Le conte, lointaine mémoire et permanence vivante
Anne-Laure Blanc, qui anime le blog Chouette, un livre !, spécialisé dans la littérature de jeunesse, dresse ici un constat somme toute rassurant : si le conte de fées et le récit merveilleux sont aujourd’hui encore en bonne santé, c’est notamment parce qu’ils sont perpétuellement là où on ne les attend pas. Revue de quelques paradoxes.
Le Petit Chaperon rouge, le Chat botté, Peau d’Âne, Baba Yaga… Autant de personnages qui ont peuplé nos enfances et celles de nos aïeux. Si Le Petit Chaperon rouge reste le plus connu de tous, qui se souvient du Vaillant Petit Tailleur ou de Hans-mon-Hérisson ? D’où viennent-ils, ces personnages ? Sont-ils sortis tout vêtus de l’imagination de Charles Perrault, de Jakob et Wilhelm Grimm, ou d’Alexandre Afanassiev ? Bien évidemment non. S’invitant pour la veillée qui dans une chaumière, qui dans un manoir, ces « intellectuels » ont eu la chance d’entendre encore les contes se « dire » ; ils ont pris note, comparé les différentes versions et tenté de mettre un peu d’ordre là-dedans – ce qui leur sera parfois reproché. Ils ont donc été des passeurs tout autant que des créateurs.
Mais faut-il pour autant tenter une démarche archéologique, et chercher qui a, pour la première fois, raconté l’histoire de Cendrillon ou de Grisélidis ? Ce serait remonter au temps des Moires et des Muses, sœurs des Nymphes, elles-mêmes arrière-grand-tantes des vouivres, des fées, des magiciennes et des sorcières… Le conte, en effet, ne dit pas le passé, il dit l’origine, maintenant, pour étayer le devenir. Pour répondre à la question de la « lointaine mémoire », nous nous contenterons de dire : « Il était une fois… ».
Pour ce qui est de la « permanence vivante » des contes de fées et des récits merveilleux, il semble intéressant de voir comment le conte a survécu au passage de l’oralité à l’écrit – ce que l’épopée a eu du mal à faire, le conte, plus modeste, y est parvenu. À la veillée, c’est le plus souvent un ancien ou une vieille femme qui conte – pendant que l’assemblée s’occupe les mains à de menus travaux. Le conte est alors le pendant profane de la parabole que le curé du village évoque en chaire le dimanche. Le conte s’adresse à chacun : il dit aux enfants comment devenir adultes, et laissent entendre aux parents qu’ils doivent laisser leurs enfants devenir adultes – quitte à devenir ceux qui, bientôt, raconteront à leurs petits-enfants. Le conte ne s’adresse donc pas tant au tout petit enfant, tôt endormi, qu’au grand enfant, à celui qui n’a pas encore le statut d’adolescent – le rapide passage de l’enfance à l’âge adulte a longtemps épargné cette étape à nos têtes blondes. Le conte évoque la naissance et la mort, le choix du conjoint, les aventures, les périls et les épreuves. Il concerne la communauté tout entière, structure les générations, la conforte dans son identité. L’air de rien, cette tresse temporelle, avec ses trois brins – enfants, parents, aïeux -, va se révéler d’une solidité à toute épreuve.
Le statut du conte va changer au XIXe siècle, quand des éditeurs entreprenants développent un nouveau marché : le livre d’étrennes et le livre d’enfant. Ils vont ressortir Charles Perrault et madame d’Aulnoy de l’oubli et faire notamment traduire les contes des frères Grimm et d’Andersen. Les catalogues pour adultes, eux, proposent La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz ou certains recueils de contes grivois, ceux de La Fontaine, par exemple. De nombreuses compilations paraissent bientôt dans des collections savantes, comme étant du ressort du folklore ou de l’ethnologie.
Parallèlement, le conte devient un genre littéraire à part entière, dont une partie seulement relève de la « littérature de jeunesse » : contes d’Andersen, Contes du chat perché de Marcel Aymé, Contes de la rue Broca de Pierre Gripari.
Le livre devient donc, par défaut, le mode de transmission prépondérant du conte. Le conte de fées semble avoir réussi sa mutation : de récit oral, sur lequel le conteur peut broder, il devient « texte imprimé ». Or un texte « intégral » est, par principe, dans notre monde d’universitaires, un texte intouchable. Foin des principes ! Par un coup de baguette magique, le conte de fées prend ses quartiers dans la chambre des enfants, dans les écoles maternelles et dans les bibliothèques enfantines. Il est alors le plus souvent lu à haute voix par un adulte à un enfant, lequel ne sait pas lire, ou à peine. Il revient donc illico sur le versant de l’oralité – ce qui permet à l’adulte, derechef, de broder sur le texte. Parallèlement, le conte échappe au livre en devenant source d’inspiration dans le monde du spectacle – opéra, ballet, marionnettes, cinéma, parcs d’attraction, voire publicité – domaines dans lesquels il reconquiert une grande souplesse d’interprétation.
Le conte ne s’inscrit pas dans cette seule dialectique, bien trop réductrice, de l’oralité et de l’imprimerie. Sa vitalité, sa vivacité proviennent de sa faculté à s’adapter, à se rire des conventions, des modes et des diktats. Comme l’isba montée sur pattes de Baba Yaga (par exemple, Contes de Russie, illustrés par Ivan Bilibine, Actes Sud Junior, 1997), il est perpétuellement là où on ne l’attend pas.
