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Qui suis-je ? Georges Dumézil !

Les études indo-européennes, apparues à la fin du XVIIIe siècle et dominées à l’origine presqu’exclusivement par les linguistes, se sont progressivement étendues au domaine de l’histoire des religions et des sociétés. Au XXe siècle, le français Georges Dumézil (1898-1986) est venu renouveler en profondeur la discipline en établissant le caractère « trifonctionnel » des mythologies et des société indo-européennes. L’essayiste Aristide Leucate propose aujourd’hui une excellente synthèse du parcours de ce grand savant, dont l’œuvre a exercé une influence déterminante.

Qui suis-je ? Georges Dumézil !

Le siècle dernier et ses maîtres à penser… Dumézil s’impose comme tel, auteur d’une œuvre impressionnante et plus diversifiée qu’on ne le croit : pour s’en rendre compte, il faut se reporter à l’Œuvre de Georges Dumézil. Catalogue raisonné, bibliographie remarquable de précision établie en 1998 par le regretté Hervé Coutau-Bégarie aux éditions Economica. Plus de soixante livres publiés, plusieurs centaines d’articles parus et tout autant de comptes rendus, de préfaces, de rapports rédigés, plus d’une quarantaine d’entretiens accordés et sept émissions de radio et de télévision. De par la quantité, on salue le labeur, de par la qualité, on salue l’un des esprits les plus féconds de son époque.

Aristide Leucate vient de publier un petit livre consacré à Dumézil dans la collection Qui suis-je ? des éditions Pardès. Il revient sur la vie passionnante d’un savant polyglotte qui a parcouru la Pologne, les mondes du Caucase, la Suède, ou encore le Pérou (p. 7-28). Le gros de l’ouvrage retrace l’œuvre intellectuelle du mythologue et sa théorie de la trifonctionnalité indo-européenne (p. 29-90) avant de revenir sur « l’affaire Dumézil » et la prétendue coloration d’extrême-droite de ses travaux académiques pointée du doigt par des détracteurs dans les dernières décennies de la vie du savant – détracteurs perdus entre une idéologie mortifère, une jalousie latente et une incompétence déroutante (p. 91-108).

Excellente synthèse de l’œuvre et de la vie du maître, l’essai de Leucate complète utilement l’ouvrage précédent de Marco V. García Quintela, Dumézil. Une introduction. Suivie de l’Affaire Dumézil, publié il y a deux ans aux éditions Armeline, avec une belle préface de Christian-Joseph Guyonvarc’h. La bibliographie donnée par Leucate en fin d’ouvrage permet au lecteur féru de mythologie de s’aventurer plus loin que la centaine de pages proposée dans le livre de Quintela. Deux références , absentes de l’essai de Leucate, méritent néanmoins d’être ajoutées : le numéro 21-22 de Nouvelle École consacré à Georges Dumézil et paru à l’hiver 1972-1973 – qui eut un rôle décisif pour l’élection du savant à l’Académie française en 1978 ; l’ouvrage Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, chez Gallimard en 2000, qui réédite un grand nombre d’études écrites par Dumézil sur la tradition scandinave, avec une préface due à François-Xavier Dillmann qui rappelle l’importance de la matière du Nord dans les travaux du maître.

Des langues aux mythes

La vie de Georges Dumézil relève de l’extraordinaire. C’est celle d’un homme qui a combattu pendant la Première Guerre mondiale en première ligne et est décoré de la Croix de guerre. C’est celle d’un être né avec un véritable don des langues – il en maniait (selon son mot bien connu) une trentaine – qui n’appartiennent pas exclusivement à la famille indo-européenne : il excellait ainsi en turc et dans nombre de langues caucasiennes. C’est enfin celle d’un authentique érudit qui enseigna dans les meilleures institutions françaises (École Pratique des Hautes Études, 1935-1968 et Collège de France, 1949-1968) et qui fut élu à l’Académie Inscriptions et Belles-Lettres en 1970 ainsi qu’à l’Académie française en 1978.

Dumézil était encore, parmi bien d’autres choses, un auteur à la plume admirable. Son Mythe et épopée en trois volumes (1938-1973), malgré sa densité, l’illustre tout à fait. Une œuvre moins connue, «… Le Moyne noir en gris dedans Varennes » – Sotie nostradamique suivie d’un Divertissement sur les dernières paroles de Socrate (1984) est encore une merveille littéraire. Une phrase bien connue de Dumézil, tirée des entretiens donnés à Didier Eribon (1987) reflète tout à fait cette dimension littéraire : « À supposer que j’ai totalement tort, mes Indo-Européens seront comme les géométries de Riemann et de Lobatchevsky : des constructions hors du réel. Ce n’est déjà pas si mal. Il suffira de me changer de rayon dans les bibliothèques : je passerai dans la rubrique “roman”. » De même, nous pourrions dire, en forçant le trait, que si toute la théorie trifonctionnelle établie par Dumézil depuis la publication d’un article décisif en 1938 intitulé « La préhistoire des flamines majeurs » dans la Revue de l’histoire des religions était erronée voire fausse, toute la partie caucasienne de l’œuvre de Dumézil serait à conserver : ses travaux pionniers sur l’oubykh, une langue parlée par une poignée de locuteurs à l’époque où le savant la découvre, et qu’il parvient à sauver, font montre de toute la rigueur linguistique du disciple d’Antoine Meillet.

