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Le Cabinet des antiques. Les origines de la démocratie contemporaine

Plein de sa longue fréquentation des auteurs antiques, de leurs sagesses et de leurs leçons, Michel De Jaeghere défend une vision constructive de l’histoire et pourfend l’analyse moderne et prétentieuse des déconstructeurs.

Le Cabinet des antiques. Les origines de la démocratie contemporaine

Michel De Jaeghere, historien spécialisé en histoire des idées politiques, directeur du Figaro Histoire et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, nous offre à la lecture un ouvrage impressionnant d’érudition, une étude fouillée de la démocratie des antiques jusqu’à l’avènement de la démocratie contemporaine.

Une critique au vitriol de l’historiographie contemporaine

Plein de sa longue fréquentation des auteurs antiques, de leurs sagesses et de leurs leçons, Michel De Jaeghere défend une vision constructive de l’histoire et pourfend l’analyse moderne et prétentieuse des déconstructeurs ne voyant dans les anciens que des imperfections, des mécompréhensions, des savoirs surannés mais aussi des pensées faibles et stéréotypées.

« Telle est la sombre grandeur proposée désormais à l’historien contemporain : consacrer ses efforts à discréditer les auteurs anciens en montrant à quel point ils avaient été tributaires de leurs aveuglements ; souligner les lacunes, la myopie, l’extravagance de leurs jugements ; débusquer préjugés de classe et stéréotypes de genre ; dresser l’inventaire, la généalogie de leurs successives réinterprétations par chaque génération. »

Au contraire, Michel De Jaeghere nous invite à lire et penser à nouveaux frais l’expérience et la culture toujours fertiles des anciens, sortir du relativisme ambiant et de la suffisance des temps modernes pour apercevoir les permanences de la nature humaine, les similitudes voire les redondances de l’histoire, se servir du phare des antiques pour éclaircir la modernité.

La confrontation des idées et des faits

Par un exercice de dépouillement des origines de la démocratie athénienne, Michel De Jaeghere lève les confusions et la vision manichéenne qui règne à l’endroit de cette illustre démocratie.

L’apogée du « miracle grec » est à juste titre décrite comme la période de tant de merveilles :

« Le génie des Hellènes aussi bien dans la médecine avec Hippocrate, dans la littérature avec Pindare, le théâtre d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, les comédies d’Aristophane ; dans l’Histoire avec Hérodote et Thucydide ; dans la philosophie avec les présocratique, Héraclite, Parménide et Zénon d’Elée, Démocrite, les sophistes Protagoras et Gorgias, Socrate dont la pensée sera diffusée, développée, exaltée au siècle suivant par ses disciples, Platon et Xénophon, prolongée et entendue à toutes les dimensions du savoir par Aristote. Le génie grec s’était manifesté au même moment de façon éclatante dans le domaine artistique […] une conception du beau qui fasse de lui un reflet du bien et du vrai. »

Cet âge d’or est aussi celui de la naissance de la démocratie, le symbole moderne insurmontable de la perfection politique.

Toutefois cette époque est également le lieu de tous les mirages, Michel De Jaeghere démontre que la démocratie grecque est invoquée pour conférer l’autorité de ce qui traverse l’histoire sans s’altérer, usant des précédents prestigieux pour légitimer le régime actuel.

Pour autant les différences entre les deux modèles démocratiques sont nombreuses, parmi les plus saillantes ; les femmes étaient exclues des délibérations politiques, l’esclavage était le pilier de la liberté d’antan grâce à quoi les hommes libres pouvaient disserter sur les affaires publiques et seuls les hommes riches propriétaires terrains pouvaient y prendre part.

L’origine de la renommée du régime démocratique antique laisse aussi pensif sur le rapport supposé de la démocratie d’aujourd’hui à celle d’hier : celle-ci s’est fondée sur la victoire des cités grecques contre la Perse, lors des deux guerres médiques, ainsi que sur l’hégémonie d’Athènes sur une grande partie du monde grec au lendemain de ces guerres médiques. Parmi les éléments invoqués pour glorifier cette démocratie : la liberté des Athéniens est censée justifier la force des armées, car « n’étant esclaves ni sujets de personne », ils auraient trouvé leur propre intérêt à accomplir leur tâche avec zèle.

Bien qu’il soit l’avènement d’un système où un ensemble plus large d’individus est amené à donner son avis sur les affaires publiques et où le dernier mot devait rester au peuple s’exprimant par un vote majoritaire, la réalité de ce régime contraste avec la transparence de ses nouveaux principes. Cette Athènes démocratique est pénétré de lumières tant que d’ombres : l’égalité de ces principes côtoie la corruption des politiciens, la rationalité de ces délibérations sont pétries de démagogie enrôleuse, les forces armées du régime peuvent être impitoyables et cruelles envers ses ennemis.

