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La réécriture des mythes européens dans le Seigneur des Anneaux (3/3)

La réécriture des mythes européens dans le Seigneur des Anneaux. Troisième et dernière partie.

La réécriture des mythes européens dans le Seigneur des Anneaux (3/3)

Frodo a 33 ans au début du roman, âge de la mort du Christ comme chacun sait. Il est déjà remarquable puisqu’il est « plus grand que la moyenne et mieux que la plupart », curieux du monde au-delà du pays qu’il connaît et aime, « le meilleur Hobbit » d’après Gandalf et Bilbo.

Symbolique chrétienne

Au cours de son périple, il accepte de prendre sur ses épaules le poids du péché des hommes, en portant l’Anneau unique et en promettant de le détruire, bien que cela entraîne de terribles souffrances psychologiques et physiques. Il sera « cloué » au mur par la lance d’un Troll dans la Moria et capturé puis fouetté par les Orques à Cirith Ungol. Figure christique et image de la Passion, il prend conscience au cours de sa quête du sacrifice qu’il lui faut faire, allant jusqu’à mourir symboliquement en se rendant en Mordor. Pourtant, Frodo n’est pas tout à fait Jésus ; il cède à la tentation en refusant finalement de faire ce à quoi il s’était engagé. Tolkien souligne dans ses lettres qu’il ne condamne pas son héros, car ce dernier ne pouvait pas résister à l’Anneau. La quête sera tout de même menée à bien grâce à la miséricorde, vertu chrétienne par excellence. Frodo en a plusieurs fois fait preuve en choisissant d’épargner Gollum, empêchant les archers gondoriens de lui tirer dessus ou retenant la main de Sam qui voulait le châtier. Que de changements par rapport au début du récit, lorsqu’il regrettait que Bilbo n’ait pas tué Gollum, pour à la fin le protéger et même aller jusqu’à refuser de porter une arme au sein du Mordor.

Un parcours initiatique, qui souligne sa « sanctification », ainsi que l’explique Tolkien dans une autre lettre. Il y dit aussi que son nom est issu de Fróda, d’origine germanique, qui signifie « celui qui devient sage par expérience ». Son périple, depuis la Comté jusqu’au cœur de l’Enfer, lui apprendra la pitié. En épargnant Gollum, Frodo se sauve, et la Terre du Milieu avec lui, puisque c’est cette créature qui accomplit finalement ce que Frodo échoue à faire : jeter l’Anneau dans le feu de la Montagne du Destin. Cela se fait au prix de son humanité, symbolisée par Gollum lui-même, son double maléfique qui est détruit en même temps que l’Anneau. Frodo, lui, est ressuscité ou divinisé, et devra quitter la Terre du Milieu à laquelle il n’appartient plus vraiment. Il aura le temps de faire preuve de miséricorde, une dernière fois, en tentant d’épargner à Saruman un châtiment qui le rattrapera quand même.

En miroir, Gollum représente la part humaine de Frodo, son image corrompue, au point que ce dernier déclare qu’« elle est liée à moi, et moi à elle ». La créature incarne les pulsions auxquelles on s’abandonne, les vices, la laideur morale et physique. Autrefois un Hobbit qui a tué son meilleur ami pour s’emparer de l’Anneau, il a dégénéré, s’est dénaturé pour devenir un être en sursis, qui ne vit que par et pour l’Anneau. Il est un mort-vivant qui s’introduit « par les fenêtres en quête de berceaux » et « [boit] du sang ». Gandalf avait averti au début de l’aventure que « [l’Anneau] asservirait tout mortel qui en serait possesseur ». Il préfigure ce que deviendrait Frodo s’il cède, comme Bilbo lorsqu’il essaye de garder l’Anneau au début du tome 1 : « L’anneau est à moi, je vous dis. À moi personnellement. Mon trésor, oui, mon trésor. » Gollum n’est pourtant pas tout à fait perdu car, dans la religion chrétienne, si le repentir est sincère alors le pardon est toujours possible. Quand il se laisse aller à une marque de tendresse envers Frodo endormi, « presque une caresse », où il ressemble à un « vieux Hobbit fatigué […] vieille chose pitoyable et affamée », il montre qu’il pourrait être sauvé. Mais cela ne dépend que de lui : il fera son choix suite à une injure de Sam, péchant par envie, par colère, et trahissant la confiance de Frodo.

