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Emmanuel Le Roy Ladurie : « Si la droite est en crise, c’est qu’elle a perdu ses idées…»

Entretien avec Emmanuel Le Roy Ladurie paru dans le numéro 26 d'Enquête sur l’histoire (mai-juin 1998). Propos recueillis par Dominique Venner.

Noël, la plus européenne des fêtes

Il est l’un des grands historiens français. En lui s’unissent le savant reconnu, le professeur honoré, l’auteur célèbre et le critique habile, capable de communiquer au public des gazettes l’essentiel d’un livre ou d’une œuvre en quatre colonnes limpides et parfois subtilement irrévérencieuses. Il a trop le sentiment de sa valeur pour pontifier, ce qui, d’évidence, n’est pas dans son tempérament. Le contact est donc cordial, et pourtant je le sens tourner autour de moi avec la curiosité d’un chien de chasse humant des effluves non identifiées. Au cours de la conversation qui fuse et crépite, en écoutant les réparties et les incidentes malicieuses, j’ai le sentiment que, malgré les honneurs et les années, l’ancien normalien n’a rien perdu de la vivacité, voire de l’imprudence de sa jeunesse, tout cela enrobé d’habileté.

Sa qualité d’historien des comportements et des mentalités le désigne tout particulièrement pour apporter des réponses aux questions posées par les bouleversements amorcés au cours des années soixante. Fort de son expérience personnelle et familiale, il en a une perception toute spéciale.

Emmanuel Le Roy Ladurie appartient à une lignée immergée depuis longtemps dans les tragédies de l’histoire. Tout en devisant, il évoque le destin de son père (1), mais aussi celui, moins connu, d’autres membres de sa famille. L’un des ses ancêtres en ligne directe ne fut-il pas un prêtre « défroqué » à l’époque révolutionnaire ? Sort qui contraste avec celui de son grand-père, officier de carrière, « un Dreyfus de droite », chassé de l’armée en 1906 pour avoir refusé de prêter la main aux inventaires forcés des biens ecclésiastiques. De tels souvenirs favorisent le recul face aux péripéties de l’histoire. D’autant que son itinéraire personnel n’est pas non plus de tout repos.

Entré en réaction à vingt ans vis-à-vis d’un milieu familial conservateur, il adhère au parti communiste. Vers 1949, ce n’est pas très original. Tout puissant, le PCF exerce alors un mélange de fascination et de terreur dans l’Université.

– À cette époque, en khâgne, le parti, c’était un peu la secte Moon.

L’image est assez explicite, mais comme je demande des précisions, il élude :

– On subit la violence symbolique et on s’en libère en la faisant subir aux autres.

Bref, l’excellent élève devient un excellent militant. Cela jusqu’aux chocs de 1953-1956 : mort de Staline, révélations de Khrouchtchev sur les horreurs du stalinisme, suivies de la répression sanglante du soulèvement de Budapest. À l’instar d’autres intellectuels, il quitte le parti et rejoint le PSU, passage parfois obligé d’une  évolution qui le conduit aux rivages du centre-gauche puis du centre-droit, sans qu’il abandonne jamais ses anciennes amitiés à gauche. De tout cela, il s’est expliqué dans une confession dont on trouve rarement l’équivalent chez les anciens acteurs de Mai 68 (2). Je lui en fais la remarque :

– Beaucoup d’intellectuels de votre génération, parmi les plus importants, après avoir rompu avec le communisme, ont tenu à faire le ménage : vous-même, Alain Besançon, Annie Kriegel, François Furet, d’autres encore. C’est une différence de taille d’avec la génération suivante, celle des anciens soixante-huitards, passés de la barre de fer au caviar sans jamais s’expliquer sur leurs retournements. Ils continuent même de jouer les augures, donnant avec aplomb des leçons de morale à ceux qui ne s’étaient jamais trompés sur le compte de Mao, Trotski ou Pol Pot. Pourquoi cette différence ?

En guise de réponse, j’obtiens un sourire en coin que j’interprète à ma guise.

