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Gagner la guerre informationnelle

Les puissances ont renoué avec le conflit, où l’essentiel se joue dans la sphère immatérielle. Un stimulant manuel de stratégie pour tenter de gagner la guerre culturelle. Ici et maintenant.

Gagner la guerre informationnelle

Officier supérieur des Troupes de marine, enseignant à l’École de guerre économique (EGE), Raphaël Chauvancy est un spécialiste des problématiques de puissance et des nouvelles formes de conflictualité. Son dernier ouvrage invite à une « pensée stratégique alternative », seule à même de nous préparer aux conflits de demain.

« Il n’y aura pas de renaissance, ni même de maintien, de la puissance française si elle ne se dote pas d’organes d’influence synergétiques et n’investit pas les espaces immatériels. » S’inscrivant dans le cadre conceptuel de la guerre systémique, telle que définie par Christian Harbulot à la tête de l’EGE, Raphaël Chauvancy explore la réalité en cours du choc des puissances et l’extension du domaine de la guerre aux nouveaux espaces économiques, virtuels ou cognitifs. Mettant l’accent sur les nouveaux enjeux des affrontements informationnels, pointant le rôle des idées – et de l’identité – comme forces majeures à inscrire dans les raisonnements stratégiques, l’auteur intègre pleinement la dimension de l’immatériel dans les conflits en gestation et plaide pour une politique d’influence résolument offensive.

C’est tout l’intérêt de cet essai que de poser les fondements d’une analyse renouvelée des conflits en cours et surtout à venir, où la seule force matérielle et militaire suffira moins que jamais à emporter la victoire. Une analyse structurée autour de concepts fondamentaux (puissance, nécessité, volonté, légitimité) qui ne vaut pas seulement pour un État ou une entreprise, mais peut également inspirer les mouvements militants. D’ailleurs, ainsi que l’explique Raphaël Chauvancy dans la lettre Communication & Influence de mars 2021 (1), « dans la sphère immatérielle, tous les coups sont permis pour affaiblir l’adversaire, le déstructurer, le diviser, le délégitimer. Ce ne sont pas seulement les organes régaliens ou les entreprises mais la culture et la société elle-même qui sont visées. » Le champ de bataille principal est bien celui des idées et des représentations, qu’il s’agit de façonner, diffuser et finalement imposer – rendre « hégémoniques » selon la terminologie gramscienne. C’est cet aspect qui nous intéressera plus particulièrement ici.

La guerre de l’information par le contenu

« La guerre informationnelle porte sur plusieurs axes : le décryptage, la production conceptuelle, le formatage contextuel », explique Chauvancy. « Elle ne se limite pas à discréditer l’adversaire, à légitimer un système particulier ou à s’imposer moralement. L’enjeu est celui de la construction de la connaissance elle-même. Ainsi en arrive-t-on à la guerre de l’information par le contenu. La manière de produire cette connaissance conduit l’autre [l’adversaire] à dépendre d’un système fermé, ne lui laissant aucune marge de manœuvre cognitive. Une fois enfermé dans une matrice cognitive constituée de grilles de lectures biaisées, il s’agit de saturer la cible d’informations nourrissant ces grilles. » Dit autrement, dans la guerre informationnelle et les opérations d’influence qui en découlent, le succès ne résulte pas du choc mais de la prise d’initiative. Il ne vient pas d’une « friction », pour paraphraser Clausewitz, mais d’un encerclement cognitif de l’adversaire : il est moins bousculé qu’étouffé, privé de toute intelligence de situation et donc de capacité d’action.

Concrètement, « la guerre de l’information par le contenu s’inspire de la culture du combat maoïste consistant à identifier et exploiter les contradictions internes de l’adversaire ». L’auteur s’inspire évidemment des travaux de Christian Harbulot, qui a actualisé et formalisé cette approche en France en décrivant un certain nombre de principes de « guérilla » relevant de cette stratégie qui s’applique parfaitement à la guerre idéologique :

  • Attaquer l’adversaire par surprise.
  • Pousser l’autre à la faute.
  • Viser ses points faibles et discréditer ses points forts.
  • Se polariser sur la faille la plus accessible de l’adversaire.
  • Se créer des caisses de résonnance partisanes démarquées.
  • Eviter l’encerclement et la destruction.

Les progrès techniques amplifient les capacités de cette stratégie « du faible au fort » dans le domaine de la guerre de l’information. Raphaël Chauvancy notre ainsi que « l’apogée de la virtualité marque paradoxalement le réveil de faits » : la circulation de l’information, les flux de données, permettent certes toutes les opérations d’intoxication et de manipulation à grande échelle, mais éventuellement à la portée de groupes dissidents. Surtout, ils accélèrent « la diffusion de la réalité brute » : alors que le contenant (la technique, les réseaux informatiques) occupait un espace central et peu contesté, « la guerre de l’information par le contenu, ou choc des idées si l’on préfère, renverse la donne. La création de connaissance elle-même est devenue une arme. Le fond reprend le pas sur la forme. La vérité retrouve une légitimité. » Aujourd’hui en effet, engager la « guérilla culturelle » au sens où l’entend François Bousquet, c’est permettre le retour au réel – au tragique de la vie.

Comment faire évoluer les croyances ?