L’inspiration chrétienne est à la base de tout l’univers du Seigneur des Anneaux. C’est dans les vers 104-105 de Christ I, poème écrit par l’Anglo-Saxon Cynewulf au VIIIème siècle, qu’il convient de chercher les traces d’Eärendil, qui est un des noyaux du Silmarillion et le premier personnage imaginé par Tolkien :

Eálá Earendel engla beorhtast             |     Salut, Éarendel, plus brillant des anges
Ofer middangeard monnum sended
   |     Sur la terre du milieu envoyé aux hommes

Tolkien écrit à ce sujet : « Il y avait quelque chose de lointain et étrange et très beau derrière ces mots, que je voudrais pouvoir saisir, bien au-delà de l’ancien anglais. »

Earendel en vieil anglais renvoie à d’autres mythes nordiques de l’Edda, notamment celui d’Aurvandil, qui signifie en vieux norrois « Marcheur Lumineux » ou « Porteur de Lumière » – ce qui le rapproche ironiquement de Lucifer. Tolkien le décrit d’une façon qui rappelle, là aussi, l’âge des Héros d’Hésiode : « Eärendil était d’une beauté sans pareille, il avait sur le visage comme la lumière du paradis, alliant la beauté et la sagesse des Eldar à la force et à l’endurance des humains de jadis. » Ancêtre d’Aragorn, Eärendil est à la fois « Le Navigateur », lié à la mer, et la lumière de « L’Étoile du Matin ». La Fiole que Galadriel donne à Frodo participe de ce motif, puisque la lumière d’Eärendil y est capturée par l’eau. Cette association entre l’eau et la lumière, qui se retrouve dans d’autres endroits du Silmarillion – par exemple avec la lumière liquide des Arbres de Valinor –, rappelle Le Paradis perdu de John Milton, poème épique sur l’origine chrétienne de l’Homme.

La Fiole est aussi l’un des moyens par lesquels Tolkien relie les événements de la guerre de l’Anneau racontés dans Le Seigneur des anneaux aux contes des Jours Anciens du Silmarillion. Elle permet à Sam de vaincre Arachne, descendante de l’araignée maléfique Ungoliant, qui avait détruit les Arbres de Valinor à l’origine de la lumière du continent ; le lien avec le Silmarillion est explicite, puisque Sam évoque le vieux héros Beren peu avant de rencontrer l’araignée. D’une manière générale, et ainsi que le note Vincent Ferré : « Le conflit contre Sauron est dans une large mesure celui de la vie assimilée à la lumière et à la nature, contre la mort et les ténèbres.[1] »

Lumière et ténèbres sont des images du Bien et le Mal. Tolkien disait, dans son poème Mythopoeia, que « du Mal, cela seul est certain : le Mal existe ». Ce dernier est incarné en Sauron mais est aussi la tentation qui est en chacun, et à laquelle il reste à céder ou non, puis, si l’on faute, à s’en repentir ou pas, renvoyant à la doctrine chrétienne du libre arbitre ainsi que nous l’avons vu avec le personnage de Gollum. Il est un Hobbit corrompu sans être totalement perdu, et illustre cette fine frontière. Les races du camp lumineux ont aussi leurs défauts caractéristiques : les Hobbits sont paresseux, veules et parfois idiots, les Nains sont rancuniers et obsédés par les richesses, les Elfes sont arrogants et hautains, les Hommes surtout sont faibles, influençables et combattent des deux côtés comme l’illustrent ceux qui viennent des terres désertiques de Harad, les Suderons, qui ont voué allégeance à Sauron. Loin d’être manichéen, Tolkien, s’il oppose des figures selon une dualité lumière/ténèbres – les Neuf de la Communauté contre les Neuf Nazguls, les Elfes et les Orques, les Ents et les Trolls… –, marque implicitement leur ressemblance et le fait que chacun pourrait à tout moment basculer. Dans le Silmarillion, n’est-il pas dit que les Orques sont des Elfes dénaturés ? La magie n’est-elle pas utilisée des deux côtés ?

