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Citadelle : le testament politique d’Antoine de Saint-Exupéry. Seconde partie

La France a souvent été à la croisée des chemins. Saint-Exupéry avait pressenti qu’elle pouvait sortir délitée, déchirée, exsangue, de l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale. Si tout n’est pas encore écrit, reste une certitude : « Une politique n'a de sens qu'à condition d’être au service d'une évidence spirituelle. » Suite et fin de cette analyse exclusive pour l’Institut Iliade.

Citadelle : le testament politique d’Antoine de Saint-Exupéry. Seconde partie

En tachant désormais de vous présenter la pensée politique que développe Saint-Exupéry dans Citadelle, je vais pourtant être obligé de traduire son message dans un langage rationnel. Toute traduction entraînant une perte de sens, je ne peux que vous encourager à le lire dans le texte. Mais en explicitant et vulgarisant une partie de sa pensée, je souhaite susciter le désir du lecteur car il me semble que la portée politique de ce testament littéraire est d’une brûlante actualité et apporte des clés pour comprendre et agir sur le monde d’aujourd’hui.

Une œuvre au propos politique

Le livre décrit le combat incessant que mène un seigneur arabe pour préserver son empire contre les forces qui tendent à diviser son peuple et à le faire disparaitre. La menace ultime c’est la désunion, la perte du ciment qui unit la population du royaume, par l’absence de but commun. Car sans raison d’être, le peuple est affaibli et devient proie pour ses adversaires ; or il existe à l’autre bout du désert un prince rival, souverain d’un autre peuple, qui n’attend que cette occasion pour envahir son voisin.

C’est pourquoi Saint-Exupéry insiste sur l’importance et le respect de la tradition, qu’il appelle du beau nom de « cérémonial ». « Les rites sont dans le temps ce que la demeure est dans l’espace », ils servent de point d’encrage et sanctifient le temps. Ils sont l’héritage civilisationnel, qui doit se transmettre car il explique et transfigure ce qui nous entoure, en lui donnant un sens unique qui fait l’identité d’un peuple. Ils sont le chemin qui permet d’approcher le « nœud qui noue toute chose ». Ils sont clés d’interprétation du monde. C’est seulement dans ce respect de la tradition que les hommes peuvent vivre un langage commun et échanger, et que la vie fait sens.

Parce que cette tradition ne doit pas être rompue, le prince cherche à préserver sa culture de celles de ses voisins. Il s’oppose ainsi au multiculturalisme et au métissage :

« Tu es ému par celle-là seule qui est permanente et bien fondée, ni métissée de pâte dans sa chair, ni pourrie de langage dans sa religion ou ses coutumes, et qui ne sort point de cette lessive de peuples où tout s’est mélangé et qui est glacier fondu en mare. Qu’elle est belle cette bien aimée si jalousement cultivée dans ses aromates et ses jardins et ses coutumes ! »[1]

Pour autant, on ne trouvera pas dans cette œuvre de xénophobie, car loin d’être haï par le narrateur, le prince rival est respecté, indispensable, par son opposition, à la cohésion de la citée :

« Et tes ennemis collaborent avec toi car (…) l’ennemi te limite, te donne ta forme et te fonde. »

Par ailleurs, le discours de l’auteur a une portée universelle et ne suppose pas la supériorité d’une culture sur une autre, celle de l’adversaire étant constamment respectée dans son altérité :

« L’homme inférieur invente le mépris, car sa vérité exclut les autres. Mais nous qui savions que les vérités coexistent, nous ne pensions point nous diminuer en reconnaissant celle de l’autre bien qu’elle fût notre erreur. Le pommier, que je sache, ne méprise point la vigne, ni le palmier le cèdre. Mais chacun se durcit au plus fort et ne mêle point ses racines. Et sauve sa forme et son essence car il est là un capital inestimable qu’il ne convient pas d’abâtardir. »[2]

Qu’importe finalement que la tradition soit bonne ou raisonnable, pour Saint-Exupéry elle n’a pas à se justifier d’être et se suffit par elle-même. C’est la raison de la méfiance du narrateur pour les arguments des logiciens qui livrent une critique abstraite de la tradition sur des bases (à priori) rationnelles : il existera toujours un système imaginaire meilleur en théorie mais inapplicable en réalité, et dangereux car en faisant table rase du passé, il menace la cohésion du royaume.[3]

C’est pourquoi le prince ne cesse de traquer et de dénoncer ces utopies qui ont pour noms : la liberté, l’égalité et le confort.

