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Les pontonniers du général Eblé sur la Bérézina (novembre 1812)

Batailles mémorables de l’histoire de l’Europe. Neuvième partie.
Le passage de la Bérézina est un exemple extrême de la capacité de sacrifice de quelques-uns pour sauver le tout.

Les pontonniers du général Eblé sur la Bérézina (novembre 1812)

Le 19 octobre 1812, la Grande Armée évacue Moscou livrée aux flammes par les Russes eux-mêmes. Sur les 450 000 hommes ayant franchi le Niémen avec Napoléon le 25 juin 1812, 100 000 d’entre eux ont fait leur entrée dans la capitale russe en septembre et prennent ainsi le chemin du retour. Ils vont connaître l’une des pires retraites de toute l’histoire militaire, un calvaire dont les sinistres étapes ont pour nom, entre autres, Malojaroslavets, Wiasma, Smolensk ou Krasnoi…

Napoléon avait minutieusement préparé cette campagne. Il avait tout prévu : cartes, dépôt de ravitaillement, itinéraires, troupes de flanquement… Tout ? Non, car ce génie de l’anticipation n’avait pas suffisamment pris au sérieux, d’une part, les conséquences du climat et d’autre part, le potentiel de résistance russes.

À Smolensk, où les troupes impériales arrivent à partir du 13 novembre 1812, ce ne sont déjà plus que 45 000 soldats valides qui forment le noyau de l’armée, entourés par une multitude d’isolés.

Déjà, en plusieurs occasions, les soldats de l’Empereur se sont distingués par leur bravoure. Il faut citer le maréchal Ney qui mène, jusqu’à l’extrême fin de la retraite, les combats d’arrière-garde ou encore la Jeune Garde qui, à Krasnoï le 17 novembre, montre aux Russes que la Grande Armée n’a pas perdu toute capacité de ressort.

Toutefois, le 20 novembre, Napoléon apprend que l’itinéraire de Minsk ne lui est plus ouvert. En effet le flanc sud, qui a été laissé à la garde du contingent autrichien du maréchal Schwarzenberg, n’a pas pu (ou n’a pas voulu) empêcher les Russes de conquérir la ville avec tous ses approvisionnements.

Finalement, si la marche victorieuse vers Moscou entre juin et septembre 1812 n’est en fait pour Napoléon qu’une succession de déceptions (la bataille décisive lui échappe chaque fois), la retraite lui donne l’occasion, ainsi qu’à ses soldats, de surmonter par le courage, l’endurance et la ruse les obstacles qui plusieurs fois semblent signifier la perte définitive des uns et des autres. C’est notamment le cas de la traversée du fleuve Bérézina.

L’itinéraire de la retraite traverse en effet cet affluent du Dniepr que les Français ont initialement l’intention de traverser au pont Borisov. Bien que l’empereur ait confié la protection de ses arrières aux maréchaux Oudinot et Victor, ces derniers ne parviennent pas à empêcher les Russes de détruire le pont en question. Réagissant très vite et comptant sur l’un de ces effets de surprise dont il a le secret, Napoléon ordonne qu’on trouve un passage du fleuve propre à permettre la construction de ponts dont il confie aussitôt la mission au général Eblé, commandant des équipages de ponts de l’armée.

Le corps des pontonniers

Le rôle des pontonniers est de mettre en œuvre les moyens de faire passer les rivières aux armées : ponts de chevalets fabriqués sur place ou ponts de bateaux formés avec des barques réquisitionnées ou avec les pontons transportés dans les bagages de cette unité.

Le 1er bataillon de pontonniers est créé le 7 mai 1795 et rattaché à l’artillerie. Deux autres bataillons sont successivement créés mais le corps repasse rapidement à deux bataillons, soit environ 1 200 hommes, l’un étant rattaché aux opérations sur le Rhin et l’autre aux opérations au-delà des Alpes.