Le Mal originel, le dieu déchu Melkor, est dans l’incapacité d’accomplir la vraie création. Il ne peut rien créer, mais seulement « abîmer et dénaturer », et ses sbires sont une parodie des créations du Dieu suprême, Eru. En cela, Melkor rejoint Satan, seigneur du mensonge et des tromperies, qui ne peut que tromper et corrompre ceux qui lui cèdent. Le Mal n’est par ailleurs jamais véritablement vaincu, car, selon les mots de Gandalf, « toujours après une défaite et un répit, l’Ombre prend une autre forme et croît de nouveau ». Le personnage de Gandalf réalise une forme de synthèse du monde spirituel de Tolkien. Ce dernier a basé sa hiérarchie divine sur le modèle chrétien et la détaille dans le Silmarillion. À l’origine de tout, il y a un Dieu suprême et unique, Eru Ilúvatar. Il est secondé par ses premières créations, d’autres dieux assimilables aux Archanges nommés les Ainur, ainsi que par les Maiar, dieux mineurs qui sont les équivalents des anges. Tout procède d’Eru Ilúvatar, de sa volonté et de son Verbe, qui est une « musique » dont on ne peut jouer « [aucun] thème qui ne prend pas sa source ultime en [lui] ». À l’aide des Ainur, il crée le monde physique « d’une musique dont les échos atteignirent le Vide, et ce ne fut plus le vide ». Eru peuple ce monde de ses enfants, Elfes et Hommes, qui après la fin des temps chanteront « une musique encore plus grande », au point que le Créateur, satisfait, « accordera le feu secret à leurs esprits ».

Gandalf est un Maia. Il fait partie des Mages, les Istari envoyés par Eru pour aider les hommes à lutter contre Sauron en les conseillant et les guidant. Ils n’ont en théorie le droit d’utiliser leurs pouvoirs qu’en cas de danger, ainsi que le fait Gandalf pour sauver Faramir. Les Mages sont au nombre de cinq, et les deux principaux sont Saruman et Gandalf. Bien que divins et puissants, ils prennent forme humaine et peuvent ressentir les affres de cette condition, le mentor de Frodo et Aragorn apparaissant par exemple fatigué plusieurs fois. Il remplit sa mission tout au long du roman, se transfigurant après sa rencontre avec son équivalent maléfique, le Balrog. Charnellement décédé après cette épreuve, il reviendra réellement divinisé en ressuscitant, renvoyé par Eru (« l’Un, l’Unique ») Ilúvatar (« Père de tout ») pour achever sa tâche sous la forme de Gandalf le Blanc.

Bien qu’Eru Ilúvatar soit une représentation assez manifeste du Dieu chrétien, on peut noter qu’Odin était également appelé « Alfodr », c’est à dire « Père de tout ». Le nom réel de Gandalf est d’ailleurs Olórin, ce qui signifie à peu près « capable de voir ce qui n’est pas là », et indique son rôle au milieu des hommes : il est à la fois mystique, prophète, druide et mage. Il est aussi comparé au dieu païen Wotan/Odin par Tolkien, ce qu’on retrouve dans son apparence au début du roman : Gandalf est un vieil homme à la barbe grise qui porte un bâton, vêtu d’un long manteau et d’un chapeau à larges bords, toujours vagabondant. Odin, bien qu’il soit polymorphe, est la plupart du temps représenté ainsi, et parfois nommé « le grand voyageur », car il parcourt sans relâche la Terre. Le nom même de Gandalf apparaît sous la forme « Gandálfr » dans la Völuspá, premier poème de l’Edda poétique, et signifie « elfe magicien ». Il maîtrise le feu, ce qui est un aspect de sa nature solaire, et est également une image de Merlin, lui aussi d’essence divine – démoniaque en l’occurrence, puisque son père est un démon.