À son tour, l’empire romain, glorieux de sa souveraineté et concorde politique sur une terre étendue aux peuples divers, est mis en avant pour justifier le contexte social actuel, fruit du régime politique : la réunion sur une même terre de peuples hétérogènes à tous points de vue. Une fois de plus, la comparaison n’est pas raison. Ce malencontreux rapprochement est la conséquence d’une courte vue doublée d’une approximation historique : les peuples étaient certes divers mais sous l’influence assimilatrice du régime, ils possédaient un socle religieux commun, une langue, des traditions et des usages semblables.

Les principes de la démocratie antique

Michel De Jaeghere entreprend une profonde révision des sources et principes des deux systèmes démocratiques pour cerner tout ce qui les sépare.

« La communauté politique n’existe pas seulement en vue de la vie en société, mais en vue de l’accomplissement du bien » Aristote, Politique, 1281a.

L’auteur reprend les sources de la pensée politique antique : sa boussole est la recherche du bien commun, la démocratie permet l’accès à tous les membres d’une communauté de prendre part aux délibérations sur le Bien et le Juste. La source du droit était hors de ce monde, elle provenait selon les mots d’Aristote de la « loi universelle » déductible des fins de la nature humaine et reflet de l’ordre de l’Univers. Dans De Legibus, Cicéron ajoute :

« La loi, dans son essence, n’est ni une invention issue du génie des hommes, ni une décision arbitraire des peuples, mais quelque chose d’éternel qui règne sur le monde entier par la sagesse de ses commandements et de ses défenses ».

Son origine n’est autre que « la pensée de la divinité édictant selon la raison des obligations et des interdictions qui s’étendent à toutes choses. » La loi est hors du monde, les lois civiles n’en devaient pas moins s’efforcer d’en être le reflet, « l’ombre imparfaite ».

En plus de son fondement sacré, le droit était issu de ce qui régissait depuis des temps immémoriaux le fonctionnement de la communauté : la coutume, les mœurs, les traditions, tout autant que par le souci permanent de son adéquation avec l’idéal de justice et sa conformité au bien commun.

« Toujours, dans toutes les civilisations, écrit-il, la loi était l’expression d’une réalité supérieure à l’homme, d’un bien objectif, d’un bien commun que l’homme traduisait, interprétait, codifiait librement, mais non arbitrairement. »

Quant à la légitimité de la loi :

« La légitimité de la loi, résume Madiran, celle du pouvoir, celle des gouvernants résidaient dans leur conformité à cet ordre supérieur ».

Les principes de la démocratie contemporaine

L’inspiration de ce nouveau régime est bien athénienne, la preuve en est donnée par la conservation du fonctionnement général : le suffrage, la libre participation à la vie politique… Toutefois, même si les modalités restent semblables, le grand renversement s’opère sur les racines du droit ainsi que sur la source de sa légitimité.

Ce qui sous-tend le nouveau régime est alors une utopie fondatrice de la philosophie politique moderne : celle qui fait obéir les communautés humaines à la logique du contrat social. L’idée selon laquelle il y a eu un contrat contresigné par la libre volonté de ceux qui ont entendu vivre ensemble sous les mêmes lois. Voici la source nouvelle du principe de tout pouvoir souverain. La source ainsi que l’ordre juridique deviennent conventionnels, ils reposent sur le consentement de ceux sur lesquels s’exerce l’autorité des lois.

L’auteur critique l’horizon de cette nouvelle démocratie : comme une fin en elle-même. Elle est devenue le seul mode de désignation légitime des gouvernants, les régimes non démocratiques deviennent, aux yeux de ses tenants, immoraux.

« La démocratie, résume l’Américain Garaint Lipset, n’est pas seulement ou fondamentalement un moyen par lequel différents groupes peuvent atteindre leurs buts, ou chercher une bonne société ; c’est la bonne société elle-même en action ».

Toute comparaison sur le fondement du bien-être des populations dans d’autres régimes politiques devient bannie et honnie.

