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La réécriture des mythes européens dans le Seigneur des Anneaux (1/3)

La réécriture des mythes européens dans le Seigneur des Anneaux. Première partie.

La réécriture des mythes européens dans le Seigneur des Anneaux (1/3)

J. R. R. Tolkien disait qu’il avait été plus marqué par les auteurs classiques que par la littérature anglaise, et que c’était grâce à Homère qu’il avait découvert le plaisir de la lecture. Comme ce dernier, et comme Virgile ou Shakespeare, auxquels il s’était comparé, Tolkien a repris une matière ancienne pour la remodeler en une épopée intégrée à ce qu’il appelait « une longue ligne continue, indivisible », une tradition héroïque et littéraire.

Lorsque les adaptations cinématographiques du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson sont sorties, il y a eu un véritable engouement pour l’œuvre de Tolkien, devenue accessible même à ceux qui ne lisent pas. Ce n’est pas sans raison : elle parle à l’âme européenne, au point que plusieurs cinémas ont vu leurs publics se lever, crier ou pleurer lors de certaines scènes. Par exemple, celle où les cavaliers du Rohan arrivent devant Minas Tirith assiégée, lorsque le roi Theoden fait son discours et lance la charge qui fend les rangs adverses.

Il y a tout dans cette scène. L’ennemi venu de l’Est, serviteur d’un Dieu-roi qui veut envahir et asservir les peuples libres de l’Ouest. L’adversaire mène le siège, la Cité Blanche est sur le point de céder alors qu’elle est le dernier rempart contre l’invasion. L’ennemi a même commencé à pénétrer la ville quand, enfin, s’avancent, à l’aube, les Rohirrim venus sauver leurs alliés et protéger leurs familles, leur terre, leur liberté. Tous les guerriers ont quitté leur pays pour cette ultime bataille. Sonnent les cors qui ont déjà sonné mille fois, chargent les guerriers qui portent les armures et les épées de leurs ancêtres, vers la mort pour beaucoup, et l’asservissement, sans doute, pour tous les hommes de l’Ouest s’ils échouent. Mais ils vaincront. En lisant ce passage, on peut bien sûr penser à la charge de cavalerie menée par le roi de Pologne Jean III Sobieski et ses hussards, pour briser le siège de Vienne encerclée par les Ottomans en 1683. Les amateurs du Seigneur des Anneaux débattent depuis longtemps pour savoir si l’auteur s’en est ou non inspiré.

Tolkien trouvait que l’Angleterre manquait de légendes comparables à celles des Scandinaves, Grecs, Latins, ou encore Celtes. Il a plusieurs fois signalé son envie de donner à son pays une mythologie qui lui serait propre. Pour cela, il a repris des mythes européens et a créé son univers, avec ses dieux, ses peuples, ses langues, ses paysages différents… Et pourtant si proches des nôtres. Ce sont en réalité les mêmes, comme nous le verrons à travers ses inspirations païennes, puis chrétiennes, et des thèmes qui lui sont chers.

Une Europe mythique

On trouve à l’origine des romans, un but : constituer des sagas, des mythes, une histoire fictive et mythologique pour son pays. Comme l’écrit J. R. R. Tolkien dans une lettre de 1951 : « J’avais dans l’idée de créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées, allant du grandiose et cosmogonique au conte de fées des Romantiques – le grandiose étant fondé sur ce genre mineur qui se trouve au contact de la terre, le mineur tirant sa splendeur de la vaste toile de fond, […] que je pourrais en toute simplicité dédier à l’Angleterre, à mon pays[1]. »

Et pour que ces histoires soient effectivement rattachées à sa terre, l’Angleterre, il faut bien qu’elles s’y déroulent : « Ce nom [Terre du Milieu] est la forme moderne (apparue au XIIIème siècle, et toujours en usage) de midden-erd > middel-erd, un nom ancien désignant l’oikoumenē, la demeure éternelle des Hommes, le monde objectivement réel, spécialement opposé, dans son usage, aux mondes imaginaires (tel que le Pays des fées) ou invisibles (comme le Paradis ou l’Enfer). Le décor de mon récit est cette terre, celle sur laquelle nous vivons à présent, mais la période historique est imaginaire. »

