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Philippe IV le Bel (1285-1314) : éloge du politique

Derrière le halo mystérieux et romanesque qui dénature trop souvent la réalité de son règne, surgit la figure d’un roi « de marbre comme de fer », moderne, qui s’acharna envers et contre tous à assurer l’indépendance et la grandeur du royaume de France.

Philippe IV le Bel (1285-1314) : éloge du politique

Figure tragique et ambiguë que celle de Philippe le Bel. Symbole de la souveraineté nationale face au pouvoir de l’or et des papes. Symbole aussi de l’absolutisme naissant et de l’étranglement des libertés féodales. Aucune victoire éclatante ne vient illuminer du prestige des armes le règne de ce monarque qui parut peu sur les champs de bataille : « Il n’est pas concevable que le prince supporte les aléas et les dangers de la fortune », avançait-on dans son entourage. On le disait fort pieux comme son grand-père Louis IX, à qui il vouait une admiration sans borne, mais aucune chronique ne permet de connaître réellement le caractère de ce personnage énigmatique.

Bien moins servi que ses glorieux aïeux par l’imaginaire collectif, il reste le souverain des légistes, imbus de la confiance inébranlable de leur maître, qui défendirent son autorité avec âpreté, allant pour cela jusqu’à s’en prendre physiquement à la personne du souverain pontife. Il est le monarque « faux monnayeur » qui, pour remplir son trésor, n’eût de cesse de manipuler la monnaie et d’imposer ses sujets au risque d’entamer la prospérité du royaume. Hostile aux Templiers, il les condamna au bûcher. Il est le fameux « roi maudit », par qui le malheur arriva sur la dynastie capétienne que sa politique mena au bord de l’extinction.

Son personnage a ainsi fait le bonheur des amoureux d’un Moyen Age d’ombre plus que de lumière, fait de conspirations, de trahisons, de secrets d’alcôves, d’anathèmes, de bûchers et de trésors cachés… Pourtant, derrière le halo mystérieux et romanesque qui dénature trop souvent la réalité de son règne, surgit la figure d’un roi « de marbre comme de fer », moderne, qui s’acharna envers et contre tous à assurer l’indépendance et la grandeur du royaume de France, alors au sommet de sa puissance.

Les débuts guerriers du règne

Philippe IV monte sur le trône en 1285, à la mort de Philippe III le Hardi. D’une force qui étonne ceux qui l’approchent, ce beau jeune homme féru de chasse est, à 17 ans, déjà marié à Jeanne de Navarre et très tôt confronté aux impératifs politiques. Son père s’était lancé de façon quelque peu hasardeuse dans la conquête de l’Aragon, dont il souhaitait doter Charles de Valois. C’est en effet au détriment de ce dernier que Pierre III d’Aragon s’était emparé de la Sicile en 1280, ce qui lui avait valu d’être excommunié et dépouillé de toutes ses possessions par le pape. Le jeune prince parvient à dégager la France de cet imbroglio méditerranéen et finit par imposer la paix à son oncle, Alphonse III d’Aragon, en 1291. Quant à Charles de Valois, il renonce à ses prétentions en échange du Maine et de l’Anjou, ancien apanage de la maison de Naples.

Philippe IV le Bel a ainsi les mains libres pour mener une politique bien plus réaliste, visant deux régions prospères et stratégiques, aux frontières du royaume : la Guyenne et la Flandre. En dépit de relations fort courtoises entre Philippe et Édouard 1er d’Angleterre, qui lui prête hommage pour ses possessions aquitaines, la dégradation des relations entre les marins normands et gascons qui s’opposent parfois dans de véritables batailles navales, conduit le roi à convoquer son vassal. Ce dernier refuse de venir : à partir de 1294, la Guyenne est alors occupée. Édouard y reprend pied mais, déjà engagé en Écosse où William Wallace mène la rébellion, il préfère ouvrir un autre front contre Philippe, en détachant le comte de Flandre de l’obédience française.