Le libéralisme, compris comme refus de toute contrainte, est donc vivement critiqué. En effet, dit-il,

« je n’ai point compris que l’on distingue les contraintes de la liberté. Plus je trace de routes, plus tu es libre de choisir. Or chaque route est une contrainte car je l’ai flanquée d’une barrière. Mais qu’appelles-tu liberté qu’il n’est point de routes entre lesquelles il te soit possible de choisir ? Appelles-tu liberté le droit d’errer dans le vide ? En même temps qu’est fondée la contrainte d’une voie, c’est ta liberté qui s’augmente ». [4]

La contrainte est nécessaire et bonne quand elle permet d’unifier le royaume et de lui donner un sens

« car la vie est structure, ligne de force et injustice. Que fais-tu s’il est des enfants qui s’ennuient, sinon de leur imposer tes contraintes, lesquelles sont règles d’un jeu, après quoi tu les vois courir »[5]. « Liberté et contrainte sont deux aspects de la même nécessité qui est d’être celui-là et non un autre. »

Le désir immodéré de liberté mène à l’égalitarisme, définit comme haine de la hiérarchie :

« Car dans ta liberté tu heurtes le voisin et il te heurte. Et l’état de repos que tu trouves c’est l’état des billes mêmes quand elles ont cessé de se mouvoir. La liberté mène ainsi à l’égalité, et l’égalité mène à l’équilibre qui est la mort.»[6]

Il ne peut y avoir de création et d’excellence dans un monde égalitaire qui transforme le « glacier en mare », et « le temple en champs de pierre ». Le peuple devient masse uniforme.

« La masse, me dit mon père, hait l’image de l’homme, car la masse est incohérente, pousse dans tous les sens à la fois et annule l’effort créateur. Il est certes mauvais que l’homme écrase le troupeau. Mais ne cherche point-là le grand esclavage : il se montre quand le troupeau écrase l’homme.»[7]

Saint-Exupéry reprend souvent l’exemple des mauvais sculpteurs qui, par comparaison, sont utiles pour pouvoir reconnaitre et faire émerger les bons sculpteurs. Cette hiérarchie est indispensable et les meilleurs ne doivent pas pour autant mépriser les inférieurs qui leurs sont indispensables.

« Bien vaniteux les justes qui s’imaginent ne rien devoir aux tâtonnements, aux injustices, aux erreurs, aux hontes qui les transcendent. Ridicule le fruit qui méprise l’arbre ! »[8]

Le libéralisme engendre aussi l’individualisme, par refus de la contrainte imposée par toute société. Or l’homme ne peut se réaliser, selon Saint-Exupéry, que dans un projet communautaire qui le dépasse. Réduit à l’état d’individu, il ne peut s’épanouir :

« Toujours seul, enfermé en moi en face de moi. Et je n’ai point d’espoir de sortir par moi de ma solitude. La pierre n’a point d’espoir d’être autre chose que pierre. Mais de collaborer elle s’assemble et devient temple. Car une fois fait le silence, il est vrai pour toutes les pierres. Donc moi-même hors de toutes communautés, je ne suis rien qui compte et ne saurais me satisfaire.» [9]

« Seigneur, rattachez-moi à l’arbre dont je suis. Je n’ai plus de sens si je suis seul. Qu’on appuie sur moi. Que j’appuie sur l’autre. Que tes hiérarchies me contraignent. Je suis ici défait et provisoire. J’ai besoin d’être.» [10]

« J’étais comme un habit dont l’homme s’est dévêtu. Défait et seul. J’étais pareil à une maison inhabitée. Et très exactement c’est la clef de voute qui me manquait car rien de moi ne pouvait plus servir.» [11]

Enfin, ce qui menace l’empire est le refus de la souffrance dans l’effort, le confort comme bonheur illusoire. Car il pousse à la paresse, et ternit les récompenses trop vites acquises. Pour l’auteur, le sens nait toujours dans la souffrance et l’opposition :

« Je vous le dit : vous n’avez le droit d’éviter un effort, qu’au nom d’un autre effort, car vous devez grandir.» [12]

Un sombre tableau de la France contemporaine

Dans son récit, le narrateur se penche sur un peuple berbère qui lui sert de contre-modèle de société, et ressemble étrangement à la France déliquescente que déplore Saint-Exupéry au moment de la rédaction de Citadelle.

Parce que ces Berbères sont faits prisonniers, ils sont coupés de leurs traditions culturelles. C’est l’occasion pour l’auteur de montrer qu’en se déracinant, l’homme erre, hagard, malgré l’abondance matérielle : il plonge dans le nihilisme.

Les prisonniers sont nourris et disposent de tout le confort nécessaire « mais sans exiger leur travail contre les dons de sa magnificence »[13]. Et pourtant, « qui eût put les croire heureux ? […] vois, ils deviennent bétail et commencent doucement de pourrir … non dans leur chair mais dans leur cœur. Car tout pour eux perdait sa signification […] Humanité couchée sur sa litière, sous sa mangeoire, qu’eut-elle désirée ? Au nom de quoi se fût-elle battue ? Pour le pain ? Ils en recevaient. Pour la liberté ? Mais dans les limites de leurs univers ils étaient infiniment libres. Pour triompher de leurs ennemis ? Mais ils n’avaient plus d’ennemis ! » [14] Ainsi, malgré la satisfaction de leurs désirs primaires, il observe que ce peuple berbère a perdu toute ferveur.