Ainsi que Gandalf le dit lui-même : « Le Tiers Âge était le mien. J’étais l’Ennemi de Sauron ; et ma tâche est achevée. Je partirai bientôt. » Il est l’image des dieux païens qui laissent les hommes maîtres de leur sort après avoir rétabli l’équilibre. Les Elfes et autres créatures fantastiques sont dans la mythologie, ce qui est illustré par leur relative passivité par rapport à leurs actions lors des âges précédents. Les hommes, eux, sont dorénavant dans la représentation chrétienne. Il y a également là une référence à la littérature arthurienne, dans laquelle les ermites et les sages, à l’aspect surnaturel, ont la connaissance mais ne peuvent pas agir, contrairement aux chevaliers qui ignorent mais font. En portant l’Anneau jusque dans la Montagne du Destin, Frodo met définitivement fin au monde mythique pour faire entrer l’Homme dans l’ère chrétienne. Il n’est bien évidemment pas anodin que, dans le premier tome, la Compagnie formée pour détruire l’Anneau quitte la cité elfe de Fondcombe un 25 décembre.

La Transcendance et la Tradition

J.R.R. Tolkien est resté résolument traditionaliste dans sa pratique religieuse. Son petit-fils Simon se souvient qu’après le concile Vatican II, son grand-père avait refusé d’accepter le changement du latin à l’anglais à la messe, et qu’« il répondait toujours très fort en latin alors que toute l’assemblée répondait en anglais ». Dans ses lettres, Tolkien écrit : « je suis un chrétien, et même un catholique romain, je n’espère donc pas que l’histoire puisse être autre chose qu’une longue défaite – bien qu’elle contienne […] quelques aperçus de la victoire finale ». Cela se ressent dans ses récits, qui sont ceux d’une longue décadence, d’un âge originel imprégné de divin vers l’âge des hommes, où le sacré s’efface pour aller vers l’Apocalypse et le Jugement dernier qui instaurera le Royaume des Cieux. Tolkien imprime à son univers une vision cyclique de chute et de rédemption, où il espère que le Bien triomphera et régénérera un monde dans lequel l’Homme s’éloigne de Dieu, jusqu’à chercher à le remplacer ou à le dépasser. Le Mal est toujours présent et n’est que l’absence du Bien, qui est l’oubli de Dieu.

On retrouve ici une autre vision païenne des Indo-Européns, celle des Âges de l’Humanité. Au VIIIème siècle avant Jésus Christ, le poète grec Hésiode compose un ouvrage majeur qui va structurer le système religieux du monde grec antique. Ce recueil, intitulé Les Travaux et les Jours, comprend La Théogonie, structurée autour du mythe des Cinq Âges de l’humanité présenté comme un cycle déclinant. À l’aube des temps, l’origine de la création, la race d’or des Hommes qui n’étaient pas tout à fait humains vit à une époque bénie, sans avoir besoin de travailler ni de faire la guerre, sans vieillir et en parfait accord avec la nature. Ils meurent petit à petit, sans peine, devenant de « bons génies ». C’est ce que l’on a retenu aujourd’hui sous l’expression « Âge d’or », représenté en autres par Pierre de Cortone. La race d’argent, qui lui succède, succombe à l’hybris dont nous avons déjà parlé, la faute de démesure, capitale chez les Grecs. Elle connaît le mal et la douleur, et est ensevelie par Zeus pour avoir oublié de l’honorer. Vient ensuite la race de bronze, faite de guerriers, qui là encore succombe à l’hybris et le paye. Arrivent les Héros, ceux dont Homère chante les exploits, qui semblent surhumains tel Nestor qui vit plusieurs vies d’hommes et reste vaillant lors de la guerre de Troie, ou Diomède qui « prend en main une pierre, et c’est un grand exploit : deux hommes, tels que sont les humains d’aujourd’hui, ne la porteraient pas ; avec aisance il la brandit à lui tout seul ». Enfin, la nôtre, la dernière, la race de fer qui connaît « quelques biens mêlés à tant de maux ».

Ovide, dans ses Métamorphoses, ne connaît que quatre âges, assimilant les Héros à la race de bronze. Il rejoint ainsi un autre peuple indo-européen, les Indo-Aryens hindous, qui parlent de quatre yuga et pour lesquels nous serions également dans le dernier, le Kali Yuga. Période sombre, trouble, dure, mais qui prépare la renaissance : chez les Indo-Européens tout est cyclique, et un nouvel Âge d’or succèdera au nôtre. Dans Le Seigneur des Anneaux aussi il y a quatre âges, qui suivent ce même schéma de dégradation et de chute, successivement des dieux, des Elfes puis des Hommes, tous consumés par l’hybris. Plus on avance dans le temps et plus on s’éloigne du divin. Dans une lettre, Tolkien indique que c’est une intervention directe du Dieu suprême, Eru, qui vainc Sauron pour la première fois à la fin du Second Âge. Lors du Troisième Âge, celui du roman, c’est Gandalf, un dieu mineur, qui se contente de guider les Hommes.