Guy de Dampierre, à juste titre, reprochait en effet à son suzerain d’avoir empêché une alliance matrimoniale avec les Plantagenêt, de s’appuyer sur une grande partie de la noblesse et du patriciat urbain flamands, les leliaerts (« les partisans des fleurs de lys »), pour accroître son emprise sur son fief et enfin de nuire à l’importation de la laine anglaise indispensable à la florissante production textile de ses artisans. Mais l’opération anglo-flamande conduite au nord du royaume échoue : Robert d’Artois remporte pour le compte de Philippe la victoire de Furnes et Lille passe sous domination française. L’arbitrage du pape permet de sceller la réconciliation entre la France et l’Angleterre, lors de la convention de Montreuil en 1299, par un double mariage : Édouard Ier doit épouser la sœur de Philippe le Bel, Marguerite, et son fils, le futur Édouard II, s’unir à Isabelle, fille du roi. La Guyenne redevient anglaise, à l’exception de Bordeaux, tandis que Guy de Dampierre se retrouve bien isolé face à la vindicte de son suzerain.

Lorsqu’il vient en France faire amende honorable, le roi, implacable, ne lui pardonne pas sa trahison et le retient prisonnier. La Flandre est alors gérée par ses officiers. Mais le 18 mai 1302, la population de Bruges se soulève et massacre la garnison française (Matines de Bruges). L’armée de chevaliers aguerris envoyée pour venger ces morts est littéralement taillée en pièces par la « piétaille » flamande à Courtrai, le 11 juillet suivant (bataille des Éperons d’or, ceux des chevaliers français tués au combat). Ce n’est finalement que deux ans plus tard que le roi prendra sa revanche à Mons-en-Pévèle. Le traité d’Athis devant régler les profonds différents entre le roi et son vassal ne sera jamais réellement appliqué, mais permet à Philippe de conserver à titre définitif Lille, Douai et Béthune.

Une pression financière aux conséquences dramatiques

Si d’autres territoires viennent s’agréger de façon plus pacifique au royaume de France (la Champagne, apportée en dot par la reine, le Barrois mouvant, Valenciennes, Tournai, Lyon, Chartres, Angoulême, Bigorre…), la politique extérieure de Philippe le Bel lui coûte extrêmement cher. Les négociations ont un prix, la mobilisation de l’ost également. Or les revenus de Philippe, tirés du domaine royal et des levées extraordinaires consenties par la population, ne suffisant plus à couvrir ses dépenses, il a recours à de violents expédients. Les juifs qui possèdent des créances considérables sont alors persécutés et menacés d’expulsion s’ils n’abandonnent pas au roi leurs profits usuraires, finalement saisis en 1306 lorsqu’ils sont bannis du royaume. Les Lombards, à l’exception de Biccio et Murciatto (« Biche et Mouche »), les deux banquiers italiens du roi, subissent le même sort. En 1294 et 1296, il va jusqu’à lever, difficilement il est vrai, une sorte d’impôt sur le revenu (centièmes et cinquantièmes). Enfin, l’altération de la monnaie (1295-1296, 1303, 1306) lui permet de créer de nouvelles taxes sur le monnayage, tout en soulageant les dettes royales. Les Parisiens, touchés par ces mesures de déflation, finissent par se révolter en 1306.

La pression financière, en conduisant le roi à imposer également le clergé qui, selon la coutume, n’accordait jusqu’alors que des dons gracieux à la Couronne, va avoir des conséquences autrement dramatiques. Le pape Boniface VIII réagit violemment à ce qu’il dénonce comme une mise sous tutelle des clercs. Mais en dépit de son orgueil légendaire, ce pape par ailleurs très contesté doit céder sur la défense de l’immunité ecclésiastique. Philippe interdit en effet toute sortie d’or, d’argent et d’armes du royaume, paralysant la politique temporelle du souverain pontife empêtré dans les luttes italiennes.