Quand Saint-Exupéry les décrit hantés par la peur de mourir, comment ne pas penser à notre propre rapport à la mort, révélé récemment par la crise du coronavirus ?

« Pourquoi ne veulent-ils plus mourir ? Car on ne meurt point pour des moutons, ni pour des chèvres ni pour des demeures ni pour des montagnes. Car les objets subsistent sans que rien ne leur soit sacrifié. Mais on meurt pour sauver l’invisible nœud qui les noue et les change en domaine, en empire, en visage reconnaissable et familier. Contre cette unité l’on s’échange car on la bâtit aussi quand on meurt (…) Tu n’accepteras plus de mourir. Mais tu ne vivras point non plus. Car n’existent point les contraires. Si la mort et la vie sont des mots qui se tirent la langue, reste cependant que tu ne peux vivre que de ce qui te peut faire mourir. Et qui refuse la mort, refuse la vie.» [15]

« Tout s’est terni. Tout s’est durci. Et l’homme qui ignore le désastre ne pleure pas sa plénitude passée. Il est satisfait par sa liberté qui est liberté de n’exister plus. […] Car voilà un grand mystère de l’homme. Ils perdent l’essentiel et ignorent ce qu’ils ont perdu. […] En effet, ce qu’ils ont perdus ne se lit point dans les matériaux qui ne changent pas. Et les hommes contemplent toujours ce même mélange de moutons, de chèvres, de demeures et de montagne mais qui ne composent plus un domaine. » [16]

Si de l’extérieur elle peut sembler encore présente, c’est parce que l’ordre y est maintenu. La société ne survit que par la force des « gendarmes qui raisonnent avec leurs poings ». Ces derniers appliquent les lois et rétablissent l’ordre, mais ce n’est pas l’ordre qui crée la vie et lui donne sens mais bien l’inverse. Ainsi le respect de la règle par la coercition, loin de refaire un peuple n’est que le fossile d’une civilisation perdue.

Le constat est terrible, et peut sembler désespérant. Quand le peuple s’est divisé, que l’héritage traditionnel s’est perdu, Saint-Exupéry nous enseigne qu’il est inutile de vouloir le réveiller par une mélodie ancienne : les hommes n’y sont plus sensibles.

« Le pouvoir perdu ne se retrouve plus […] car les images meurent comme les plantes quand leur pouvoir s’est usé et qu’elles ne sont plus que matériaux morts près de se disperser, et humus pour plantes nouvelles. » [17]

L’obsession d’un passé souvent idéalisé ne peut mener qu’à l’amertume :

« Faible es-tu, de même que lâche, si tu cours ainsi dans la vie à la poursuite de responsables, réinventant un passé résolu dans la pourriture de ton rêve. Et il se trouve que tu livreras, d’épuration en épuration, ton peuple entier au fossoyeur. » [18]

Pour l’auteur, il ne semble exister qu’une seule voie : ne pas agir seulement par réaction contre la modernité, mais plutôt réveiller le peuple et l’unir dans un cérémonial inédit par la puissance d’un chant nouveau :

« Vint le temps ou le mot liberté qui singeait encore l’appel d’un clairon, se vida de son pathétique, les hommes rêvant confusément d’un clairon neuf qui les eût réveillés et les eût contraints à bâtir. Car seul est beau le chant du clairon qui t’arrache au sommeil.» [19]

« Et mon père envoya un chanteur à cette humanité pourrissante. Le chanteur s’assit vers le soir sur la place et il commença de chanter. Il chanta les choses qui retentissent les unes sur les autres […] et quand ils eurent soif de l’amour entrevu comme un visage, les poignards jaillirent des gaines. Et voilà qu’ils pleuraient de joie en caressant leurs armes ! Leurs armes oubliées, rouillées, avilies, mais qui leur apparurent comme une virilité perdue, car seules elles permettent à l’homme de créer le monde. Et ce fut le signal de la rébellion, laquelle fut belle comme un incendie !
Et tous, ils moururent en hommes ! »
[20]

Philippe de Laitre

Notes

[1] Citadelle, chapitre 117.
[2] Citadelle, chapitre 32.
[3] ”L’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume, et c’est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps”, Pascal, Pensées, fragment 56 dans l’édition Le Guern, Folio Classique, 2004.
[4] Citadelle, chapitre 83.
[5] Citadelle, chapitre 97.
[6] Citadelle, chapitre 97.
[7] Citadelle, chapitre 97.
[8] Ibid., chapitre 208.
[9] Ibid., chapitre 87.
[10] Ibid., chapitre 173.
[11] Ibid., chapitre 83.
[12] Ibid., chapitre 31.
[13] Citadelle, chapitre 11.
[14] Ibid., chapitre 11.
[15] Ibid., chapitre 12.
[16]  Ibid., chapitre 12.
[17] Ibid., chapitre 13.
[18] Ibid., chapitre 208.
[19] Citadelle, chapitre 97.
[20] Ibid., chapitre 12.

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