Lecture : L’Amérique empire, de Nikola Mirković
À l’origine de L’Amérique empire, on ne trouve pas une curiosité dilettante ou subventionnée mais la richesse d’épreuves vécues et surmontées. C’est pourquoi ce livre est promis à un bel avenir.
Les États-Unis ont tant fait coulé d’encre, sans compter le flot de pellicules cinématographiques qui prend sa source à Hollywood ! Leur histoire riche d’un quart de millénaire constitue déjà une des grandes fulgurances de l’Histoire humaine. Comment s’y prendre pour la restituer ? Nikola Mirković a relevé le défi en prenant la puissance comme fil d’Ariane. Résultat ? L’Amérique empire, une dissection des États-Unis au prisme du destin impérial que s’est donnée Washington. À la fois une somme et une enquête passionnante – étayée de plus de 700 notes de bas de pages.
La destinée impériale américaine
Le respect de la chronologie permet de saisir l’engrenage qui entraine la première puissance du monde dans sa situation actuelle de « surextension » impériale. Depuis l’arrivée des pères pèlerins au XVIIe siècle, Nikola Mirković analyse la matrice religieuse de cette Nouvelle Jérusalem, ses ressorts et leurs conséquences jusqu’aujourd’hui. L’ensemble forme un tableau singulièrement complet.
On ne peut qu’être frappé de la précocité de la doctrine Monroe qui, dès 1823, désigne les Amériques comme la zone d’influence exclusive des États-Unis. En moins de cinquante ans, les sujets rebelles au roi d’Angleterre affirment leur prééminence sur deux continents ! Au fil du XIXe siècle, on assiste à la métamorphose de colons affranchis de la couronne britannique en exploiteurs voulant « rendre le monde sûr pour leur capitalisme ». En 1904, le président Roosevelt complète la doctrine Monroe de son « corollaire » : les États-Unis s’autorisent à « exercer un pouvoir de police international ». Un siècle avant l’affirmation de l’extraterritorialité du droit américain, le pays entend déjà disposer du monde.
La possibilité d’une île continentale
L’auteur relate l’extension yankee par l’achat, l’extorsion, le marchandage ou la conquête militaire. Achat de la Louisiane française (22,3% de la superficie actuelle des États-Unis !), extorsion des terres aux Amérindiens contre de menues compensations, achat de l’Alaska à l’empire russe, guerre ourdie contre le Mexique pour obtenir de lui la moitié de son territoire, etc. Cet appétit est soutenu par une immigration abondante et continue en provenance du Vieux continent. En plus des hommes, tous les outils de puissance mûris en Europe se déploient sans limite, selon une orientation proprement yankee.
L’empire et la nation
Nikola Mirković met en évidence l’antagonisme nation-empire qui travaille les États-Unis depuis plus de deux siècles. D’un côté, l’orientation universaliste et conquérante : « l’Amérique s’est fondée en se voulant monde nouveau pour le monde entier ». De l’autre, le pays « entend rester fidèle à sa vocation républicaine et fédérative ». Le courant isolationniste, souvent en sourdine mais jamais évincé, indique la permanence de cette dimension nationale. Ce zèle à cultiver son jardin, qui s’étend d’un océan à l’autre, offre l’assiette nécessaire aux plus grandes ambitions mondiales. Les États-Unis tirent leur force de cette capacité à concilier des tendances contradictoires. Tocqueville observait déjà dans La démocratie en Amérique l’importance d’oppositions concurrentielles à la racine du dynamisme américain. L’annexion de Hawaï, en 1894, nous fournit une illustration. Elle ne résulte pas d’une ambition de la Maison blanche réalisée par des fonctionnaires obéissants. Au contraire, des Américains décidés à étendre leurs intérêts dans le Pacifique extorquent l’annexion de l’archipel au pouvoir local puis soumettent l’acte d’annexion au président des États-Unis. Ce dernier refuse longtemps d’avaliser ce coup de force avant de céder devant le fait accompli.
Destinée manifeste d’abord !
Une singularité du destin américain résulte de l’inversion chez eux du processus impérial. L’empire apparaît généralement à l’apogée d’une structure particulière. Il n’est pas un projet d’expansion territorial mais une tentative de stabilisation par la donation d’un sens métahistorique. 700 ans après la fondation de Rome, le poète Virgile trouve les termes pour justifier a posteriori une destinée manifeste à Rome. Les États-Unis ont commencé par là. Non héritiers de Troie en Flamme mais du volcan religieux de la Réforme, les puritains s’installent aux États-Unis pour fonder la Nouvelle Jérusalem, prédestinée à éclairer le monde. Le ton est donné dès le XVIIe siècle par le gouverneur du Massachussetts, John Winthrop : « Car nous devons considérer que nous serons comme une cité sur la colline et que les yeux de tous les peuples seront tournés vers nous. » Mais historiquement, la bonne conscience religieuse a accompagné une mentalité protestante particulière associant cynisme et matérialisme, ce que résume la formule Bible and Business.
