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Ukraine : une histoire en questions, de Iaroslav Lebedynsky

Qu’est-ce que l’Ukraine ? De la préhistoire à nos jours, Iaroslav Lebedynsky répond à cette question en abordant l’histoire de cette nation souvent méconnue, voire niée dans son existence même.

Ukraine : une histoire en questions, de Iaroslav Lebedynsky

Iaroslav Lebedynsky, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) de Paris, est considéré comme la référence française de l’histoire ukrainienne. En plus de nombreux livres consacrés à ce sujet (Histoire des Cosaques, 1995 ; Skoropadsky et l’édification de l’État ukrainien, 2010 ; Les États ukrainiens 1917-1922, 2015), il est également l’auteur d’ouvrages remarqués consacrés aux Indo-européens (Les Indo-Européens, 2014), ainsi que sur les Scythes, les Sarmates et les Alains (Scythes, Sarmates et Slaves, 2009 ; Sarmates et Alains face à Rome, 2010). « Ukraine : une histoire en questions », initialement paru en 2008, a été le sujet d’une deuxième édition réactualisée en 2019 pour prendre en compte les évènements récents survenus en Ukraine.

« Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ». La maxime orwellienne résume parfaitement le problème historiographique ukrainien. L’histoire ukrainienne est en effet un enjeu disputé tant par l’État russe que par l’État ukrainien et est source de tensions d’autant plus importantes que les deux pays sont en guerre.

Historiquement, ce sont d’abord les historiens russes qui écrivirent l’histoire de l’Ukraine, tant durant la période tsariste que soviétique. Ce qui ne fut pas sans conséquence, d’autant plus que les historiens russes actuels sont les héritiers de ceux-ci. D’autre part, l’histoire ukrainienne fut fort peu étudiée hors d’Europe orientale (de surcroît en France, à l’exception de chercheurs tels que Daniel Beauvois) et, conséquemment, les historiens du reste du monde allèrent souvent consulter les ouvrages et sources russes lorsqu’il s’agissait d’aborder celle-ci.

Le présent ouvrage a ainsi pour but de redonner sa place à l’historiographie ukrainienne et de revenir sur les affirmations et prétentions russes concernant l’Ukraine. Comme pour mieux répondre à ces affirmations, Iaroslav Lebedynsky se livre au travers de cet écrit à une analyse chronologique de l’histoire ukrainienne sous la forme de questions/réponses, abordant également les thématiques relatives à la géographie, la culture, la langue et l’identité ukrainiennes.

Lebedynsky y aborde l’étymologie du nom « Ukraine » (Question 1), les frontières actuelles  de l’Ukraine (Q3), la langue ukrainienne (Q6), la protohistoire ukrainienne (Q12-32), la Rous de Kiev (Q33-48), la domination lituanienne (Q54-57) puis polono-lituanienne (Q59-67), la période cosaque (Q58-82), l’origine de l’appellation de « Petite-Russie » (Q69), la domination russe (Q77-94), la première indépendance de 1918-1921 (Q96-110) puis la domination soviétique (Q111-130) jusqu’à la seconde indépendance de 1991 (Q131-136). Sont également traitées les questions de l’holodomor (Q114-115) et de l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale (Q122).

L’auteur insiste sur ce point tout au long de l’ouvrage. Si l’Ukraine et la Russie peuvent présenter des similitudes, au même titre que la France et l’Italie, elles n’en constituent pas moins des pays différents à l’instar de ces dernières, tant du point de vue historique, linguistique, culturel que politique.

Les langues russes et ukrainiennes sont par exemple distinctes depuis la fin de l’époque médiévale. La proximité entre ces deux langues est similaire à celle existant par exemple entre l’espagnol et le portugais. Par certains points, l’ukrainien est même plus proche du polonais, du tchèque et du slovaque que du russe (Q6). La question linguistique est encore à ce jour le sujet de vives querelles concernant l’Ukraine. En effet, il est communément admis que l’Ukraine serait coupée en une partie ouest ukrainophone et une partie est et sud russophone. Or, si cela est relativement vrai du point de vue de la pratique quotidienne, cela est faux du point de vue de la capacité à parler ces deux langues. Ainsi à l’ouest, la quasi-totalité des ukrainophones sont également russophones, mais dans le reste du pays dit russophone, le taux d’ukrainophonie ne chute pas à 0% une fois franchi le Dniepr. On observe plutôt un gradient d’ukrainophonie du centre du pays vers le sud et l’est. Et de fait, le taux d’ukrainophonie ne chute sous les 50% que pour quatre oblasts, ceux d’Odessa (46.3%), de Louhansk (30%), de Donetsk (24.1%) et de Crimée (10%)*.

Cela donne une image très différente de celle d’une Ukraine coupée en deux, habitée par deux peuples ne pouvant communiquer l’un avec l’autre. L’auteur insiste enfin sur l’origine du russe en Ukraine, fruit de politiques de russification menées tant par le pouvoir tsariste que soviétique et accompagnées de restrictions juridiques à l’encontre de la langue ukrainienne (Q88, 89, 114, 126, 127) et qu’illustre parfaitement le passage suivant : « Durant l’été 1863, le ministre de l’Intérieur Valouïev prit une circulaire interdisant l’édition en ukrainien de livres pour les écoles et le public populaire ; elle contenait cette phrase : « Il n’y a jamais eu, il n’y a pas et il ne peut y avoir aucune langue ukrainienne» » (Q88). Une russification qui se fit également au travers du remplacement des populations est-ukrainiennes par des populations russes.