Autre question :

– Les événements de Mai 68 montrent l’imprégnation d’une certaine culture gauchiste dans une partie notable de la jeunesse universitaire de l’époque. Quelles causes voyez-vous à cette imprégnation ?

LRL : C’est une longue histoire. Mon ami François Furet a parfaitement mis en évidence le piège que fut et qu’est resté l’antifascisme, instrumentalisé par le Komintern totalitaire dès le milieu des années trente, à la faveur de la guerre d’Espagne. Bien entendu, l’antinazisme était totalement justifié contre le Reich en tant que tel, mais on sait ce qu’il en est advenu lors du pacte germano-soviétique. Quant à la croisade contre le franquisme, on voit bien aujourd’hui que ce fut moins simple. De 1940 à 1944, sur la question essentielle de la lutte contre l’Allemagne nazie, Franco aurait pu se conduire encore plus mal. L’Espagne est restée relativement imperméable. Alors que la France était vaincue et le Reich tout puissant, Franco a refusé à Hitler le libre passage de la Wehrmacht jusqu’à Gibraltar, assurant ainsi à l’Angleterre la sécurité d’une base capitale pour le contrôle de la Méditerranée. Par la suite, il n’a cessé de protéger et de sauver les Juifs autant qu’il l’a pu. Il a également laissé transiter par l’Espagne près de mille cinq cents officiers français qui ont rejoint l’Afrique du Nord pour reprendre les armes contre l’Axe. En comparaison, l’envoi pour des raisons diplomatiques de la division Azul sur le front de l’Est est certes un crime, mais qu’il convient de replacer dans le contexte que je viens d’évoquer.

DV : Curieusement, l’antifascisme n’est pas mort après 1945, malgré la disparition définitive du nazisme allemand et du fascisme italien qui ne lui est d’ailleurs en rien comparable. On a même parfois le sentiment que l’antifascisme ne s’est jamais si bien porté.

LRL : Après 1945, l’antifascisme, toujours vif, est devenu quelque peu sans objet.

DV : Comment expliquer, malgré tout ce que l’on savait des crimes du communisme, la fascination exercée, en 1968 et au-delà, par les vieilles utopies de l’ultra-gauche et par les figures de Lénine, Trotski, Mao, Castro ou Guevara ?

LRL : Dans son livre L’Idéologie allemande (3), Louis Dumont souligne que la Révolution a légué à la France l’admirable religion des principes, prédisposition qui donne à la gauche une supériorité hiérarchique sur la droite.

DV : Albert Thibaudet avait également signalé ce phénomène, tout en observant que cette « sinistrisation » de la société française s’accompagne d’un mouvement en retour qui fait glisser vers la droite une partie du personnel de gauche.

LRL : C’est vrai. L’itinéraire d’un Millerand (4) en est l’illustration. Contrairement à celui d’un Mitterrand (de droite à gauche) qui est plutôt l’exception inverse. Au XIXe siècle, ce fut un cas du genre mitterrandien avec Hugo, Lamartine, Lamennais, personnalités infiniment plus séduisantes par ailleurs que notre ancien président de la République, dont, du reste, je ne dirai pas que du mal.

DV : Revenons sur l’hégémonie idéologique exercée par le communisme et l’ultra-gauche après 1945. Si l’on observe l’exemple français, l’effondrement de l’URSS n’a guère changé les choses. La droite semble trouver naturel que les communistes siègent aujourd’hui au gouvernement, mais elle s’offusque cependant de voir certains de ses propres candidats élus grâce aux voix du Front national.

LRL : Cette permanence politique du communisme, ou, selon le cas, d’une espèce de crypto-communisme, malgré l’effondrement du centre qu’était l’URSS, est un phénomène étonnant, mais il y a des précédents. Quand les États de l’Église ont été totalement abolis en 1870, loin d’en pâtir, l’ultramontanisme s’est alors durci dans toute l’Europe, sous l’impulsion il est vrai de Pie IX, le pape du Syllabus (5), qui avait fait adopter au cours de la même année 1870 le dogme de l’infaillibilité pontificale. Mais je pense que le phénomène que vous signalez est lié aussi à une décadence de la droite politique observable partout en Occident, sauf en Espagne et en Israël, notons-le.