La formation d’un modèle planétaire
Avec la Guerre de Sécession (1861-1865), les États-Unis trouvent leur orientation définitive. Ce que Maurice Bardèche a décrit dans Sparte et les Sudistes. Se met alors en place, au fil des décennies qui précèdent la Première Guerre mondiale, une « civilisation » proprement américaine. Celle qu’on nomme aujourd’hui « l’Occident ».
Nikola Mirković souligne la modernisation précoce de l’agriculture, et l’utilisation habile du dynamisme entrepreneurial et de la petite propriété pour servir in fine de gros ensembles capitalistes. Ainsi, le gouvernement fédéral décide de mesures d’appel séduisantes pour attirer des émigrés dans le Mid West et mettre en valeur des terres vierges. Suite à l’accroissement colossal de la production agricole, les petites fermes ne peuvent plus supporter la concurrence. Un grand nombre de paysans n’a alors d’autre choix que de vendre ses terres à plus riche que lui et d’y travailler comme employé.
Une grande crise économique ébranle les États-Unis en 1893 et 1894. Mais l’agitation populaire et la résistance syndicale ne peuvent rien contre l’élite organisée du patronat. Le système capitaliste sort renforcé et plus inégalitaire que jamais d’une « crise » qui est davantage une mue. Aux États-Unis mieux qu’ailleurs, l’oligarchie capitaliste s’arroge systématiquement les incertitudes historiques – et les great reset qu’elles permettent. La différence avec les pays européens se joue dans la plus grande désaffiliation de l’élite vis-à-vis du peuple déjà réduit au rang d’une masse de producteurs-consommateurs. Les disparités identitaires parmi la population récemment émigrée minent la capacité de coordination des travailleurs : une opposition populaire devient efficace lorsqu’elle constitue une communauté politique et s’enracine dans une cohérence identitaire.
La réinitialisation de l’Europe
Nikola Mirković rend compte des arcanes de chaque avancée du projet impérial américain. La mise en coupe réglée de l’Amérique latine, la manipulation de l’opinion publique pour l’entrée en guerre en 1917 et en 1941, et bien sûr le maintien de la tutelle impériale en Europe depuis 1945. Le Vieux continent passe en effet sous domination américaine au terme des deux conflits mondiaux (et en 1990 pour l’Europe centrale). L’économisme comme modèle post-politique, la société de consommation comme nouvelle matrice culturelle et l’immigration comme politique de peuplement passent de ce côté de l’Atlantique. Comme le décrit Nikola Mirković, la reconstruction d’après-guerre entraine la refonte et la vassalisation des sociétés européennes : « Aux Européens le confort et les réfrigérateurs, téléviseurs et sèche-cheveux… de la société de consommation, aux États-Unis le pilotage du modèle politico-économique et de l’armée. C’est le compromis que l’Europe de Bruxelles a validé avec Washington. »
Cette grande réinitialisation ne signe pas la fin du politique, mais son escamotage en Europe au profit d’une puissance impériale centrée en Amérique. Car la mutation se fait sous bonne garde et dans la crainte d’une invasion soviétique. Au début des années 1950, plus de 400 000 soldats américains occupent le Vieux continent ; encore 200 000 pour la seule Allemagne fédérale en 1990, avant que la fin de la guerre froide n’étende la présence de l’OTAN à l’Est en même temps que s’allège sensiblement le dispositif militaire américain. Aujourd’hui encore, sur les 200 000 militaires américains déployés hors de leurs frontières nationales, 85 000 sont stationnés en Europe.
Raisons de l’hégémonie et leçons historiques
Nikola Mirković relate par le menu l’affirmation d’une puissance financière et monétaire indépendante du pouvoir politique, un élément symptomatique de l’emprise oligarchique, dans laquelle l’instauration en 1913 de la Réserve Fédérale Américaine marque un basculement. La puissance impériale américaine n’est pas seulement militaire, commerciale ou culturelle. Elle réunit tous ces facteurs parmi lesquels la finance joue un rôle de catalyseur et de coordination. L’auteur cite en ce sens le professeur David Graeber (cf. Debt : the first 5,000 years) : « il y a une raison pour laquelle le magicien dispose d’une étrange capacité à créer de la monnaie à partir de rien. Derrière lui se tient un homme avec un fusil ».
L’étude de l’histoire administre de siècle en siècle les mêmes leçons. À l’heure des conflits antiques, Thucydide remarquait : « il est dans la nature de l’homme d’opprimer ceux qui cèdent et de respecter ceux qui résistent » ou encore « le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir. » L’épopée américaine n’illustre pas autre chose ; le problème, c’est que l’Europe joue le mauvais rôle.
Par son origine serbe, Nikola Mirković a éprouvé l’empire américain à travers le démantèlement de la Yougoslavie avant d’en faire son objet d’étude. C’est ce qui rend son enquête si convaincante. Le lecteur suit la pensée d’un homme qui a compris l’essentiel par impression, puis qui a raisonné son impression par l’étude rigoureuse et la probité intellectuelle. À l’origine de L’Amérique empire, on ne trouve pas une curiosité dilettante ou subventionnée mais la richesse d’épreuves vécues et surmontées. C’est pourquoi ce livre est promis à un bel avenir.
Thibaud Gibelin
Nikola Mirković, L’Amérique Empire, éditions Temporis, 336 pages, novembre 2021