Avant le départ pour la Russie, ce corps s’est déjà glorieusement illustré notamment en deux occasions :
– en mai 1809, non loin de Vienne, les pontonniers travaillent d’arrache-pied pour maintenir les trois ponts qui permettent aux Français de franchir le Danube et de tenir aussi longtemps que possible les villages d’Aspern et d’Essling face aux assauts des Autrichiens ;
– en juillet 1809, au même endroit, les pontonniers font à nouveau merveille en mettant en place en une seule nuit les quatre ponts, préparés à l’avance, sur lesquels passe toute l’armée française, prélude à la victoire de Wagram.

En 1812, sept des onze compagnies du 1er bataillon et tout le 2e bataillon accompagnent la Grande Armée en Russie sous le commandement du général Eblé. Soldat de carrière ayant connu une promotion rapide durant les guerres menées par la République, devenu baron en 1808 puis comte d’Empire en 1812, Eblé s’est notamment illustré sous les ordres du maréchal Masséna dont il dirige le corps d’artillerie au Portugal en 1810.

Le passage de la Bérézina

Lorsqu’il parvient à Borisov, le 25 novembre, l’Empereur décide une manœuvre audacieuse : traverser la Bérézina sur des ponts de bois construits en un point guéable du fleuve, à hauteur du village de Studzianka ; par ailleurs, quelques compagnies de pontonniers laissées à Borisov doivent entretenir les Russes dans l’illusion que les Français entendent encore se servir de ce pont.

Dès le matin, le général Eblé et le général Chasseloup, commandant du génie, sont allés reconnaître le gué en question. Eblé conserve encore avec lui sept compagnies de pontonniers, soit environ quatre cents hommes auxquels s’ajoutent quelques compagnies de sapeurs. Sur le plan du matériel, la dotation est minimum : quelques caissons d’outillage, deux forges de campagne et deux voitures chargées de charbon. Mais le général a aussi eu la prudence, dès Smolensk, d’ordonner à chaque pontonnier d’emporter dans ses affaires un outil, 15 à 20 grands clous et quelques clameaux (un clameau est un crochet d’assemblage, de la forme d’une agrafe).

La construction d’un pont prévu pour l’infanterie et la cavalerie et d’un autre, plus robuste, pour l’artillerie et les voitures démarre vers 10 heures du soir le 25 novembre. Les pontonniers démantèlent les maisons du village de Studzianka et abattent tous les arbres alentour pour fournir le bois nécessaire, les forges sont mises en service tandis que trois petits radeaux sont assemblés pour permettre l’implantation des chevalets qu’il faut enfoncer dans la vase.

Le 26 novembre, à 8 heures du matin, les pontonniers se mettent à l’eau pour mettre en place les ouvrages qu’ils ont préparés toute la nuit. Pendant ce temps, des cavaliers et quelques fantassins entassés sur les radeaux traversent pour établir une tête de pont sur la rive droite du fleuve avec le soutien de quelques canons mis en batterie sur la rive gauche.

À une heure de l’après-midi, l’achèvement du plus petit des deux ponts permet au 2e corps du maréchal Oudinot de gagner la rive opposée avec un peu d’artillerie et de battre définitivement la division russe chargée de tenir cette portion du fleuve.

Puis l’autre pont est terminé vers 4 heures de l’après-midi et permet la traversée de l’artillerie, de la Garde et des diverses voitures de l’armée. Le caractère malgré tout improvisé du pont, la nature vaseuse du sol et l’empressement des attelages à passer causent successivement trois ruptures durant les journées des 26 et 27 novembre. Chaque fois, les pontonniers, malgré leur extrême fatigue, se jettent dans l’eau glacée pour remplacer les chevalets rompus.