Je fais remarquer qu’en France, paradoxalement, cette décadence de la droite politique et intellectuelle coïncide à deux reprises avec le pouvoir du général de Gaulle, qui fut pourtant au XXe siècle le plus chanceux et le plus doué des hommes de droite, disciple de Barrès et de Bainville, sinon de Maurras.

Cette allusion à Maurras fait réagir Emmanuel Le Roy Ladurie qui bondit vers sa bibliothèque.

LRL : Vous savez ce que rapporte à ce sujet Paul Reynaud dans ses Carnets de captivité (6) ?

Il me tend le livre, marqué de plusieurs feuillets.

LRL : C’est à la page 367. Vous savez que, pendant l’Occupation, Reynaud, Daladier, Weygand, Gamelin et quelques autres personnalités étaient détenues en Allemagne dans des conditions, disons relativement débonnaires pour l’époque. Ils pouvaient se rencontrer dans la journée et parler librement. D’ailleurs, ils ne s’entendaient guère. Le clan gaulliste, Reynaud et Gamelin, était en conflit permanent avec les pétainistes, Weygand et Borotra. Parmi ces personnages était également incarcérée Mme Cailliau, la soeur du général de Gaulle. C’est d’elle que parle Paul Reynaud. Regardez.

Je lis à voix haute : « 24 avril 1945. La sœur, [de De Gaulle] très franche, intelligente et bonne nous raconte que Charles [le général] était monarchiste, qu’il défendait Maurras contre son frère Pierre jusqu’à en avoir les larmes aux yeux dans une discussion. Mais au moment de Munich [ce qui est tout à son honneur, LRL], il a désapprouvé entièrement l’attitude de Maurras et quand je lui ai demandé, raconte-t-elle, si c’était grave pour la France, il m’a répondu : “C’est irréparable.” »

« Il défendait Maurras jusqu’à en avoir les larmes aux yeux… » Voilà un document qu’on chercherait en vain dans la biographie du Général par Jean Lacouture. Mais quantité de proches et de témoins, notamment Alain Peyrefitte, ont enregistré des propos gaulliens sans ambiguïté sur les conséquences néfastes de 1789, que n’aurait pas reniés Maurras. Il suffit d’ailleurs de consulter les propres écrits du Général, par exemple Le Fil de l’épée, pour y trouver la trace d’un tempérament de droite extrêmement accusé. Le destin a voulu que ce même homme, du fait de son génie propre et de circonstances historiques exceptionnelles, à deux reprises, après 1944 et après 1960, entrât en conflit avec une partie de son milieu d’origine au point de lui porter des coups mortels.

LRL : Après 1945, la droite intellectuelle s’était disqualifiée, ce qui a équitablement favorisé la gauche, déclare mon interlocuteur. La quasi-disparition d’une intelligentsia de droite, souvent excessive, excitée et influente dans les années trente, est un fait. Il n’y a qu’assez peu de presse de droite aujourd’hui. Les hommes politiques de la droite parlementaire sont souvent d’excellentes gens, mais ils sont complètement dépourvus d’idées. Et quand ils en ont, ils les prennent à gauche. Voyez Chirac, pour qui je conserve d’ailleurs beaucoup d’estime et de sympathie. Il n’est pas surprenant que la droite soit en crise. Si elle se fait battre c’est aussi parce qu’elle a perdu ses idées.

DV : Peut-être peut-on noter que pour maintenir son monopole, l’extrême gauche, si présente dans les médias, diabolise systématiquement. Cela n’aura qu’un temps. La droite s’est parfois renouvelée grâce à des intellectuels issus de la gauche. Mais revenons à la période actuelle. Dans vos fonctions, vous avez souvent côtoyé des hommes politiques de droite au plus haut niveau, notamment pour les affaires culturelles. Comment s’y prennent-ils pour conduire une politique culturelle ?

