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La puissance et la foi, d’Alain de Benoist

N’en déplaise aux « républicains » de tous poils, les logiques de la puissance (politique) et de la foi (religieuse) entretiennent depuis longtemps des rapports complexes. Alain de Benoist nous invite à une « généalogie » de ces rapports qui ont contribué à façonner la vision proprement européenne du politique. Jusqu’à une date récente…

La puissance et la foi, d’Alain de Benoist

Quel rapport existe-t-il entre foi et puissance, entre pouvoir politique et pouvoir spirituel ? Est-il encore pertinent d’aborder cette question dans ce qu’il faut bien appeler l’Occident et plus particulièrement en Europe de l’ouest, parties du globe où la sécularisation aurait dû signer l’indépendance et la victoire définitive de la sphère politique sur la sphère spirituelle ? Y a-t-il eu effacement du spirituel ou au contraire transfusion de celui-ci au sein du politique ? Et quels sont les concepts fondamentaux qui ont fondé la pensée religieuse européenne ?

Ces questionnements, centrés autour de la notion éminemment schmittienne de « théologie politique », constituent le cœur de l’ouvrage d’Alain de Benoist, qui réunit en réalité huit essais consacrés à ces thématiques. Les quatre premiers chapitres constituent une synthèse efficace des réflexions de Carl Schmitt, ainsi que celles de ses partisans comme de ses adversaires sur le sujet. Les quatre autres traitent des conceptions judéo-chrétiennes qui eurent une influence majeure dans la pensée européenne : violence sacré, rapport à l’image, dépréciation de Rome, pêché originel.

De la souveraineté à l’effacement du politique

L’histoire du pouvoir en Europe a ceci de singulier que celui-ci eut pour berceau une Rome païenne où religio et politia étaient parfaitement indissociables, et sur laquelle vint se greffer une religion chrétienne ayant pour principe la distinction (et non la séparation comme le note justement Alain de Benoist) entre le spirituel et le temporel. Cette distinction chrétienne et cet écho impérial vont signer les rapports fluctuants et parfois violents entre une sphère politique toujours à définir et une sphère religieuse aux prétentions hégémoniques.

Alain de Benoist consacre tout un chapitre à l’introduction de ce vaste sujet qu’il conclut en ces termes : « Si la modernité a pu être définie en termes de sécularisation, la postmodernité doit-elle être comprise comme désécularisation, c’est-à-dire comme un moment où la religion fait retour dans l’espace public sous des formes nouvelles ? »

Partant des réflexions de Marcel Gauchet sur le christianisme (vu comme « la religion de la sortie de la religion ») ainsi que de nombreux autres penseurs allant de Hegel à Max Weber, mais s’appuyant surtout sur les analyses de Carl Schmitt, Erik Peterson et de Hans Blumenberg, Alain de Benoist nous montre que « l’émancipation de la religion n’entraîne pas l’émancipation de la vision judéo-chrétienne du monde, bien au contraire » – même si la modernité ne saurait s’interpréter comme simple « mondanisation » (Hobbes) des valeurs chrétiennes.

Dans le troisième chapitre, développant la distinction ami/ennemi qui constitue le fondement de la politique selon la terminologie schmittienne (Freund-Feind Theorie), Alain de Benoist revient sur les relations de dépendance existant entre politique et morale, sujet qui opposa Carl Schmitt à Jacques Maritain. Ce dernier, hostile aux théories de Machiavel, et tenant de la distinction entre auctoritas et potestas, était partisan de l’idée selon laquelle une puissance publique souveraine ne peut que finir par s’affranchir de toute transcendance et donc par déterminer le Bien et le Mal, ce à quoi il s’oppose. On le voit, d’un point de vue religieux, tout du moins chrétien, la notion de souveraineté politique est problématique. On rappellera à ce sujet que le nationalisme intégral de l’Action Française fut longtemps condamné et considéré par les autorités catholiques comme une idolâtrie de la nation.

Le dernier chapitre consacré à la pensée de Carl Schmitt traite de l’opposition terre/mer. Alain de Benoist rappelle ici que la terre est le lieu de naissance du territoire, de l’État, du droit et donc du politique (« tout ordre fondamental est un ordre spatial » nous dit Carl Schmitt), là où la mer incarne l’espace des échanges, de la compétition, du nomadisme et finalement de l’effacement du politique. Pour Carl Schmitt en effet, il y a une relation logique entre « vie maritime, libre-échangisme, capitalisme, parlementarisme et constitutionalisme, idéologie des droits de l’homme, etc. ». La domination de l’Angleterre puis des États-Unis signa donc l’émancipation de l’économie par rapport au politique, ce dernier s’effaçant de plus en plus et ouvrant la voie à l’avènement d’une société « liquide », une société des flux et de l’illimité.

Nature humaine et valeur morale

A ces quatre premiers textes traitant du rapport entre religion/foi et politique/puissance, s’ajoutent quatre autres textes dédiés aux fondements idéologiques des monothéismes abrahamiques. Consacrés à la violence sacrée, au rapport à l’image, à la dépréciation de Rome dans le judaïsme et enfin à la notion de péché originel, ceux-ci permettent de mieux appréhender les conceptions qui ont marqué en profondeur la pensée européenne.

On retiendra tout particulièrement le dernier d’entre eux, traitant de la notion de péché originel. En effet, et comme le souligne Alain de Benoist, cette notion de péché originel aura sans doute été l’une des plus problématiques tout autant que féconde dans la pensée européenne – qu’elle soit religieuse, politique ou économique. Difficile à appréhender, et qui connut bien des définitions différentes tant littérales qu’allégoriques, depuis les premiers chrétiens jusqu’au concile de Trente (1536), le péché originel aura eu une influence jusque dans notre définition de ce qui distingue politiquement la gauche de la droite. Pour Chantal Desol citée dans ce chapitre : « La droite inscrit l’homme dans une “nature” imprégnée par le mal, tandis que la gauche voit l’homme comme une créature indéterminée, capable de devenir ce qu’elle veut ». Et comme le rappelle Alain de Benoist, la gauche ne croit pas au péché originel, voyant dans l’humain une créature intrinsèquement bonne ou au minimum expliquant le mal par une cause extérieure à celui-ci : la société.

Dans la dernière partie concluant ce chapitre et l’ouvrage, et appelée « Anthropologie », Alain de Benoist nous montre que la notion de péché originel constitue finalement une invitation à définir la valeur morale que l’on accorde à la nature humaine. Et si l’on admettra sans peine que la croyance en un homme naturellement bon relève de l’angélisme, nous dit de Benoist, cela n’implique pas pour autant de croire en un homme naturellement mauvais – tout autant qu’il n’est nul besoin de la notion de péché originel pour prendre en compte sa dangerosité latente. Il suffit, nous dit l’auteur, « de s’appuyer sur une anthropologie réaliste, dont les sources ont certainement beaucoup plus que deux ou trois mille ans ».

Adrien – Promotion Dominique Venner

Alain de Benoist, La puissance et la foi. Essai de théologie politique, éd. Pierre-Guillaume de Roux, février 2021. 350 pp, 23 €