Comment la tradition grecque s’est transmise au Moyen Âge : « Aristote au Mont-Saint-Michel »
Intervention de Fabien Niezgoda, contributeur de la revue Eléments et auteur de Le sens de l'écologie politique : Une vision par-delà droite et gauche, lors du colloque « Européens : transmettre ou disparaître » le 18 mars 2017 à Paris.
Il est assez peu courant que des controverses sur la transmission de manuscrits médiévaux dans les abbayes bénédictines ou sur le parcours de lettrés byzantins aboutissent, sous les yeux du grand public, à des tribunes polémiques ou à des pétitions rageuses. C’est pourtant ce qui s’est passé, au printemps 2008, après la publication d’Aristote au Mont-Saint-Michel.
L’auteur, Sylvain Gouguenheim, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, médiéviste réputé dont les travaux font autorité, fait alors paraître ce livre, sous-titré « Les racines grecques de l’Europe chrétienne », dans la prestigieuse collection « L’Univers historique » des éditions du Seuil.
Les premières recensions dans la grande presse sont plutôt élogieuses : par exemple, dans le Monde des livres, le philosophe Roger-Pol Droit résume ainsi le propos de l’ouvrage, jugé « précis, argumenté [et] fort courageux » : « contrairement à ce qu’on répète crescendo depuis les années 1960, la culture européenne, dans son histoire et son développement, ne devrait pas grand-chose à l’islam. En tout cas rien d’essentiel. » Mais, bientôt, un tir de barrage est déclenché par certains universitaires, parmi lesquels se trouvent d’ailleurs peu de médiévistes, ainsi que le relèvera Jacques Le Goff, « outré par les attaques ». On pointe dans le texte de Gouguenheim quelques approximations pour disqualifier l’ensemble de la démonstration. On en rajoute dans le procès d’intention. On rameute un maximum de pétitionnaires, dont un certain nombre n’ont alors pas encore pu prendre connaissance du livre, y compris quelques chercheurs étrangers qui ne lisent pas le français. Quelques mois plus tard, à rebours de toute la tradition intellectuelle de la disputatio, des colloques à charge seront organisés en l’absence du principal intéressé, pour dénoncer cette « islamophobie savante » que l’on prête à Gouguenheim et à quelques autres, comme Rémi Brague ou même Fernand Braudel.
Les critiques font feu de tout bois, et on reconnaît sans peine l’argumentaire du « chaudron percé » décrit par Freud : Sylvain Gouguenheim, affirment ses détracteurs, ne répéterait au fond que des évidences bien connues de tous les spécialistes ; par ailleurs, ajoutent-ils, il déformerait les faits ; enfin, ses conclusions seraient dictées par une idéologie apparentée à la théorie huntingtonienne du « choc des civilisations ».
Quelle est, au juste, la thèse développée par Sylvain Gouguenheim dans ce livre, destiné à « donner à un public aussi large que possible […] des éléments […] issus des travaux de spécialiste, souvent peu médiatisés », et qui lui valut un tel ostracisme ?
Aristote au Mont-Saint-Michel remet en cause l’idée reçue selon laquelle le haut Moyen Âge aurait été un âge obscur, où la tradition culturelle antique se serait perdue, avant qu’un « Islam des Lumières » n’ensemence un Occident à la traîne. Il ne s’agit certes pas de négliger les échanges culturels qui n’ont cessé de mettre en contact les rives de la Méditerranée, ce que l’on peut observer par exemple à partir du XIIIe siècle, quand les ordres mendiants se mirent à travailler avidement sur les commentaires d’Aristote faits par les savants arabes Avicenne ou Averroès. Gouguenheim montre toutefois que cette idée a donné naissance à une vulgate caricaturale, dont un des exemples les plus célèbres est Le soleil d’Allah brille sur l’Occident de l’islamologue nazie Sigrid Hunke, ouvrage beaucoup traduit et réédité à partir des années 1960, nourri d’une violente hostilité envers le judéo-christianisme et la civilisation médiévale. C’est cette vulgate qui inspire encore certains manuels scolaires quand ils évoquent la « brillante » civilisation de l’islam abbasside en l’opposant, pour citer un exemple reproduit à l’envi, aux pratiques prétendument arriérées de la médecine franque.