Le conflit prend néanmoins une nouvelle dimension au tout début du XIVe siècle : porté par le succès du jubilé célébré à Rome, Boniface VIII prend prétexte de l’arrestation de l’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, pour dévoiler ses prétentions théocratiques. Par la bulle Una Sanctam, il affirme la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel et s’érige en juge suprême de la politique royale. Philippe le Bel réunit un certain nombre d’assemblées – souvent présentées comme les premiers États Généraux du royaume – pour convaincre ses sujets de la nécessité de réunir un concile afin de juger ce pape mal élu, accusé par ailleurs de simonie, d’hérésie et de magie. Pour prévenir l’excommunication du roi, le chancelier Guillaume de Nogaret est envoyé en Italie dans le but d’arrêter Boniface. Aidé des Colonna, eux-mêmes malmenés par le pape, il investit la ville d’Anagni où ce dernier avait trouvé refuge. Brutalisé par l’aristocrate romain, Boniface, très choqué, meurt un mois plus tard, laissant de manière fort opportune le dernier mot à Philippe le Bel : même dans les combats les plus violents menés entre la papauté et l’Empire, jamais un souverain n’était sorti aussi puissant d’une lutte contre le Saint-Siège. Benoît XI ne peut qu’absoudre le roi et ses barons (à l’exception notable de Nogaret) pour les violences perpétrées contre son prédécesseur, avant de laisser la place à Clément V, un Français, Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, élu au trône pontifical grâce aux menées du roi de France. Philippe l’oblige à se faire sacrer à Lyon, à s’installer en Avignon, à portée des pressions et influences françaises, et à soutenir sa lutte contre les Templiers.

La persécution des Templiers et l’affirmation de l’État

Philippe avait formé le projet, avec l’Empereur, de mener une nouvelle croisade. A cette fin, il souhaitait la fusion des Hospitaliers et des Templiers, ce que ces derniers refusaient catégoriquement. Mais c’est assurément du fait de l’incommensurable richesse de l’ordre que les Templiers, qui s’occupaient désormais plus de banque que de foi, sont persécutés par Philippe IV. En 1307, alors qu’il négociait depuis fort longtemps la dissolution de l’ordre avec Célestin V, il fait arrêter tous les moines-chevaliers présents dans le royaume et saisir leurs biens dont l’essentiel reviendra aux Hospitaliers. La plupart avouent sous la torture les crimes peu vraisemblables qui leurs sont reprochés. L’Ordre est finalement non pas condamné mais tout simplement supprimé en 1312. Deux ans plus tard, le 18 mars 1314, le grand maître Jacques de Molay et quatre dignitaires sont conduits au bûcher pour être revenus sur leurs aveux.

La légende rejoint alors l’histoire. Que les siens aient été ou non condamnés jusqu’à la treizième génération, Philippe, veuf inconsolable à la piété exemplaire, voit la fin de son règne entaché par les errements de ses brus, Marguerite de Bourgogne et sa cousine Blanche qui trompèrent leurs maris, Louis et Charles, avec deux chevaliers de l’hôtel royal. Les jeunes femmes sont emprisonnées dans des conditions fort éprouvantes (Blanche est tondue et enfermée sous terre pendant sept ans avant d’être autorisée à entrer dans les ordres) ; leurs amants sont dépecés en place publique. Le châtiment se veut exemplaire, à la hauteur de l’affront fait à la famille royale et au risque encouru par la dynastie dont la légitimité aurait pu être compromise par l’indignité de la conduite des princesses françaises.

