu de son premier mariage avec Eudoxie, répudiée et enfermée dans un couvent en 1699, le tsarévitch Alexis est l’antithèse de son père : imperméable à la gloire de l’uniforme, hostile aux réformes, très attaché à la tradition orthodoxe, il déteste visiblement un père dont il n’a pas hérité le caractère énergique. S’il semble bien incapable de s’opposer à son géniteur, sa faible personne cristallise les mécontentements suscités par les bouleversements initiés par Pierre. Craignant son père, Alexis s’enfuit et se lance dans une aventure rocambolesque et fatale. Il se réfugie à Vienne, puis en Italie, d’où il finit par rentrer, convaincu par des émissaires de son père que son pardon lui était accordé. A peine arrivé à Moscou, il se voit solennellement écarté de la succession et jeté en prison. Sous la torture, il finit par avouer des crimes vraisemblablement imaginaires, avant d’être tué dans son cachot le 26 juin 1718.

Arracher la Russie à l’Asie et l’arrimer à l’Europe

Pierre 1er consacre les années qui suivent à la transformation de la société russe qu’il bouleverse de fond en comble. Il s’attaque à toutes les institutions susceptibles de s’opposer à sa domination. Loin de vouloir assouplir son pouvoir autocrate, il cherche au contraire à le renforcer par des moyens perfectionnés. Un sénat, tenu en lisière par un représentant du tsar, remplace l’antique Douma des boyards. L’administration est confiée à des organes collectifs et non plus aux traditionnels prikazes, et une nouvelle division de l’empire est mise en œuvre. Pierre met la noblesse au service de l’Etat (et inversement le service de l’Etat pourra désormais anoblir les roturiers méritants) dont il hiérarchise strictement les postes dans la Table des rangs (1722). Quant au clergé, il accroît la surveillance sur les monastères et leurs biens, tout en réduisant à néant les velléités du Patriarcat de s’imposer comme une autorité rivale en Russie. A la mort du patriarche en 1700, Pierre se garde bien de lui désigner un successeur. Il le remplacera par le Saint Synode, un conseil de prélats nommés par ses soins et contrôlés de surcroît par un fonctionnaire laïque pourvu d’un droit de veto.

Mais c’est surtout dans le domaine culturel que les réformes de Pierre sont les plus spectaculaires, car elles s’attaquent à l’identité coutumière du peuple russe : obligation pour les boyards de se raser la barbe, symbole à ses yeux de « l’obscur passé d’un peuple qu’il veut tirer vers la lumière de l’Occident », obligation de porter l’habit « allemand ou hongrois ». Les femmes de la bonne société sont sorties des térems, sortes de gynécées où elles étaient jusque là confinées, pour tenir salon, à l’européenne. Il s’attaque également au calendrier traditionnel, s’attirant là les foudres des Vieux-Croyants bientôt convaincus que « la Bible annonçant que l’Antéchrist changera le temps, Pierre 1er est donc l’Antéchrist ». Le plus souvent, ces mesures sont prises dans la précipitation : ainsi dans le domaine de l’éducation, il veut doter son pays de prestigieuses académies, sans se soucier au préalable de créer une solide instruction primaire et secondaire. Les classes de ces établissements, toujours tributaires des professeurs étrangers, resteront longtemps vides d’élèves.

Laisser un fossé se creuser…

Usé par une vie d’excès, Pierre 1er meurt le 28 janvier 1725 à 53 ans, sans désigner de successeur. C’est donc son épouse, Catherine, qui prend le pouvoir. On retrouve encore dans l’extraordinaire promotion de cette femme, une ancienne fille à soldats devenue impératrice, ce « bizarre mélange de bouffonnerie et de sérieux, de débridement et d’application » qui, selon le mot d’Henri Troyat, caractérise l’ensemble de son règne. Certes, Pierre a considérablement reculé les frontières de son empire et entrepris l’exploitation de ses richesses. Profitant du déclin de la Suède et de la Turquie, il a fait une entrée remarquée sur la scène européenne du XVIIIe siècle.

Mais la nouvelle Russie qu’avec frénésie il a voulu façonner de ses mains semble fragile. Le fossé ne cesse de s’y creuser entre une petite classe dirigeante européanisée et l’immense majorité d’un peuple fidèle à la tradition de ses pères. Il a néanmoins posé d’importants jalons, ceux-là mêmes qui ne devait pas cesser d’interpeller les Russes par la suite : quelle attitude le monde slave devait-il adopter vis-à-vis de l’Occident ? Une hésitation qui allait se traduire, au hasard des règnes, par la déchéance ou la promotion de Saint-Pétersbourg l’européenne ou de Moscou l’orthodoxe au rang de capitale de l’empire.

Emma Demeester

Bibliographie

  • Henri Troyat, Pierre le Grand, Flammarion, Paris, 1979.
  • Thierry Sarment, Pierre le Grand. La Russie et le monde, Perrin, Paris, 2020.

Chronologie

  • 1672 : Naissance de Pierre, fils du tsar Alexis 1er.
  • 1682 : Les strelitz imposent la régence de Sophie.
  • 1694 : Début du règne personnel de Pierre.
  • 1699 : Début de la guerre contre la Suède de Charles XII.
  • 1703 : Début de la construction de Saint-Pétersbourg.
  • 1718 : Assassinat du tsarévitch Alexis.
  • 1721 : La paix de Nystadt avec la Suède consacre les conquêtes russes.
  • 1725 : Mort de Pierre 1er. Catherine 1ère lui succède.

Photo : Pierre Le Grand (détail) par Paul Delaroche (1838), coll. Kunsthalle, Hambourg. Domaine public.

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