La formation de l’esprit capitaliste chez Werner Sombart. Première partie
Pour comprendre l’économie, il faut privilégier une approche pluridisciplinaire s’appuyant sur l’histoire et la sociologie. C’est ce que propose Werner Sombart (1863-1941). Livre 1 : « Comment l’esprit capitaliste est-il né ? »
Werner Sombart est, avec son directeur de thèse Gustav von Schmoller, l’un des chefs de file de l’école historique allemande. Il met en avant, contre l’économie classique, une approche pluridisciplinaire de l’économie, à travers une analyse sociologique et historique.
Dans son livre paru en 1913, Le Bourgeois, Sombart s’attache à montrer que le capitalisme relève d’un esprit nouveau plutôt que, comme le prétend la théorie économique libérale, d’un penchant naturel et universel des individus à faire valoir uniquement leurs intérêts égoïstes au sein d’un marché autorégulateur. Sombart comprend que l’homo oeconomicus n’a pas toujours existé, et il entreprend d’en décrire la naissance et son avènement.
Marx et Sombart : matérialisme historique contre « idéalisme historique »
Considéré comme marxien pendant la majeure partie de sa carrière universitaire, Sombart entend prolonger et dépasser l’œuvre de Marx. Engels a même dit de lui qui était le seul économiste allemand ayant compris Le Capital de Marx.
Une différence notable que l’on peut néanmoins remarquer entre ces deux économistes concerne la question du matérialisme et de l’idéalisme. Chez Marx, qui est matérialiste, les faits sociaux et les idées d’une époque sont déterminés par l’infrastructure, qui comprend les rapports et les conditions de production. Pour lui, c’est l’infrastructure, Bau, qui engendre la superstructure, Überbau, qui regroupe l’État, les idées et les représentations individuelles et collectives ainsi que la conscience de soi. De l’autre côté, Sombart, idéaliste, tente de montrer que dans les faits, bien que l’influence de l’infrastructure ne soit pas contestable, c’est plutôt l’inverse qui se produit : c’est la superstructure qui influence en réalité l’infrastructure. Il oppose ainsi au matérialisme historique de Marx un « idéalisme historique », si l’on peut se permettre l’expression. Sombart se pose en sociologue étudiant le monde de l’esprit, de la pensée. Il justifie son idéalisme de la manière suivante : « Les organisations étant une œuvre humaine, l’homme et l’esprit humain doivent nécessairement leur préexister » (Le Bourgeois, Kontre Kulture, 2020, p. 497).
Sombart reprend la notion d’« esprit », Geist, centrale dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, et l’adapte pour définir l’esprit économique, qui représente l’ensemble des facultés et activités psychiques qui interviennent dans la vie économique. L’esprit économique va au-delà des simples normes morales et de l’éthique puisqu’elles intègrent, entre autres, l’intelligence, les différents traits de caractère et les jugements de valeur. Ces facteurs spirituels sont déterminants pour expliquer les réalités sociales concrètes, présentes dans un moment historique : c’est donc, d’après lui, l’esprit qui engendre la vie économique.
Sombart s’intéresse alors à la prédominance de certains facteurs spirituels qui ont le mérite de révéler les tendances et les dynamiques sous-jacentes à une époque économique.
Comment l’esprit capitaliste est-il né ?
Sombart distingue deux types d’esprits : l’esprit d’entreprise et l’esprit bourgeois, qui se rejoignent tous deux dans l’esprit capitaliste. Ainsi, le substrat sur lequel se développe le capitalisme est l’esprit d’entreprise dans un sens large (l’expédition militaire en est l’incarnation typique), qui, pendant longtemps, ne fut pas tourné vers le gain. Le capitalisme va justement naître de la combinaison de ce terreau qu’est l’esprit d’entreprise mélangé à l’esprit bourgeois, qui en change profondément la nature en valorisant la prudence, le calcul, la raison…
Dans ce contexte, plus qu’une simple classe, la bourgeoisie est avant tout la représentante d’une mentalité spécifique. Gide, reprenant dans son Journal (1937) le mot de Flaubert – « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement » – s’en rend bien compte lorsqu’il écrit de manière incisive : « Je reconnais le bourgeois non à son costume et à son niveau social, mais au niveau de ses pensées. Le bourgeois a la haine du gratuit, du désintéressé. Il hait tout ce qu’il ne peut s’élever à comprendre. »
Du bourgeois « vieux-style » à l’homme économique moderne
Sombart formule une thèse originale dans le sens où il fait remonter la naissance du capitalisme aux républiques marchandes de l’Italie du Nord au cours du Trecento, et plus particulièrement à Florence. On retrouve déjà dans le traité Del governo della famiglia (1441) de Leone Battista Alberti, l’un des grands humanistes polymathes du Quattrocento, le type accompli du bourgeois, avec des éléments que l’on retrouvera plus tard chez Defoe ou Benjamin Franklin.