Pour Sylvain Gouguenheim, non seulement cette image d’arriération qui colle au haut Moyen Âge tient du cliché, mais l’Occident n’a en fait jamais cessé de puiser à la source grecque. Certes, après Boèce, la perte du bilinguisme latin-grec qui avait été celui des élites de l’Empire romain entraîna en Occident l’impossibilité d’accéder à des œuvres que les Anciens n’avaient souvent pas jugé utile de traduire en latin. Mais l’Empire byzantin allait constituer pendant des siècles un formidable conservatoire de cette culture grecque. Et les lettrés d’Occident ne cessèrent de chercher à renouer avec elle, ne serait-ce que parce que les Évangiles eux-mêmes ont été rédigés en grec, ou que la littérature des Pères de l’Église utilise les catégories logiques de la pensée hellénique. Si une bonne partie de cet héritage (Homère, Épicure, le théâtre…) ne serait légué par Byzance à l’Occident qu’au XVe siècle, c’est dès les premiers siècles du Moyen Âge que des Orientaux, fuyant notamment des persécutions liées à l’iconoclasme impérial ou à la conquête arabe, se réfugièrent en Europe de l’Ouest, apportant avec eux leur culture et leurs compétences linguistiques : « Paradoxalement, l’Islam a d’abord transmis la culture grecque à l’Occident en provoquant l’exil de ceux qui refusaient sa domination. »
L’intérêt accordé à la filière espagnole, en raison des traductions des commentaires d’Aristote par Averroès, effectuées à Tolède, et de leur influence sur la philosophie thomiste au XIIIe siècle, a par ailleurs conduit à négliger d’autres foyers essentiels de traduction et de transmission, pourtant antérieurs : celui constitué par les chrétiens d’Antioche autour de la première croisade, ou encore le scriptorium du Mont-Saint-Michel, où fut recopié et diffusé le travail du personnage méconnu qu’est Jacques de Venise, auteur de très nombreuses traductions d’Aristote en latin dès la première moitié du XIIe siècle.
Surtout, le rôle accordé à l’intermédiaire arabo-musulman dans la transmission des textes grecs fait trop souvent l’objet d’une certaine confusion. Si le Proche-Orient fut en effet un théâtre essentiel de cette transmission, les acteurs de celle-ci furent bien plus des Syriaques que des Arabes, les textes ayant été d’abord traduits du grec vers le syriaque, et seulement ensuite vers l’arabe ; de plus, ces érudits qui se penchaient sur les textes grecs étaient essentiellement des chrétiens, parfois des juifs, beaucoup plus rarement des musulmans. Du reste, si la culture islamique a en effet puisé des connaissances à la source grecque, elle a toujours utilisé pour cela un crible, retenant et approfondissant surtout des éléments à forte valeur utilitaire : mathématiques, médecine (surtout pratiquée par des Arabes chrétiens), astronomie (nécessaire pour fixer le début du Ramadan), etc. À l’inverse, elle tint à distance aussi bien les éléments littéraires et poétiques (dévalorisés par rapport à la langue arabe, insurpassable en tant que langue de la révélation) que les éléments philosophiques les moins compatibles avec la religion musulmane : « on retint en général de l’héritage grec ce qui ne venait pas contredire l’enseignement coranique. » D’ailleurs, ceux qui, tels Al-Farabi, Avicenne ou Averroès, pratiquaient l’étude de la falsafa le faisaient dans un cadre marginal, sans commune mesure avec les institutions qu’allaient être les Universités européennes : l’hellénisation du monde musulman, en fin de compte, est restée assez superficielle, celui-ci n’ayant aucune raison de se chercher des « racines » en dehors du Coran. Il est significatif également qu’un ouvrage aussi essentiel que la Politique d’Aristote n’ait alors fait l’objet d’aucune traduction en arabe, alors que sa lecture allait nourrir les réflexions sur le pouvoir dans l’Europe de la fin du XIIIe siècle, aussi bien dans les communes italiennes que chez les légistes de Philippe le Bel.
Une des leçons essentielles que l’on peut enfin retenir du travail de Sylvain Gouguenheim est sans doute le regard à peu près constant que l’Europe médiévale a porté sur la pensée grecque, en laquelle elle voyait incontestablement une des racines de sa propre civilisation. En témoignent les différentes « renaissances » qui rythmèrent le Moyen Âge : la renaissance carolingienne d’abord, avec Alcuin, Éginhard ou Jean Scot Érigène ; la renaissance ottonienne ensuite, dont la renovatio imperii voulait s’appuyer sur le « vivace génie des Grecs », qu’évoque dans une lettre à Gerbert d’Aurillac le jeune empereur de l’an mil, Otton III, lui-même fils d’une princesse byzantine ; la renaissance du XIIe siècle, enfin, qu’illustre à merveille la formule fameuse de l’humaniste Bernard de Chartres comparant les lettrés de son temps à des « nains juchés sur des épaules de géants ». Indiscutablement, la pensée grecque antique était une référence essentielle pour les clercs du Moyen Âge, et ils cherchèrent activement à renouer avec elle ; tous les vecteurs étaient utiles qui permettaient de puiser à cette source, mais il faut bien comprendre que « l’Europe a pris connaissance des textes grecs parce qu’elle les a recherchés, non parce qu’on les lui a apportés. »
Fabien Niezgoda