Qu’on en juge par ce commentaire attribué à un officier badois du 2e corps d’armée du maréchal Victor :

« À plusieurs reprises les ponts se rompirent sous le fardeau, et il s’écoula du temps avant que les pontonniers qui étaient déjà très fatigués et sans nourriture aucune, eussent réussi à les rétablir. Mais ces braves gens, dans l’eau jusqu’à la poitrine, travaillèrent avec le plus grand zèle et la plus rare abnégation, et ils se dévouèrent à une mort certaine pour sauver l’armée. »

Pendant la nuit du 27 au 28, l’afflux de troupes augmente ; elles amènent avec elles une grande quantité de voitures et de chevaux, provoquant un encombrement de plus en plus difficile à réguler.

Le 28 au matin, les attaques combinées des armées russes sur les deux rives du fleuve rendent la traversée encore plus vitale pour les Français dont la cohue ralentit, voire interrompt fréquemment le passage. Malgré la défense courageuse des troupes du 9e corps du maréchal Victor, les Russes parviennent à placer, en surplomb des ponts, plusieurs batteries qui peuvent désormais en pilonner les abords, faisant des ravages chez les Français. La traversée ne se fait plus qu’au prix d’une lutte dont les perdants finissent dans le fleuve ou piétinés par les leurs.

Vers la fin de journée, le feu ayant cessé de part et d’autre, le général Eblé peut encore faire place nette pour permettre la marche du 9e corps, opération qui nécessite l’intervention de 150 pontonniers pour dégager une véritable tranchée au milieu des cadavres d’hommes et de chevaux, et des voitures brisées et renversées qui encombrent la chaussée du pont.

Dans la nuit du 28 au 29, la foule des soldats, blessés ou malades, employés, femmes, enfants, foule d’isolés que plus rien ne guide hormis l’esprit de survie peut encore passer en abandonnant chevaux et voitures. Mais le confort relatif des bivouacs installés à la faveur de la trêve nocturne et dans la plus totale insécurité les dissuade de saisir cette dernière chance.

À partir de 6 heures du matin, les dernières arrière-gardes du maréchal Victor ayant passé la Bérézina, la foule des insouciants se décide enfin à se précipiter sur les ponts, provoquant un dernier et gigantesque encombrement. Le général Eblé ayant attendu le plus longtemps ordonne enfin à huit heures et demie, qu’on mette le feu aux ponts, livrant aux Russes les quelques 10 000 traînards qui n’ont pas pu passer.

Ce qu’il faut retenir

Le passage de la Bérézina est un exemple extrême de la capacité de sacrifice de quelques-uns pour sauver le tout. Quand les rigueurs du climat, les assauts de l’ennemi, les privations de nourriture ont provoqué la dislocation d’un grand nombre d’unités, seuls l’esprit de discipline et l’attachement à leur chef peuvent expliquer que ces 400 pontonniers aient trouvé l’énergie et le dévouement de s’immerger dans cette eau glacée qui sera fatale à la plupart. Le général Eblé décèdera lui-même d’épuisement un mois plus tard.

Mais cet épisode, indépendamment de son coût considérable en vies humaines, conduit aussi à s’interroger sur ce qui distingue la victoire de la défaite. Coincés entre le Dniepr et la Bérézina, entourés par trois armées russes qui convergent vers eux, les Français sont objectivement dans une situation désespérée. Il faut d’ailleurs sans doute y attribuer la décision du maréchal russe Koutouzov de ne pas assaillir véritablement les Français avant le passage du second fleuve et de laisser la nasse se refermer d’elle-même.

Pourtant, même si le terme de « Bérézina » est, dans le langage courant, synonyme d’échec, le fait d’avoir réussi à passer cet obstacle avec près de 25 000 hommes est à mettre au crédit de Napoléon. Certes, cette « non défaite » ne change rien d’un point de vue stratégique pour les Français mais constitue en réalité, de l’avis général, une belle victoire tactique.

Nicolas L. — Promotion Marc Aurèle

Illustration : Lawrence Alma-Tadema, La Traversée de la rivière Bérézina. 1812 (vers 1859-1869), musée d’Amsterdam. Domaine public.