Dans la première édition du Seigneur des Anneaux, le Prologue et les appendices expliquent que « l’éditeur » n’a fait que retranscrire de façon moderne le « Livre rouge », que Bilbo, Frodo et Sam écrivent à la fin du roman, et que l’on aurait conservé grâce à des copies. Toutefois, dès la seconde édition, cette prétention s’estompe pour ensuite disparaître en 1966. Toujours dans ses lettres, l’auteur précise pourtant qu’il s’agirait du récit d’un « âge oublié, 6 à 7.000 ans avant notre ère ». Vincent Ferré, dans Lire J. R. R. Tolkien, explique que ce dernier, « créateur d’Arda et de la Terre du Milieu, a donné à ses lecteurs accès à un passé mythique et fictif de notre Terre, aussi héroïque que ses grands modèles ».

La Terre du Milieu est donc bien notre Europe, même si la carte n’y correspond pas vraiment. Et c’est normal : il est connu que les continents n’ont pas toujours eu l’aspect que leur connaissons aujourd’hui, à cause des mouvements des plaques tectoniques. Il n’est pas absurde de penser que l’on puisse trouver des similitudes. Et elles existent ; une large terre inconnue, à l’Ouest, demeure des dieux, située par-delà une mer infranchissable ; une immense étendue presque désertique au Sud du Gondor, le Harad, d’où viennent les Suderons à la peau sombre ; entre ces deux terres, une petite mer intérieure, la large baie du Belfalas ; à l’Est, des terres dont on ne sait rien ou presque. Avec les diverses indications géographiques laissées par Tolkien, certains se sont essayés à proposer une vue d’artiste de notre Terre telle qu’elle aurait pu être au temps des guerres de l’Anneau. On trouve des cartes de ce genre dans The Atlas of Middle-Earth, de Karen Wynn Fonstad. Celle-ci par exemple, du Second Âge, ou bien celle-là pour le Troisième âge, griffonnée par l’auteur lui-même[2].

Une autre raison à la création de son univers, que Tolkien a toujours rappelée avec constance, était l’envie de donner un cadre aux langues qu’il inventait. Fin philologue et professeur de vieil anglais à l’université d’Oxford, il a notamment produit une traduction de Beowulf, un poème épique scandinave peut-être composé dès le VIIème siècle, équivalent anglo-saxon de la Chanson de Roland. Ce texte ne nous est connu que par une seule transcription du Xème siècle, fortement teintée de christianisme, effectuée par un moine copiste. Cela n’est pas sans rappeler la transcription des légendes irlandaises ou des Eddas selon le même procédé, en partie modifiées mais tout de même préservées par les copistes chrétiens. Cette traduction était révolutionnaire, car l’approche de Tolkien fut de considérer Beowulf – alors vu comme un simple texte folklorique – en tant que pièce historique riche d’enseignements, ce qui est assez révélateur de sa manière d’appréhender le légendaire. Pour son univers propre, l’auteur s’inspire de ses connaissances dans différentes langues mortes afin d’en créer de nouvelles. Ainsi, le rohirrim a des racines dans l’ancien anglais ; le quenya, langue des Elfes nobles, puise dans le latin ; le sindarin, celle des Elfes gris, a des correspondances avec le gallois ; enfin, le nain a des structures grammaticales que l’on retrouve dans le vieux norrois voire l’hébreu.