Le Seigneur des Anneaux insiste par ailleurs tout particulièrement sur le passage de mémoire. L’importance des légendes et surtout des chants rappelant des temps héroïques – telle l’œuvre d’Homère, mais aussi le récit de Tolkien lui-même – est mise en valeur tout au long du roman. Le chant consiste à marquer à jamais l’histoire d’une terre, d’un peuple, et à entretenir la longue mémoire d’un temps quasi-oublié, quitte à le mythifier. Il sauvegarde un savoir et une histoire, ainsi que l’a fait Théodore Hersart de La Villemarqué en compilant, au XIXème siècle, les chants et contes ancestraux de Bretagne au sein du Barzaz Breiz. Merveille de culture populaire, il a permis de redécouvrir des récits et poèmes parfois si vieux que l’on ne saurait vraiment les dater, tel que le Chant du Glaive, aussi connu comme le Vin Gaulois, dont la deuxième partie remonte à l’époque celtique pré-chrétienne. Il n’est pas un personnage important qui n’en récite, voire en compose. Les occasions de créer des chants sont nombreuses, tout comme les personnages qui se demandent s’ls en seront dignes. C’est par exemple la guérisseuse Ioreth, qui, à la fin du roman, raconte les aventures de Frodo : « il est allé avec son seul écuyer dans le Pays Noir et il s’est battu à lui tout seul avec le Seigneur Ténébreux, et il a mis le feu à sa Tour, tu peux le croire. » Ce qui importe, est-ce de faire preuve d’exactitude ou bien de se remémorer, si longtemps après, ce qu’ont vécu nos ancêtres par des chansons que l’on entonne au coin du feu ?

L’Anneau symbolise l’hybris, la faute de la démesure chez les Grecs, équivalent de l’ofermod germanique, ainsi que la tentation chrétienne. Y cèdent, entre moult autres, Isildur, Gollum, Boromir, Denethor et Saruman. À l’inverse, savent y résister Aragorn, Galadriel, Faramir et Gandalf, qui font tous preuve de mesure et se refusent à employer la toute-puissance pour parvenir à leurs fins, quand bien même la motivation serait juste. Ce motif est l’un des thèmes principaux de l’œuvre, le péché capital des créatures de Dieu qui mène à leur chute et à la mort. Il mérite que l’on s’y attarde un peu.

Dans le roman, Saruman est le premier qui succombe à l’orgueil et à la démesure, en étudiant de trop près Sauron et ses stratagèmes. Chef et plus puissant des Mages envoyés par Dieu, il se laisse entraîner dans une spirale de désir du pouvoir, se croit capable de mener un double jeu avec Sauron et de rivaliser avec lui, trahissant sa mission. Il risque de livrer la Terre du Milieu au Mal et provoque sa propre chute. Comme le dit Gandalf, « périlleux pour nous tous sont les moyens d’un art plus profond que celui que nous possédons nous-mêmes. »

Denethor, Intendant du Gondor, cède à l’arrogance et occupe la place qu’il doit garder en attendant le retour du roi. Il juge les individus par la seule pureté de leur sang, étant lui-même descendant des Numénoréens comme tous les nobles de son peuple. Il mène pourtant ce dernier à la ruine, et presque à la défaite, en prenant une suite de mauvaises décisions qui manquent de coûter la vie à son deuxième fils, Faramir, suite à quoi il se suicide. Denethor idolâtre son aîné, Boromir, qui lui aussi fait preuve de démesure : Capitaine des armées du Gondor, guerrier courageux et charismatique, voué comme son père à assurer l’intérim des rois, il cède à l’orgueil et à l’envie en tentant de prendre l’Anneau à Frodo. Convaincu qu’il est d’être protégé de la corruption par sa valeur et par l’amour qu’il porte à sa patrie, Boromir ne désire pas l’Anneau pour faire le mal et pense au contraire pouvoir l’utiliser dans la guerre contre Sauron. Il ne réalise pas que cette idée, qu’il croit juste, va jusqu’à le pousser à faire du mal à son compagnon et à trahir sa mission. Le prix de cet échec est là aussi sa vie, bien qu’il se rachète en protégeant jusqu’à la mort la fuite de Merry et Pippin, dans une attitude homérique qui rappelle celle de Roland.