« Nul ne s’interroge, aujourd’hui, par exemple, sur la situation qui est celle de l’Afrique du Sud, et il paraîtrait indécent de se demander si la condition des populations y est meilleure ou pire que du temps de l’apartheid ; d’invoquer l’insécurité, la chasse aux fermiers blancs, le climat de guerre civile, la progression impressionnante des bidonvilles […] le recul économique de ce qui fut le premier grenier de l’Afrique et la première puissance d’Afrique australe. »

Cette société nouvelle inaugure une nouvelle anthropologie : l’homme n’est pas la création d’une divinité, il n’est pas l’hériter d’une tradition et un membre d’une communauté naturelle et enracinée. L’homme devient un individu libre, ayant des droits inaltérables fondés sur des principes universels issus de la révolution des Lumières, il n’est fils de personne et son propre souverain.

«  Celui d’une société qui serait bientôt réputée s’identifier à l’idée de liberté par le fait même que, constituée par l’accord des volontés des individus, elle n’avait d’autre objet que la défense de leurs droits ; qu’elle faisait profession de bâtir sur une table rase (appelée, en tout cas, à le devenir devant elle), dans l’ignorance des oppositions nationales et religieuses, des traditions enracinées qui avaient jusqu’alors charrié avec elles le chaos, et fait de la vieille Europe un enfer. Non plus une nation – le peuple qui vous a donné naissance -, une patrie –la terre des pères-, mais bien plutôt un projet émancipateur des chaînes du passé. »

La révolution juridique à l’œuvre s’avère bien plus qu’une évolution, qu’une transformation : c’est une négation.

Au regard des principes de la démocratique athénienne, il s’opère un démantèlement de la loi naturelle ancestrale au profit d’un principe arbitraire et conventionnel, évoluant autour de la simple orbite de la volonté générale, c’est-à-dire au gré des vents.

« La volonté que nous observons en analysant les processus politiques est en grande partie fabriquée, et non pas spontanée. Et c’est dans cette contrefaçon que consiste fréquemment tout ce qui correspond dans la réalité à la ‘volonté générale’ de la doctrine classique. Pour autant qu’il en va de la sorte, la volonté du peuple est le produit, et non pas la force motrice, de l’action politique. »

La liquidation des sociétés naturelles

Par l’analyse historique et descriptive de l’auteur, il ressort des différences fondamentales entre les deux démocraties :

« Lorsque l’homme grec définit ainsi la liberté humaine comme le fait de ne pas être détourné de sa fin par une force arbitraire (et non point comme les Modernes, qui ont cru pouvoir émanciper la liberté elle-même, comme le droit de déterminer soi-même sa fin), lorsqu’il l’identifie au règne de la loi qui garantit et préserve le citoyen des caprices du tyran, il faut dès lors comprendre de quoi on parle : non de la soumission à un texte de circonstance, arraché par la dictature de l’opinion, fut-ce au terme d’une procédure légale, d’un consensus électoral, non plus que de la revendication d’une autonomie étrangère à l’ordre du monde, à la loi naturelle, à la raison (« la liberté, dit Rousseau, c’est l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite ») ; la liberté consiste pour le Grec à n’être tenu d’obéir qu’à une loi conforme à la nature humaine, à son accomplissement dans une communauté civique ordonnée à la poursuite du Vrai, du Beau et du Bien : une loi qui n’est pas le reflet de nos désirs instables, mais le fruit d’une recherche exigeante, d’un effort de discernement qui a pris en compte les voix des morts, la sagesse des siècles ; qui n’est pas l’expression de la volonté générale, mais de la commune Raison. »

L’ordre juridique nouveau transforme le corps social : l’auteur en étudie longuement les conséquences. L’avènement d’une idéologie fondée sur une anthropologie réductrice de l’homme cache en creux un projet et une dynamique qui tendent à détruire tout ce qui empêche la libre détermination de l’individu souverain : la famille, la nation et l’église.

La spiritualité s’efface au profit d’un matérialisme prégnant : l’accomplissement de l’homme se borne alors à la satisfaction de ses désirs individuels, sa maxime pourrait être : « jouir sans entrave ». L’individualisme forcené anéanti progressivement la dimension sociale, communautaire et spirituelle de l’homme des sociétés naturelles pour faire émerger triomphalement l’individu-roi.

Au terme de l’ouvrage, la démocratie contemporaine se révèle être un trompe-l’œil : formellement semblable à la démocratie antique, profondément différente. La modernité – et son régime politique – signe la rupture totale avec les civilisations traditionnelles européennes passées : elle renverse les piliers fondateurs des sociétés naturelles.

« Toute l’histoire européenne paraît ainsi ratifier cette définition tripartite : la nation tire son origine de la famille ; elle la dépasse en ordonnant sa fin au bien commun ; mais elle n’est consolidement fédérée que par une religion commune. »

Hugo Le Bougnat