Mais ce qui demeure, avec Dumézil, c’est sa fameuse théorie trifonctionnelle de la société indo-européenne. Grâce à cette idée, l’auteur de Mythes et dieux des Indo-Européens (1992) a donné un second souffle à ce que l’on appelle, depuis le xixe siècle, la mythologie comparée, discipline scientifique dans laquelle se sont illustrés Max Müller, Wilhelm Mannhardt et James Frazer. Toutefois, leurs intuitions, souvent originales, furent bien vites dépassées. Déjà dans les années 1920, Dumézil tentait, à travers ses deux thèses de doctorat, de reprendre de vieux dossiers mythologiques avec un angle d’étude nouveau. Ces travaux de jeunesse – bâclés disait Dumézil –, ainsi que bien d’autres, ont été reniés par son auteur, toujours désireux de réactualiser sa pensée, de la remettre en question, ayant en sainte horreur l’idée que l’on puisse avoir des certitudes. C’est là toute l’humilité d’un chercheur qui ne se reposait pas sur ses lauriers.

Sa théorie trifonctionnelle a néanmoins fait les beaux jours de la mythologie comparée. Faut-il le rappeler, Dumézil découvre, en 1938, que les Indo-Européens pensaient leur société et organisaient leurs rites et leurs mythes selon une tripartition sociale essentielle : la fonction souveraine magico-sacrée, la fonction guerrière, et enfin la fonction économique, productive et reproductive. Toujours revue, réécrite et affinée avec les années, cette trifonctionnalité indo-européenne a été copieusement développée par Dumézil, qui s’est essentiellement intéressé aux deux premières fonctions (notamment dans Les Dieux souverains des Indo-Européens, 1977 et Heur et malheur du guerrier, 1969), la troisième étant tellement vaste et à ce point englobante qu’elle ne fut pas autant privilégiée.

Entre reconnaissance et mise à mort du cerf sacré

La trifonctionnalité a fait des émules chez les historiens des religions. Pensons aux travaux du couple Leroux-Guyonvarc’h dans le domaine celtique, à ceux de François-Xavier Dillmann dans le domaine scandinave, de Dominique Briquel dans le domaine romain, de Joël Grisward dans le domaine médiéval, de Jean Varenne et de Jean Haudry dans le domaine indien, de Georges Charachidzé dans le domaine caucasien, etc. L’influence de Dumézil fut déterminante chez les mythologues, qu’ils soient français ou étrangers (nous pensons encore à d’éminents savants tels que Jan de Vries, Stig Wikander, Otto Höfler, Gabriel Turville-Petre, Mircea Eliade, etc.).

La théorie trifonctionnelle a cependant rencontré des critiques de la part de spécialistes de telle ou telle discipline : ainsi Jan Gonda, Raymond Ian Page ou encore André Piganiol. Il s’agissait alors d’une disputatio entre intellectuels. Mais une seconde vague de critiques, d’une nature tout autre, a fait son apparition dans les années 1960 et a continué de faire son chemin les deux décennies suivantes. Il s’agissait alors d’une attaque idéologique à l’égard de Dumézil. L’« affaire » est initiée par l’historien Arnaldo Momigliano, qui a versé dans l’attaque personnelle, en soupçonnant, sur des éléments infondés, que l’intérêt pour la mythologie indo-européenne serait motivée, chez Dumézil, par des convictions racistes et antisémites, ce qui est entièrement faux. Mais le mal est déjà fait. D’autres se sont ensuite engouffrés dans la brèche : Carlo Ginzburg et son article inepte, puis Alain Schnapp et le triste sire Jean-Paul Demoule (ce dernier sévit encore de nos jours, et a publié en 2014 un livre gonflé d’erreurs et d’idées malsaines, Mais où sont passés les Indo-Européens ?, dans lequel il conteste la réalité des Indo-Européens et accuse nombre d’indo-européanistes d’être des nazis patentés). Didier Eribon publie toutefois Faut-il brûler Dumézil ? Mythologie, science et politique chez Flammarion en 1992 et enterre les détracteurs, battus à plate couture, sous une épaisse couche d’arguments irréfutables quant à de quelconques idées calomnieuses imputées à Dumézil. Leucate, qui connaît bien son sujet, revient sur les rapports entretenus par Dumézil avec l’Action française et replace l’église au milieu du village, dans le sillage des travaux d’Hervé Couteau-Bégarie. Un travail de recontextualisation fort utile.

Des steppes aux océans en passant par la forêt où se trouve le vaste enclos de nos ancêtres, les Indo-européens, Dumézil s’est aventuré en pionnier à travers les textes mythologiques, folkloriques et traditionnels. Il a fait ressortir de cette matière un schéma trifonctionnel qui a jeté un regard nouveau sur les récits légendaires de notre Europe et alentours mêlant des dieux et des héros dont nous sommes plus ou moins familiers. Sa contribution aux sciences humaines a apporté, selon ses mots empreints d’humilité, « quelques siècles à notre chronologie », ainsi qu’à notre histoire commune et continue de l’Islande aux abords du Xinjiang.

Le livre de Leucate relève le défi de retracer l’histoire d’un homme admirable comme on en rencontre rarement de nos jours, avec un propos brillant et maîtrisé, ponctué de documents iconographiques choisis avec pertinence.

Éric Garnier, rédacteur à Éléments

Aristide Leucate, « Qui suis-je ? » Dumézil, juin 2021, 128 p., 12 €.

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