Le fougueux Eomer, devenu roi du Rohan après la mort de son oncle Theoden devant les portes de Minas Tirith, manque quant à lui de mener ses hommes à leur perte et d’inverser le cours de la bataille à cause de sa rage guerrière. Alors qu’il croit sa sœur Éowyn morte, « une fureur froide l’envahit […] il fut saisi d’une humeur de folie » au point que « la fortune avait tourné contre Eomer, et sa folie l’avait trahi ». Il retrouve la raison à temps et évite le désastre.

Un autre, moins connu, cède à cet hybris : il s’agit du dernier roi du Gondor avant Aragorn, qui relève le défi du Seigneur des Nazguls en l’an 2050 du Troisième Âge. Il accepte le combat par fierté et meurt, abandonnant sa charge et vouant son royaume à un lent dépérissement. On retrouve ici le lien avec Arthur, qui, dans Gauvain et le chevalier vert dont nous avons déjà parlé, commet la même faute, avec des conséquences moindres : le chevalier vert arrive à la cour d’Arthur et défie ses preux. Comme aucun ne fait mine d’y répondre, Arthur, humilié, cédant à l’orgueil et la colère, oublieux de sa charge, se lève. Il est arrêté par son neveu, Gauvain, qui accepte de se sacrifier pour préserver la pérennité de la figure royale.

Autre thème cher à l’auteur et à tous les hommes enracinés, le respect de la Nature. Celle-ci est intrinsèquement liée au bien, à la lumière, et à l’ordre des choses. Le Mordor, terre du mal, n’a plus de naturel que son volcan : même l’eau semble empoisonnée. La Nature est détruite par la technique des hommes qui se prennent pour Dieu et veulent pouvoir créer eux-mêmes, ou produire toujours plus et plus vite. On le constate dans deux scènes essentielles : la première est celle de la forêt où vivent des arbres humanoïdes millénaires, les Ents, qui s’opposent à Saruman. Ce dernier, qui « a un esprit de métal et de rouages ; et [qui] ne se soucie pas des choses qui poussent »,  menace leur espace vital, ayant transformé sa terre de l’Isengard en une immense industrie à fabriquer des armes et des créatures hideuses, croisement d’hommes et d’Orques. Il commet la faute de s’attaquer à la forêt voisine pour alimenter ses forges géantes, sortant les Ents de leur torpeur. Ceux-ci se lancent à l’assaut de la forteresse, la rasent et la purifient en libérant un cours d’eau, laissant la Nature reprendre ses droits sur une terre qu’un homme, Saruman, avait cru pouvoir s’approprier, modeler, et alors qu’il pensait son œuvre éternelle. En opposition, Gandalf est « le seul magicien qui se soucie des arbres ». Il déclare aussi, pour illustrer sa lutte contre Sauron, qu’il faut « [déraciner] le mal […] de sorte que ceux qui viendront après nous puissent avoir une terre propre à cultiver. »

L’autre scène marquante à ce sujet est une de celles qui ne sont pas montrées dans les films de Peter Jackson. Frodo est foncièrement enraciné, comme tout son peuple : « j’ai l’impression que tant que la Comté est derrière, solide et confortable, je trouverai l’errance plus supportable : je saurai qu’il y a quelque part une ferme assiette, même si mes pieds ne peuvent plus s’y poser. » Les Hobbits en général « ne comprennent et […] n’aiment pas davantage les machines dont la complication dépasse celle d’un soufflet de forge, d’un moulin à eau ou d’un métier à tisser manuel ». Mais quand les quatre héros de la Compagnie reviennent chez eux après leurs aventures, ils s’aperçoivent que leur cher pays est ravagé par la technologie. Les habitants sont soumis à des hommes qui les exploitent et ont détruit la Comté, ses paysages, son mode de vie, son âme. C’est, là encore, le fait de Saruman et de ses sbires. Il tente de faire au pays des Hobbits, petits hommes simples, joyeux, insouciants et ruraux, ce qu’il a déjà fait en Isengard : le transformer en une machine, productive, efficace, tournée vers le profit et l’exportation plutôt que l’ancienne autosuffisance. Le Porteur de l’Anneau et ses compagnons savent appliquer leur expérience nouvellement acquise et éveillent la colère de leurs semblables, menant la révolte qui jette bas les envahisseurs. Après les avoir chassés vient le temps de panser les blessures. Sam utilise le cadeau de Galadriel pour revitaliser la Comté, replanter les arbres et permettre à la Nature de reprendre sa place. L’année suivante, beaucoup de nouveau-nés sont blonds, couleur solaire et hyperboréenne s’il en est, auparavant rare chez les Hobbits, signe de renouveau et de vitalité.

