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Kosovo Polje (1389) : le sacrifice de la noblesse serbe au « Champ des Merles »

Le 15 juin 1389 est une date fondamentale dans l'histoire de la Serbie. Lors de la bataille dite « du Champ des Merles », l'aristocratie locale est saignée à blanc au cours de ce paroxysme du vaste affrontement qui voit s’opposer depuis des décennies les chrétiens des Balkans à l’avancée de l’islam.

Kosovo Polje (1389) : le sacrifice de la noblesse serbe au « Champ des Merles »

L’équilibre de l’Europe orientale, région dominée pendant plusieurs siècles par la puissance byzantine, se voit soudainement bouleversé par l’apparition des tribus turques à la fin du XIe siècle. En 1071 à la bataille de Manzikert, ces populations nomades issues de la steppe asiatique, récemment converties à l’islam sunnite, infligent une sévère défaite aux Grecs. Vaincus, les Byzantins doivent quitter le plateau anatolien et voient leur influence fortement réduite en Asie mineure.

En 1204, avec la prise et le sac de Constantinople par les chrétiens latins, la quatrième croisade achève de réduire définitivement l’influence byzantine en Orient. Morcelé en plusieurs principautés, l’empire déjà réduit comme peau de chagrin sombre dans les luttes intestines. Les Turcs profitent de l’occasion pour multiplier les opérations militaires en profondeur, jusqu’aux bords de la mer Noire et de la Méditerranée.

La puissance serbe, de l’affirmation à la résistance à l’islam

L’affaiblissement de l’empire byzantin constitue également une opportunité pour le royaume serbe, qui s’affirme et conquiert une partie des Balkans désormais mollement contrôlés par les Grecs. Sous la dynastie des Nemanjic, plus particulièrement durant le règne du roi Etienne Douchan (1308-1355), le royaume de Serbie s’empare de la Chalcidique en 1347, de la Thessalonique en 1348, de la région de Zahumlja au sud de la Bosnie en 1350… Les Serbes dominent alors un territoire allant du Danube à la mer Adriatique. Cet élan conquérant s’essouffle pourtant rapidement : à la mort du roi, pourtant couronné « empereur des Serbes et des Romains » en 1346, la plupart des princes serbes s’émancipent du pouvoir central. Ils entendent régner en maîtres sur leurs domaines et occupent leur temps à se faire la guerre.

Cette situation profite grandement aux Turcs ottomans qui dès 1354 traversent le Bosphore et s’installent à Gallipoli. En 1371, ils triomphent à la bataille de la Maritsa des troupes serbes du prince local et se précipitent sur la Macédoine. Les princes chrétiens libres de la région, après la soumission des Byzantins et des Bulgares au nouvel envahisseur dès 1372, se rassemblent sous la bannière du prince Lazare, ancien membre de la cour du roi Étienne. Lazare comprend très vite le danger qui pèse sur son pays, et cherche des alliances à travers toute l’Europe : les autres principautés serbes d’abord, mais aussi le royaume de Hongrie et surtout la Papauté, inquiète de l’expansion turque en Europe.

Les princes coalisés battent une première fois, en 1381, un contingent turc à la bataille de Dubravnica. En 1386, Lazare repousse lui-même une force ennemie menée par le sultan Mourâd Ier. Mais ces victoires ne réussissent pas à briser l’élan des Turcs : si les montagnes et leurs contreforts résistent, tout le littoral grec tombe rapidement entre leurs mains.

L’offensive turque prend fin au Kosovo

Mourad Ier veut porter un coup décisif à la résistance chrétienne dans les Balkans. Il marche sur les mines d’argent du sud de la Bosnie tout en soumettant au passage les princes locaux, ou en ravageant les territoires récalcitrants. Lazare décide de bloquer l’avancée de son ennemi et rallie ses alliés, le prince de Bosnie, son gendre Vuk Brankovic, mais aussi des contingents de Valaques, de Hongrois, et peut-être d’Albanais. Tous répondent à l’appel du prince serbe et se rassemblent au lieu-dit du Champ des Merles, aujourd’hui au Kosovo.

Face à ces dix à quinze mille hommes, soit un effectif particulièrement important pour l’époque et compte tenu des ressources démographiques de la région, Mourâd Ier aligne près de trente mille soldats : des Turcs en grand nombre, dont les Janissaires constituent déjà les meilleurs guerriers, mais aussi des troupes des princes serbes inféodés au sultan ainsi que des mercenaires grecs. Malgré la disproportion des contingents engagés, les chrétiens galvanisés par Lazare sont persuadés de lutter pour les Balkans – voire l’Europe tout entière – contre l’ennemi musulman, avec d’autant plus d’énergie que l’esprit de la croisade imprègne encore fortement les mentalités de l’époque.