L’un des aspects notables, et très européen, que l’on retrouve dans l’univers de Tolkien est la composition du groupe des héros, qui respecte la trifonctionnalité indo-européenne révélée par l’historien et linguiste Georges Dumézil. Les Indo-Européens, ancêtres des peuples européens modernes d’un côté et indo-aryens de l’autre, s’occupaient des divers aspects de la société conçus comme dans une répartition des fonctions primordiales. La première était celle du sacré, magico-religieuse et liée à la souveraineté, associée à la couleur blanche du jour. C’était le domaine des prêtres comme des rois, qui faisaient le lien entre les hommes et les dieux, ayant la connaissance du surnaturel et la tâche de guider ou d’instruire. Dans la Compagnie de l’Anneau, ce sont Gandalf le magicien et Aragorn le roi thaumaturge qui remplissent cette fonction. La deuxième catégorie est celle de l’aristocratie militaire, vouée à la guerre et à la protection de la société. Sa couleur est le rouge, de l’aube et du crépuscule, mais aussi du sang et de la force vitale. Il s’agit des personnages de Boromir, Legolas et Gimli. Enfin, la troisième fonction, liée à la couleur noire de la nuit et de la terre fertile, est celle de la production et de la reproduction, incarnée par les quatre Hobbits qui savent aussi prendre les armes quand il le faut. Dans l’univers mental de tous les peuples indo-européens, ce schéma des trois fonctions assurait l’équilibre ainsi que la bonne marche du peuple dans son ensemble, l’ordre respecté et naturel d’une société saine.

On la retrouvait encore jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, avec la théorie des ordres d’Adalbéron de Laon : « ceux qui prient » (oratores), « ceux qui combattent » (bellatores) et « ceux qui travaillent » (laboratores). Jean Haudry, linguiste spécialiste des Indo-Européens, en parle comme d’une « conception du monde et non une organisation de la société »[3]. Dans cette optique, on pourrait également explorer le thème indo-européen des fautes du guerrier, elle aussi identifiée par Georges Dumézil, et applicable aux Elfes, à Thurin ou peut-être à Aragorn qui souhaite « réparer la faute d’Isildur »[4].

Les Hobbits sont la représentation de la troisième fonction, mais aussi sans doute, aux yeux de Tolkien, des hommes de son temps. Ils aiment vivre simplement, à la campagne, cultiver – mais pas trop durement –, manger, fumer, flâner, boire et chanter sans se préoccuper de ce qui se passe à l’extérieur de leur chère Comté. Dans ses lettres, l’auteur explique que leur petite taille est l’image de leur petitesse morale, ce qui ne les empêche pas de faire acte de courage et même d’héroïsme.

Sam incarne le mieux ce paysan anglais, bon et un peu fruste, jeté dans l’effroyable Première Guerre mondiale qui a traumatisé l’auteur. Il est le véritable héros de l’histoire, qui ne rêve que de jardiner tranquillement mais restera fidèle à son compagnon jusqu’au bout, au point de le porter jusque dans le cœur du Mordor. Dans une autre lettre, Sam est décrit par Tolkien comme « un décalque du soldat anglais, les secondes classes et les ordonnances qu’[il a] connus pendant la guerre de 1914, et qu[‘il] trouvai[t] de loin supérieurs à [lui]-même ». Les quatre Hobbits sont des êtres enracinés qui partent dans une aventure dont ils ne mesurent pas l’ampleur, vers un objectif dont ils ignorent tout, avec des enjeux qui les dépassent. Mais ce dont ils sont sûrs, c’est de ce pourquoi ils s’y engagent.

Valoë F.
Mémoire de fin de cycle de formation ILIADE
Promotion Don Juan d’Autriche, 2016/2017


Notes

  1. The Letters of J.R.R. Tolkien, de Humphrey Carpenter. A ce sujet, voir aussi Tolkien’s Art : A Mythhology for England, de Jane Chance.
  2. Pour aller plus loin sur la géographie de la Terre du Milieu, on peut lire la riche analyse faite par Claire Panier-Alix et publiée sur l’excellent site Tolkiendil.
  3. rebellion-sre.fr
  4. Cela a été développé dans une conférence donnée par Jean Chausse, publiée sur le site JRRVF.

Il ne s’agit là que d’une brève et incomplète approche. Parmi les auteurs ou sites cités au cours de l’article, nous conseillons tout particulièrement la lecture de :
– Vincent Ferré, Lire J. R. R. Tolkien et Sur les rivages de la Terre du Milieu
– François-Matin Fleutot, Les Mythes du Seigneur des Anneaux, éditions du Rocher (2003)
– Les articles et essais de tolkiendil.com
– Les articles et essais de jrrvf.com

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