« Ce n’est ni un homme, ni une bête. C’est une statue », écrivit l’évêque de Pamiers à propos de Philippe IV. L’impassibilité et les silences d’un roi doté d’une parfaite maîtrise de soi, qui présidait mais ne disait mot, ont fait douter de sa véritable implication dans les affaires du royaume. Etait-il manipulé par les fameux légistes qui l’entouraient ? « La politique du roi fut […] la politique des conseillers ; ce qui demeure à l’actif du souverain, c’est le discernement avec lequel il les choisit, l’esprit novateur avec lequel il les imposa, et la constance avec laquelle il les soutint » (Jean Favier). Fort des compétences réunies au sein de cette curia regis d’un nouveau genre, il semble au contraire avoir bénéficié des talents et de la maîtrise du droit romain de ces hommes de petite noblesse ou bourgeois, souvent officiers de justice ou de finance, pour mener à bien une politique dont il fut le seul initiateur. Ils contribuèrent à développer pour son compte l’idée de l’Etat comme puissance indépendante et inaliénable. Vassaux du roi qui leur apportera toujours son soutien indéfectible, ils marquent paradoxalement la naissance d’une fonction publique distincte du service privé du souverain, d’autant plus efficace qu’elle n’a de cesse de se spécialiser.

Ce que c’est que de gouverner…

Enfin, en parlant en son nom, les légistes Nogaret, Marigny et bien d’autres encore, bien que fort critiqués par les laissés-pour-compte de ce nouveau mode de gouvernement, ont participé au renforcement de la majesté de celui que certains ont présenté comme « un dévot de la religion monarchique ». Roi parcimonieux pour lui-même, mais qui a dépensé sans compter pour l’éclat de sa cour, il a amplement contribué à la sacralisation du souverain. « Les rois qui sont oints ne tiennent pas, à ce qu’il semble, le rôle de purs laïques : ils le dépassent », écrit le cardinal Jean le Moine sous son règne. Si l’idéal théocratique des papes a définitivement marqué le pas après le tragique épisode de Boniface VIII, le règne de Philippe le Bel a été marqué par les prémices d’un absolutisme royal promis à un bel avenir.

À sa mort, bon nombre de problèmes restent en suspens : les différends avec la Flandre ne sont pas réglés, tandis que les mariages contractés avec Edouard 1er et Édouard II seront le point de départ des revendications anglaises au trône de France à partir de 1328, alors que ses trois fils sont morts sans descendance mâle.

Conscient de la lourde charge qui incombe à celui qui de suzerain s’est mué en véritable souverain, ses derniers mots sont pour son fils, Louis X le Hutin : « Pesez, Louis, pesez ce que c’est que d’être roi de France ».

Emma Demeester

Bibliographie

  • Jean Favier, Philippe le Bel, Fayard, 1998.
  • Georges Bordonove, Philippe le Bal, Pygmalion, 1997.
  • Ivan Gobry, Le Procès des Templiers, Perrin, 1995.

Chronologie

  • 1268 : Naissance de Philippe, fils de Philippe III le Hardi et d’Isabelle d’Aragon.
  • 1285 : Mort de Philippe III lors de la croisade d’Aragon. Avènement de Philippe IV.
  • 1296 : Bulle Clericis laicos contre la levée d’une décime.
  • 1297 : Alliance anglo-flamande et victoire française de Furnes.
  • 1301 : Affaire de l’évêque de Pamiers entraînant un conflit de juridiction avec le pape.
  • 1302 : Assemblée de Notre-Dame contre Boniface VIII. Victoire flamande de Courtrai.
  • 1303 : Appel au concile lors de l’assemblée du Louvre. « Attentat d’Anagni ».
  • 1305 : Mort de la reine Jeanne de Navarre. Traité d’Athis avec la Flandre.
  • 1307 : Arrestation des Templiers.
  • 1309 : Installation de Clément V en Avignon.
  • 1313 : Mort de Nogaret.
  • 1314 : Mort de Philippe le Bel des suites d’un accident de chasse.

Illustration : Philippe IV le Bel d’après le Recueil des rois de France de Jean du Tillet, vers 1550, (BnF). Domaine public.