Les circonstances exactes de la bataille, qui dure toute la journée du 15 juin, demeurent méconnues. Les sources se contredisent en fonction de leurs origines. Les Serbes ont tendance à valoriser le courage de leurs chevaliers qui, malgré une nette infériorité numérique, se battent jusqu’à la mort. Lazare lui-même tombe au combat, tandis que son gendre Vuk Brankovic abandonne le champ de bataille. À l’inverse, les musulmans préfèrent insister sur la fourberie des chrétiens qui assassinent leur sultan après la bataille, empêchant ainsi les Ottomans d’exploiter leur victoire : Bazajet, le fils de Mourâd Ier, doit immédiatement retourner en Anatolie consolider son trône, délaissant provisoirement les Balkans.

Une bataille pour la mémoire

Mais cette dernière version provient de poèmes épiques tardifs, eux-mêmes issus des premières sources turques (un poème de 1512 de l’historien Mehmed Nesri), qui cherchent à favoriser le sentiment d’unité et la combativité des Serbes qui poursuivent la lutte contre l’oppression ottomane. Cette histoire est particulièrement valorisée par les nationalistes serbes, dès le XIXe siècle lors du réveil des nationalités, et marque encore aujourd’hui leur identité : Lazare, béatifié, est inhumé à l’église Saint-Sava à Belgrade (la deuxième plus grande du monde orthodoxe), alors qu’une colonne commémorative a été érigée sur le lieu de la bataille en 1953.

D’après les sources plus immédiates, comme Les Annales de l’anonyme de Raguse (écrites probablement à la fin du XVe siècle), « le tsar Mourad a été tué ainsi que le roi serbe. Les Turcs ne remportèrent pas la victoire. Les Serbes non plus, car il y a eu de nombreux morts ». Si l’on croise ces écrits avec les rapports des diplomates des cités-États, notamment de Venise et de Raguse, aucun des deux partis ne peut prétendre en effet à la victoire. Mais pour les chrétiens, et plus particulièrement les Serbes, la bataille devient un symbole. Lazare, qualifié de « victorieux et zélé, croyant Lazare, le nouveau martyr » par Danilo Banskij, le patriarche de Constantinople entre 1390 et 1400, meurt certes au combat mais devient un symbole : celui du courage et de l’abnégation serbes.

Quant à son gendre, surnommé le « traître » pour avoir quitté le champ de bataille à l’annonce de la mort de son beau-père, il apparaît finalement aujourd’hui comme un héros de la résistance. Vuk Brankovic, qui combat avec acharnement les incursions turques à la mort de son seigneur, aurait en effet quitté le champ de bataille pour qu’au moins un seigneur survive et puisse continuer la lutte contre l’envahisseur.

Un coup d’arrêt provisoire, mais une inspiration pour l’avenir

Les Turcs, malgré leur victoire sur le champ de bataille, doivent abandonner la campagne prévue originellement. La mort du sultan et l’exécution de son fils cadet par Bazajet obligent en effet les forces ottomanes à se replier vers leurs possessions pour assurer la transition du pouvoir. Les Serbes obtiennent donc un bref sursis, qu’un traité de paix vient concrétiser : contre la soumission d’une partie de la noblesse, les Turcs laissent une très large autonomie à leurs provinces. Et s’ils sont déstabilisés par l’irruption des hordes de Tamerlan, qui leur inflige une sévère défaite à Ankara en 1402, les plongeant dans de violentes querelles dynastiques jusqu’en 1413, la conquête des Balkans reprend aussi rapidement qu’inexorablement. Constantinople tombe en 1453, Smederevo en 1459, et finalement Belgrade, dernier îlot de résistance, en 1521.

Les Serbes préfèrent pour beaucoup s’exiler au Nord, dans le royaume de Hongrie puis dans les principautés autrichiennes où ils forment des troupes spécialisées dans les raids et les assauts au-delà de la frontière avec l’empire ottoman. Avec les Croates et les Bosniens, ils intègrent des régiments de cavalerie légère chargés de surveiller cette frontière, mais aussi de harceler les forces ennemies par des opérations de guérilla. Élevés dans la culture de la guerre, marqués par l’exemple de leurs aïeux, ils font partie des premiers à se révolter pour former, en 1878, un Etat serbe indépendant qui n’aura de cesse, au cours du siècle suivant, de lutter encore pour sa survie.

Et c’est ainsi que le sang de la noblesse serbe, qui chaque année fait rougeoyer le Champ des Merles, à l’approche du Solstice d’été, inspire à ses descendants la conscience de leur identité et la nécessité du combat. Sous l’égide des héros d’autrefois.

Arthur Van de Waeter

Photo : gravure d’après un tableau d’Adam Stefanović, vers 1870.