Il me fixe un instant comme si j’avais émis une incongruité. Il rit :

LRL : La politique culturelle de la droite consiste essentiellement à organiser des dîners avec des intellectuels éventuellement de gauche. Nous vivons sous le signe d’une pensée unique fondée de temps à autre sur l’intimidation. Beaucoup de gens, y compris d’éminentes personnalités de gauche, admettent par exemple que la loi Gayssot constitue à certains égards une entrave à la liberté d’expression, et pourtant on vit avec.

Il murmure comme pour lui-même un vers de Baudelaire :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle (idéologique) … »

Puis il enchaîne :

– Vous ne pouvez pas concevoir l’inculture de la plupart des hommes politiques de droite. Cela dépasse tout ce que l’on peut imaginer.

Il me raconte l’histoire de cet ancien ministre qui, sous le nom de Marcel Bloch, mélangea dans un même discours l’avionneur et industriel Marcel Bloch-Dassault et le grand médiéviste Marc Bloch, combattant héroïque de la Résistance, fusillé en 1944. Il en ressortait qu’un martyr de la Résistance, historien talentueux était aussi un génial inventeur d’hélices.

Nous parlons de l’enseignement de l’histoire, dont je soutiens qu’il joue un rôle capital dans la formation de l’esprit public, déplorant que, dans le primaire et le secondaire, les repères chronologiques aient été volontairement abolis au profit d’une épaisse bouillie qui a pour résultat d’abolir toute mémoire collective cohérente. J’ai touché un point sensible. Avec vivacité, il rétorque qu’en revanche les travaux universitaires et la production historiographique pour adultes sont d’un excellent niveau. Il ajoute :

En toute chose, on peut considérer le côté positif. Ainsi, en matière d’études historiques, le régime de Vichy ayant concentré sur lui l’indignation nationale fonctionne maintenant comme une catharsis. Le terrain s’est trouvé libéré pour étudier les autres époques avec une liberté difficilement imaginable autrefois concernant par exemple l’Ancien Régime, le Moyen Âge ou la Révolution remise vertement à sa place par François Furet.

Avant de clore cet entretien, je m’adresse encore à l’historien pour lui demander quel regard les exemples du passé le conduisent à porter sur les bouleversements du temps présent.

Après avoir suggéré un parallèle avec les immenses ébranlements provoqués au XVIe siècle par l’imprimerie, la diffusion des textes de l’Antiquité et la découverte du Nouveau Monde, Emmanuel Le Roy Ladurie revient sur l’actualité pour manifester son espérance contenue dans l’Europe en construction. Une Europe, dit-il, qui apporte enfin la paix entre les Européens et d’abord entre les Français et les Allemands. Peut-être à l’avenir, ajoute-t-il, permettra-t-elle aussi de limiter ces excès dans lesquels le « politiquement correct » français nous a quelquefois plongés.

Propos recueillis par Dominique Venner
Source :
Enquête sur l’histoire n°26, mai-juin 1998

Notes

  1. Emmanuel Le Roy Ladurie a publié les Souvenirs de son père, Jacques Le Roy Ladurie (Flammarion, 1997), ministre de l’Agriculture de Vichy d’avril à septembre 1942, avant de rejoindre la Résistance les armes à la main.
  2. Paris-Montpellier, PC-PSU (1945-1963), Gallimard, 1982.
  3. Louis Dumont, L’Idéologie allemande, Gallimard, 1991.
  4. Alexandre Millerand (11859-1943). Avocat, député de la Seine en 1885, siégeant à l’extrême gauche, il évolue ensuite vers un socialisme réformiste qui le conduit à accepter d’entrer dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en juin 1899 au côté du général de Galliffet, le « fusilleur de la Commune ». Il ne cessera d’évoluer vers la droite, prenant même aux élections de 1919 la tête du Bloc national. Il est élu à la présidence de la République en 1920, mais il est contraint de se retirer en 1924 après un vif conflit avec le Cartel des gauches.
  5. Publié le 8 décembre 1864, le Syllabus est un recueil de propositions condamnant les erreurs du modernisme.
  6. Paul Reynaud, Carnets de captivité, Fayard.

Photo : Emmanuel Le Roy Ladurie en octobre 2014 © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons