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Le Prince d’Aquitaine ou comment vaincre le « Siècle de 1914 »

Christopher Gérard est déjà l’auteur de quatre romans : Maugis, Le songe d’Empédocle, Porte Louise et Vogelsang. Son œuvre s’enrichit pour notre plus grand plaisir du Prince d’Aquitaine, paru le 30 août aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.

Le Prince d’Aquitaine ou comment vaincre le « Siècle de 1914 »

Ce récit incandescent se noue en 1914, lorsque le grand-père du héros et figure tutélaire de la famille reçoit devant Anvers des blessures de guerre qui le rendent infirme à jamais.

Une tragédie européenne en trois générations

À travers les confidences d’un Européen à son père, la déchéance et la renaissance de notre civilisation nous apparaissent fugitivement, comme à la lumière d’un éclair. Car le récit tout entier est une figure de style : une synecdoque, du drame familial à la tragédie d’un peuple. Le descendant, s’exprimant à la première personne, parle pour les enfants du siècle, et l’écho de sa plainte aiguë et contenue tremble comme le manifeste implacable de l’Europe éternelle contre la modernité vaincue, un père failli et pourtant omniprésent. Les ressources du style romanesque offrent à cette poignante catilinaire un tour élégant et l’enrichissent de détails qui chacun invite à la rêverie ou à la réflexion.

Le narrateur s’avère bien un émule du Desdichado de Gérard de Nerval, auquel fait référence le titre du roman. Sa traversée de l’Achéron vers la rive de Vénus et du Soleil invaincu, c’est le cheminement incertain d’Europe au-delà du siècle maudit, au-delà de ses mutilations et de ses intoxications.

À la recherche du père

C’est peu de dire le Prince d’Aquitaine étranger à son siècle. Au fond, il n’est pas chez lui dans l’Europe de masse : celle de l’élevage scolaire et des centres de vacances industriels, des passions pour tous et des délices de l’abondance en toc. L’envers pacifiste de l’Europe de la conscription et des orages d’acier qui a déshonorée la guerre.

La vie du héros, en une patiente insurrection contre le règne de la quantité, affronte tout ce qui s’y soumet, à commencer par sa famille dont les péripéties inspirent une détresse noire. La mère est une femme moderne (d’ailleurs d’ascendance américaine), assidue à son emploi pour le compte d’une multinationale. Il est vrai que l’hygiène de vie désastreuse du père condamne le ménage à un train de vie que le pillage de la fortune familiale ne peut durablement assurer.

Car la mère subit après tout sa situation. Ce qui est marqué au fer rouge, c’est la déchéance de l’homme et en conséquence cette « atmosphère de liquidation permanente, d’affaissement continu ». La faillite de l’homme européen est la grande problématique du roman.

Le mauvais génie du siècle

C’est toujours le siècle de Mort à Crédit, de la féodalité financière, de la vulnérabilité humiliante que cause l’endettement. Mais l’après-guerre n’a plus de scrupule : on n’achète pas seulement l’avenir, on liquide le passé à plein régime. Le siècle tire sa substance d’une ingratitude illimitée à liquider le millénaire dont il s’estime le couronnement, alors qu’il en est le fossoyeur. Ainsi le père vend-il l’avenir de son enfant pour une jouissance de plus.

Un siècle se résume en son cœur. Pour l’Europe occidentale, c’est les « Trente Glorieuses », ainsi désignées par l’économie, et que l’histoire rebaptisera sans doute « Trente Fangeuses », tant la veulerie matérialiste y a triomphé. Aussi le procès du siècle étrille-t-il « le mièvre résidu de ces années que ta génération surnommaient les Golden Sixties » et « l’esprit de mon temps si vulgaire, celui des Plastic Seventies ».

Retrouver le fil

La seule figure bienfaisante de la famille est la grand-mère. Par elle, l’enfant retrouve le sens d’un passé bien plus fécond que le présent. De la culture classique dispensée à l’Athénée, le narrateur remonte le fil du temps. Comme souvent avec Christopher Gérard, une importance singulière est conférée aux fouilles archéologiques, initiation à la plus longue mémoire. Au gré des échappées, le fils affirme sa valeur d’homme : « pour la première fois, la discipline, joyeusement acceptée, me semblait une amie ». Il y apprend aussi à se comparer au père qui sombre dans le vice. Alors un autre siècle se dessine « la nuque raide, la voix assurée, le cœur en folie ».

Le sacre du printemps

Ce qui surprend au milieu de tant d’épreuves, c’est l’abnégation d’une profonde joie. La candeur, la simplicité, une gourmandise pleine de fraicheur émaillent les chagrins d’enfance et de jeunesse. Ces traits indiquent la robustesse d’un caractère obstiné, en quête vers la lumière.

Une fois atteint l’âge viril, le héros honore tout ce qui entretient et ranime le beau, cultive l’élégance vestimentaire et apprécie les bon vins. Mais ce n’est que le reflet d’une renaissance : la paix victorieuse sur le siècle. Face à ses démons, ni loi du talion, ni riposte idéologique. Seulement le dépassement, comme y invite le Zarathoustra de Nietzsche : le lion se fait chameau, puis le chameau se fait enfant. Le narrateur retrouve alors un élan plein de ferveur et d’oubli. L’amour d’une femme, prélude à un nouveau cycle familial, est l’élément indispensable à cette complétude de l’homme qui le libère en le liant.

Le prince d’Aquitaine plaira sans doute aux esthètes, et non moins aux hommes d’action. Puisse-t-il inspirer les lecteurs à être l’un et l’autre ! C’est le mérite que l’on peut attendre d’un roman qui célèbre une paix profonde, obtenue par un noble combat : inviter chaque Européen à affronter son destin, et renouer avec lui.

Thibaud Cassel

Christopher Gérard, Le Prince d’Aquitaine, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 160 p., 19,90 €, ISBN : 978-2-36371-256-1