Courses à l’abîme
Plus que l’écœurement, c’est une infinie tristesse qui envahit alors François et lui porta presque des larmes aux yeux. Comment en était-on arrivé là ? Que s’était-il passé ? Qui était responsable d’un tel désastre, d’un tel naufrage esthétique et moral, humain en un mot ? Qui pouvait se réjouir à la vision de cette horde multiethnique mais monoculturelle, communiant dans la seule aspiration à la consommation ? Par Xavier Eman
« Pourquoi suis-je là ? Quelle faute – quel crime même – ai-je commis pour subir une telle sanction, pour mériter un tel sort ? Qu’est-ce qui peut justifier de me retrouver un samedi après-midi à pousser un caddie métallique grinçant dans les allées d’un centre commercial ? » François maugréait et s’interrogeait en réalité simplement pour la forme, car la réponse, il la connaissait : il s’était marié.
Et quand on est marié, eh bien on partage les tâches et obligations ménagères et domestiques pour ne pas que la « charge mentale » soit supportée par le seul élément féminin du couple-partenaires. Nous sommes en 2023 tout de même ! François s’était donc laissé gentiment déconstruire pour atteindre les standards de l’époque et gagner une relative paix conjugale. Il avait bien essayé de résister un peu, au début, en bornant ses participations à l’effort commun, à des activités atrocement genrées comme le bricolage, l’entretien de la voiture, le découpage des volailles et la tonte du gazon, mais son habile stratégie s’était fracassée sur de longues séances de plaintes, de jérémiades et de reproches qui l’avaient fait rapidement renoncer.
Il avançait donc maintenant péniblement dans les allées d’un centre commercial bondé dont il ignorait même le nom, et qui aurait pu être n’importe lequel de ces sanctuaires du consumérisme accueillant les mêmes marques et les mêmes enseignes sous les mêmes néons blafards bercés par les mêmes musiques d’ascenseur. Comme à chaque fois qu’il se trouvait dans l’un de ces endroits anonymes et artificiels – que certains nomment « lieu de vie » sans doute par dérision antinomique – il était pris d’un trouble malaise, d’une forme d’angoisse mêlant honte et inquiétude. Honte d’être un individu banal et commun qui prône durant la semaine la défense du petit commerce de proximité, de l’artisanat et de l’achat direct aux producteurs, et se retrouve chez Maxi Idli Discount le samedi, et inquiétude de mourir en un tel lieu. Car François souffrait en effet d’une étrange et terrible terreur : celle de décéder au cœur d’un supermarché, conclusion pathétique et grotesque, mais hautement symbolique, d’une vie qui, pourtant, n’était pas destinée à cela, du moins l’espérait-il encore.
Pour tenter de dissiper ces sombres pensées, il s’arrêta quelques instants pour contempler la foule qui s’agglutinait autour de lui. Son trouble n’en fut hélas qu’aggravé. Comment une foule pouvait-elle être à la fois si diverse et si semblable, si hétéroclite et pourtant si identique ? Tous les visages, ou presque, exprimaient le même mélange de fatigue, de lassitude et d’exaspération, les regards vitreux ne s’éclairant qu’épisodiquement, à l’annonce de telle promotion ou de tel rabais exceptionnel sur les couches-culottes ou les lots de merguez. Ce grand caravansérail de races, d’ethnies, d’origines, de religions n’était finalement qu’un grand troupeau uniforme paissant autour des nouveaux fétiches. Et il en faisait partie. Qu’ils soient en boubous, en survêtements, en chemises ou en débardeurs, les corps eux-mêmes se ressemblaient étrangement, adipeux, débordants, menacés par l’obésité, tordus, voûtés sur les téléphones portables. Un monde gras et courbé. L’égalité par l’affaissement.
Même les affiches publicitaires exhibaient des corps débiles, anorexiques ou obèses. Seuls quelques maisons de parfums et créateurs de bijoux avaient conservé pour leur promotion des mannequins élégants et sculpturaux dont les moues boudeuses semblaient exprimer le dégoût de se trouver là.
Des enfants hurlaient, l’un d’eux se roulait par terre, dans l’indifférence générale y compris, bien sûr, celle de ses parents occupés à choisir entre les 40 références de yaourts aux fruits. Les adolescents portaient unanimement des écouteurs sur les oreilles, certains dandinaient de la tête, voire des épaules, au rythme d’une musique syncopée dont des bribes se répandaient autour d’eux, étrange pantomime qui leur donnait des allures d’autistes atteints par la maladie de Parkinson. Et tout cela accompagné de remugles de sueur mal camouflés par des déodorants et des eaux de toilette bon marché.
Plus que l’écœurement, c’est une infinie tristesse qui envahit alors François et lui porta presque des larmes aux yeux. Comment en était-on arrivé là ? Que s’était-il passé ? Qui était responsable d’un tel désastre, d’un tel naufrage esthétique et moral, humain en un mot ? Qui pouvait se réjouir à la vision de cette horde multiethnique mais monoculturelle, communiant dans la seule aspiration à la consommation ? Bien que convaincu que la nostalgie est une vaine impasse, il ne put s’empêcher de repenser alors aux vieilles photos de famille et à celles des livres d’histoire, aux regards francs et dignes des vieillards, aux épaules fortes et carrées des ouvriers, aux allures altières des officiers, à la joyeuse espièglerie des sourires des enfants… Était-il vraiment possible que ces petits blancs affaissés, abêtis, perdus au milieu des masses allogènes dont ils ne se distinguaient presque plus, soient leurs descendants ? Quelque chose s’était cassé, avait été brisé.
Une sourde colère remplaça bientôt son abattement. Il accusa alors, dans une même frénésie rageuse, la télévision, la vie urbaine, la drogue, les médicaments, les jeux vidéo, la trahison de l’Église et des clercs, la veulerie des politiques, la nullité des artistes, la tyrannie de l’argent…
Les mains tremblantes de fureur, il renversa son caddie au milieu de l’allée et se mit à hurler : « Sortez d’ici ! Partez ! Fuyez ! Allez respirer ! Évadez-vous ! Il est encore temps ! ».
Déjà, les agents de sécurité l’avaient saisi.
Au rayon des surgelés, on annonçait moins 15 % sur les frites au four.
Xavier Eman
Ce texte a été publié dans le hors-série de Livr’Arbitres « Colloque Iliade 2023 ». Pour vous procurer ce numéro et soutenir la revue Livr’Arbitres, cliquez ici.