Raphaël Chauvancy s’appuie évidemment sur la méthode dite de la « fenêtre d’Overton » pour expliquer comment sont engagées des stratégies d’influence visant à modifier les raisonnements et à formater la logique – le seuil d’acceptabilité des idées – d’un public cible. « Le constat de départ est l’impossibilité, pour un dirigeant politique, de bénéficier durablement du soutien populaire sans se maintenir dans le cadre d’une fenêtre d’acceptabilité. Selon ce modèle, le véritable pouvoir appartient à qui est capable de déplacer cette fenêtre d’acceptabilité, légitimant certaines opinions auparavant tenues pour irrecevables ou, à l’inverse, expulsant des idées admises hors du cadre. Enoncer les normes morales est un enjeu de puissance décisif dans un monde liquide où la communication est fluide et les réactions populaires plus instinctives que réfléchies. Il n’est donc pas tant question de rationalité que de croyances et du moyen de les faire glisser progressivement et insensiblement. »

L’auteur décrypte la méthode permettant à une « idée impensable » de finir par s’imposer :

  • Elle doit d’abord être étudiée sous prétexte de curiosité scientifique (« nul ne peut s’opposer légitimement à la science »).
  • Elle devient une proposition certes radicale mais aussi un sujet d’étude théorique.
  • La création d’un jargon scientifique atténue progressivement la connotation péjorative de l’idée radicale (« la modification du vocabulaire ne change rien à la chose en tant que telle, mais modifie sa perception »).
  • Il est ensuite possible de débattre autour de cette idée et de tempérer les jugements de valeur par un vocabulaire plus neutre, première étape de la normalisation (en s’appuyant le cas échéant « sur la liberté de penser pour désarmer les oppositions »).
  • L’idée doit ensuite s’inscrire dans le paysage culturel par l’implication de personnalités convaincues et par une offensive médiatique savamment orchestrée : « Des groupes de pression se constituent et jouent de leur influence jusqu’à traduire leur idée dans le paysage politique et normatif. »

Si l’auteur prend l’exemple de l’esclavage pour illustrer la façon dont la fenêtre d’Overton peut se déplacer, dans le temps long en l’espèce, la façon dont s’est imposée l’idéologie woke dans la plupart des campus et des médias américains, et tente de le faire en France, est encore plus révélatrice de cette méthode qui, comme toute pratique révolutionnaire, repose in fine sur des « minorités agissantes » mais organisées, et partageant un objectif clair, radical, subversif.

Combats pour aujourd’hui et pour demain

Au niveau politique, Raphaël Chauvancy observe que la seule idée d’indépendance nationale à l’égard des États-Unis a été « progressivement repoussée entre les catégories radicales et impensables dans la plupart des pays européens », contribuant à l’isolement de la France et à l’avortement du projet d’Europe-puissance esquissé autour de l’axe Paris-Berlin-Moscou lors de l’invasion de l’Irak en 2003. L’auteur ne l’écrit pas, mais le poids des nombreux Young Leaders au sein des différents gouvernements et cercles de pouvoir du Vieux Continent, y compris français, n’a sans doute pas été étranger à cette stratégie d’influence d’une redoutable efficacité.

L’emploi de qualificatifs tels que « populiste » ou « d’extrême droite » vise ni plus ni moins, selon la même méthode, qu’à disqualifier les oppositions politiques et à leur dénier toute légitimité à gouverner. « Les démocraties européennes valorisent ainsi “l’extrême centre” pour qui les oppositions ne sont pas des alternatives, mais des idées impensables ou radicales avec lesquelles nul dialogue n’est possible. L’extrême centre réglemente jusqu’à la vie privée des individus, s’introduit dans les familles, prétend contrôler l’éducation dispensée par les parents, les rapports entre époux, ces intrusions ne reculant pas même devant l’intimité sexuelle. Une étude intéressante d’un philosophe polonais est allée jusqu’à établir un parallèle troublant entre le caractère intrusif de l’État communiste et celui de l’État libéral de type “occidental”. Un des effets en est qu’en Europe comme aux États-Unis, la puissance créatrice est atteinte en raison des contraintes qui pèsent sur la liberté de penser. […] Exclusif quoiqu’il en dise, l’extrême-centre est à la fois théocratique, car il n’accepte pas que ses valeurs (dites “progressistes”) soient remises en cause, et technocratique, car privilégiant la contrainte administrative et réglementaire au débat politique. » Et Raphaël Chauvancy de conclure qu’« aucune action d’influence ne peut être menée efficacement sans prise en compte du formatage psychologique de l’opinion qui en découle » (2)…

Si certaines analyses pourront sembler discutables, notamment le développement sur les « identités stériles » ou la croyance en la supériorité morale des « démocraties », cet ouvrage s’avère essentiel. Pour réfléchir (stratégiquement) avant d’agir. Comprendre la réalité du théâtre d’opérations, les rapports de force à l’œuvre, afin d’y entreprendre les manœuvres les plus efficaces possibles. Et viser, non pas le témoignage, mais la victoire.

Grégoire Gambier

Raphaël Chauvancy, Les nouveaux visages de la guerre. Comment la France doit se préparer aux conflits de demain, VA Editions, Versailles, 2021, 198 p., 25 €.

Notes

  1. Communication & Influence n°120, mars 2021, entretien de Bruno Racouchot avec Raphaël Chauvancy, en accès libre sur le site communicationetinfluence.fr
  2. Cf. l’intervention de François Bousquet « L’art de la guerre culturelle. Asymétrie et guérilla », au Ve colloque de l’Institut Iliade, Paris, le 7 avril 2018.
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