Si le conte débute par la formule consacrée « il était une fois », ce qui le place dans une temporalité imaginaire, il se garde bien de dire « il était n’importe où » : comment se fait-il que nous reconnaissions d’emblée les paysages des contes comme étant nôtres ? Les héros se perdent en forêt ou sur la lande, traversent des fleuves et côtoient des étangs poissonneux, quittent leur pauvre chaumière et parviennent, parfois, dans de somptueux palais. Autant de lieux qui, sans être jamais nommés, nous sont familiers : Brocéliande, la Sologne, les rives du Rhin, Chambord… Et tant pis si aucun moulin ne tourne plus sur la rivière… Si les bûcherons mettent la forêt à mal, le conte a une ultime ressource : rejoindre la rue de la Folie-Méricourt…
Un topos largement partagé veut que la morale des contes puisse être universellement partagée. À première lecture, ce sont toujours et partout les petits débrouillards qui gagnent contre la force brute ; ceux sur qui personne n’aurait parié un kopeck qui épousent la plus belle et la mieux dotée des princesses… Mais est-ce vraiment « moral » ? D’un côté, l’Église voit dans le conte de fées bien des « diableries ». Elle a longtemps expurgé les contes, notamment les contes de Perrault, qui contiennent des expressions un peu fortes et trop libres pour les enfants – les éditeurs actuels ont les mêmes pudeurs. Sur l’autre bord, la morale utilitariste laïque voit dans le conte « de bonne femme » une forme d’arriération mentale – pas un mot sur le merveilleux ou les légendes dans « Le Tour de la France par deux enfants ». Mais le conte, pas si malade qu’il n’en a l’air, va faire un pied de nez à ces rabat-joie en convoquant à son chevet une religion laïque irréprochable : la psychanalyse. Freud, Jung, Bettelheim et consorts vont sauver le conte de fées en le parant de vertus insoupçonnées. Certes, le Loup devient une figure érotique comme tant d’autres, mais n’est-ce pas ce qui enchante les maîtresses d’école ?
Politiquement parlant, le conte de fées ignore la démocratie. Nonobstant, si ses héros et ses héroïnes ont affaire à des rois et des reines, ces derniers sont rarement bienveillants. Le conte n’a de cesse de mettre en garde, de contester, de ferrailler, avant que de faire triompher la justice. Une justice immanente qui est celle de la sorcière, bien sûr, pas celle du commissaire !
Reflet de son époque, le livre de contes n’échappe pas aux adaptations, aux réécritures et aux parodies. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, le Loup, devenu végétarien, propose au Petit Chaperon rouge de cueillir des fraises des bois… en compagnie d’un Petit Chaperon vert ou bleu. Je ne suis pas sûre que Pierre Gripari, dans sa Patrouille du Conte (Éditions l’Âge d’Homme, 2010), avait imaginé tout ce que subiraient les contes de fées aux prises avec le politiquement correct et avec une certaine forme de perversion. Dans ce texte jubilatoire, Pierre Gripari imaginait qu’une patrouille de huit enfants était chargée d’aller au Royaume du Conte « moraliser, démocratiser les contes pour enfants, en les purgeant de tout ce qu’ils peuvent contenir de nuisible aux points de vue moral, social et idéologique. En un mot, tout ce qui tient aux survivances d’une mentalité chrétienne, féodale ou monarchique ». Cette Patrouille du conte mettra une pagaille monstre et l’expédition tournera court. Voilà où le bât blesse : que Barbe-Bleue roule en Ferrari (Charles Perrault, La Barbe bleue, illustrations de Sara, Le Genévrier, 2016), cela ne perturbe en rien le sens profond du conte ; mais que le Loup devienne végétarien, et tous nos schémas vacillent.
Les contes de fées « pour la jeunesse » sont, au fil des décennies, devenus des contes de fées « pour les enfants », voire les petits enfants. Il suffit de regarder les illustrations de ces contes, pour voir que le Petit Chaperon rouge a rarement plus de six ans et que Peau d’Ane est à peine pubère, ce qui est un contresens majeur. Mais le marketing a parlé… Nos adolescents blasés ne lisent plus les contes de Grimm ou d’Andersen. Les contes de Marcel Aymé ou de Gripari sont, hélas, au programme des écoles et des collèges – ce qui les anesthésie illico.
Le conte de fées a-t-il pour autant déserté le monde de l’adolescence ? Faut-il quitter le monde de la féérie passé ses 12 ans ? Le récit merveilleux, trottinant sur ses pattes de poulet, a retrouvé ses lettres de noblesse dans la littérature « féérique » et la fantasy. Cette fantasy est née de l’imaginaire anglo-saxon et irlandais et s’est perpétuée dans les récits de Lewis Caroll avec son Alice au pays des Merveilles. Nains, elfes, géants, dragons, trolls, hobbits, fées et autres magiciens ont reconquis d’autres territoires, à commencer par les romans de Tolkien, le Monde de Narnia ou L’Histoire sans fin (Michael Ende, L’Histoire sans fin, Hachette, 2014). Mais ceci est une autre histoire…
Citons en conclusion une analyse d’un maître français de la fantasy, le romancier Erik L’Homme, pour qui « la fantasy, c’est l’actualisation, à chaque génération, de quelque chose d’ancien et de permanent. Pendant très longtemps ça a été l’apanage de l’oralité, et quand on a développé l’écrit, elle s’en est emparée. […] Le roman de fantasy est intéressant car, […] d’une part, le roman de fantasy nous emporte loin, nous fait voyager ailleurs, dans des mondes alternatifs, dans des royaumes imaginaires, mais en même temps, il renvoie vers notre propre monde, il nous amène à le regarder différemment ».
Anne-Laure Blanc