De même, les traditions politiques sont radicalement différentes entre les deux pays. La tradition ukrainienne en matière politique s’est développée dans le cadre des États de Lituanie et de Pologne, qui sont à l’époque de leur domination du pays des monarchies aristocratiques avec des assemblées nobiliaires exprimant une recherche d’équilibre des pouvoirs. Tradition politique ukrainienne qui trouvera sa première expression dans le phénomène cosaque ukrainien, constituant un modèle de démocratie guerrière et un modèle électif où les chefs peuvent être révoqués. Modèle qui aboutira à une « constitution » en 1710, témoignant des aspirations cosaques à une monarchie élective parlementaire de type polonais ainsi que d’un fort sentiment patriotique ukrainien. Le système russe est quant à lui une autocratie absolue et patrimoniale où le souverain ne rend de comptes à personne si ce n’est à Dieu. L’approche du pouvoir, héritée des époques précédentes, est donc encore aujourd’hui très différente entre les deux pays.

Concernant les prétentions russes sur l’héritage de la Rous de Kiev, abusivement appelée « Russie de Kiev » par les historiens russes et le pouvoir russe (Q33), Iaroslav Lebedynsky rappelle que les populations de l’État kiévien étaient les ancêtres du point de vue ethnique, linguistique et culturel tant des populations russes, biélorussiennes qu’ukrainiennes actuelles.  Les populations de la Rous de Kiev n’étaient pas plus russes qu’ukrainiennes. Elles étaient constituées d’un ensemble de tribus préfigurant ce qu’allaient devenir les futures populations ukrainiennes, russes et biélorussiennes. Quant à la question de la continuité historique, l’auteur la juge aussi forte du côté russe que du côté ukrainien ou biélorussien (parfois même plus forte du point de vue juridique et civilisationnel concernant l’Ukraine).

Reste la question de la légitimité de l’État ukrainien. Le pouvoir russe actuel considère l’État ukrainien comme une création de Lénine n’ayant aucune légitimité malgré son indépendance votée par le parlement ukrainien et approuvée par référendum en 1991 à une très large majorité par l’ensemble du peuple ukrainien (à l’ouest comme à l’est). L’auteur rappelle que les frontières de la RSS d’Ukraine, dont a hérité l’État ukrainien actuel, correspondent à l’aire ethnographique ukrainienne (Q3) avec de notables exceptions (Crimée ukrainienne majoritairement peuplée de Russes depuis la déportation des Tatars en 1944 et Kouban russe majoritairement peuplé d’Ukrainiens aujourd’hui majoritairement russifiés). L’un des premiers actes du parlement ukrainien après ce référendum fut d’ailleurs de constater la nullité du traité fondateur de l’Union soviétique de 1922 (Q129), situant de facto l’Ukraine actuelle dans la continuité de l’Ukraine indépendante de 1918-1921.

Iaroslav Lebedynsky démontre ainsi que la réalité de la nation ukrainienne et la volonté de sa population de constituer un État indépendant sont réelles et anciennes. Celles-ci se fondent tant sur des critères objectifs (tels que la langue, la culture, la tradition politique et faisant de l’Ukraine « une identité enracinée sur un territoire » selon les mots de l’auteur) donnant un caractère distinct à la population ukrainienne que sur l’émergence d’une conscience protonationale dès la période cosaque (XVII-XVIIIe siècle) puis d’une véritable conscience nationale à partir du XIXe siècle.

Il convient enfin de replacer cet ouvrage dans la perspective la plus large possible. En effet, toute analyse géopolitique d’une région du monde ne peut faire l’économie d’une analyse au préalable des réalités historiques, géographiques, économiques, sociales, linguistiques, culturelles, c’est-à-dire des réalités constitutives de ladite région du monde. La croyance en une unité fondamentale entre Russes et Ukrainiens, en l’illégitimité historique de l’État ukrainien, en une langue ukrainienne vue comme un patois du russe, en une Rous de Kiev vue comme une première Russie appelée « Russie de Kiev », en une russophonie assimilable à une russophilie qui serait largement partagée par les populations ukrainiennes à l’est du Dniepr ne peuvent donner qu’une image faussée de l’Ukraine et des Ukrainiens. Si pour le simple quidam, une telle ignorance est (presque) sans conséquence, il n’en va pas de même pour les décideurs de premier plan. L’impréparation de l’armée russe, assurée par le pouvoir politique et militaire d’être accueillie en « libératrice » par la population ukrainienne en fut une illustration éclatante. Comme l’analysait l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, peu suspecte de « russophobie »,  la logique de Vladimir Poutine réside entre autres dans « la négation d’un certain nombre de réalités ». Ainsi, le président russe aura livré la guerre à l’Ukraine en étant « convaincu que [celle-ci] n’existait pas ». Et de conclure que cela n’est pas la marque d’une quelconque forme de folie, mais bien d’une « éducation affaiblie ».

Gwendal Crom

Iaroslav Lebedynsky, Ukraine : une histoire en questions, Seconde édition, L’Harmattan, 2019, 302 pages