Alberti y fait l’éloge de la « sancta cosa la masserizia », le « saint esprit d’ordre » qui se rapporte à la bonne organisation intérieure de l’économie, qui passe avant tout par la rationalisation de la conduite économique et par l’esprit d’épargne. Cette importance grandissante que va prendre l’esprit d’épargne tout au long du développement du capitalisme signale le passage d’une économie fondée sur les dépenses à une économie fondée sur les recettes.
Sombart montre que Florence est le berceau du calcul commercial avec le Liber Abbaci de Leonardo Pisano en 1202, qui pose les principes du calcul correct et va mener à une mathématisation croissante du monde. On retrouve en tout six écoles de calcul à Florence au XIVe siècle. Cette réduction de toute chose à la quantité, c’est-à-dire à la substance, aspect le plus grossier de l’existence, est d’ailleurs brillamment analysée par René Guénon dans Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945). Elle amène aussi Castoriadis à tenir les propos suivants : « Ce qui compte désormais est ce qui peut être compté. »
Un point intéressant de la méthode « sombartienne », c’est qu’elle opère des distinctions entre peuples et sociétés dans ses analyses : elle aperçoit que l’esprit capitaliste diffère en intensité selon les peuples, les époques et même par la prégnance de tel ou tel caractère dans les différentes communautés ou classes sociales. Sombart opère ainsi une analyse approfondie des variations, apparitions et effacements de l’esprit capitaliste entre les pays, à la différence de Marx qui voit dans les facteurs matériels des forces agissant dans un sens unique et prédéterminé (ce sens de l’histoire qui fait du capitalisme un mal « nécessaire ») et sans distinction de sociétés ou de peuples (internationalisme).
Ainsi, Sombart observe au cours du temps un glissement de l’esprit bourgeois, qui passe d’un bourgeois qu’il nomme « vieux style » (qui va du début du capitalisme au XVIIIe siècle) à l’homme économique moderne, l’homo economicus.
Ce qui est nouveau dans l’homme économique moderne, c’est son attrait pour l’illimité. Ce n’est pas une coïncidence si Spengler assigne à l’Occident une tendance passionnée, de nature « faustienne », vers l’infini dans Le Déclin de l’Occident (1918). L’homme économique moderne cherche à gagner le plus possible, à faire prospérer ses affaires le plus possible, dans nulle autre logique que le gain lui-même. C’est une logique sans fin : à la fois sans limite et sans autre finalité la dépassant. Ce qui différencie fondamentalement l’homme moderne de l’homme traditionnel, c’est qu’il a arrêté d’être à la mesure de toutes choses. Les traits psychiques de l’homme économique moderne sont définis par une rationalisation absolue qui s’imprègne dans tous les domaines de la vie et une proclamation de la supériorité du gain sur toutes les autres valeurs.
En fait, un certain nombre de vertus bourgeoises propres au bourgeois vieux-style (application, esprit d’épargne, honorabilité) se sont objectivées chez l’homme économique moderne pour devenir des principes intangibles de la conduite économique.
L’activité économique change de nature : elle était empirique (économie de la demande et de l’usage), elle devient rationnelle (économie de l’offre et de l’échange). À suivre.
Théo Delestrade – Promotion Jean Raspail
Bibliographie
- Werner Sombart, Le Bourgeois (1913), Kontre Kulture, 2020, 532 p., 23,50 €.
Voir aussi
Photo : portrait de Werner Sombart par Paula Modersohn-Becker (détail), vers 1906. Bremen Kunsthalle. Source : Flickr (cc)