On peut noter que dans l’univers de Tolkien il n’y a pas de démocratie universelle, de vivre-ensemble, d’égalitarisme ou n’importe quel autre de ces concepts modernes quasi-religieux, nécessaires pour faire tenir une société toujours prête à s’écrouler. C’est parce qu’à la place d’individus perdus, égarés, mécaniques, égoïstes, sans liens les uns avec les autres, y a encore du Sacré. Le monde du Seigneur des Anneaux, c’est un monde où l’on côtoie des dragons et des elfes, où les ancêtres sont chantés et célébrés, ou l’on vénère des dieux et des sources, où les arbres parlent et les étoiles sont des héros montés au ciel. Tolkien disait que « pour nous, un arbre est juste un organisme végétal, et une étoile une boule de matière inanimée qui se déplace selon une course mathématiquement réglée, mais ceux qui les ont ainsi nommés les voyaient différemment ». Pour les premiers Européens, « le monde était fait d’êtres surnaturels. Ils voyaient les étoiles comme de l’argent vivant, explosant en flammes au rythme d’une musique éternelle. Ils voyaient le ciel comme un drap incrusté de joyaux, et la Terre comme un ventre fécond d’où venaient toutes les créatures vivantes ». Le Seigneur des Anneaux, c’est le monde de nos ancêtres. Un monde fait de mythes, qui vivent au quotidien avec les hommes, où il y a du beau et du laid, où il y a du sens à la vie, fut-il aussi banal qu’une vie à la campagne, en famille et entre amis, à boire une bière bien méritée après une journée de labeur. Même pour quelque chose d’aussi simple des gens normaux peuvent aller jusqu’à faire la guerre et donner le sacrifice ultime. On ne se bat pas parce que l’on hait ce qu’il y a en face, mais parce que l’on aime ce qu’il y a derrière. Et il faut faire face, quels que soient les risques. Ainsi que le dit le roi Theoden, « si la guerre est perdue, à quoi bon me cacher dans les montagnes ? Et si elle est gagnée, quel mal y aurait-il, même si je succombe, à consumer mes dernières forces ? »

Dominique Venner disait : « La Tradition, ce n’est pas le passé mais ce qui ne passe pas. » Il disait aussi : « Chaque peuple porte une Tradition, un royaume intérieur, un murmure des temps anciens et du futur. » Il disait enfin : « Notre monde ne sera pas sauvé par des savants aveugles ou des érudits blasés. Il sera sauvé par des poètes et des combattants, par ceux qui auront forgé « l’épée magique » dont parlait Ernst Jünger, l’épée spirituelle qui fait pâlir les monstres et les tyrans. Notre monde sera sauvé par les veilleurs postés aux frontières du royaume et du temps. »

Réapproprions-nous ces mythes qui ont forgé l’âme européenne. Lisons Homère, les Eddas, la Chanson de Roland, les romans arthuriens. Imprégnons-nous de nos héros, des batailles menées par nos ancêtres, de ce en quoi ils croyaient et de ce pour quoi ils étaient prêts à mourir. Lisons Tolkien, qui a voulu raviver la flamme dans le cœur des Européens du XXe siècle. Il nous permet de nous réapproprier une mémoire qui peut parfois paraître lointaine, faite de courage, d’honneur, de tradition, une mémoire qui, qu’elle soit païenne ou chrétienne, perdure et nous transcende.

Valoë F.
Mémoire de fin de cycle de formation ILIADE
Promotion Don Juan d’Autriche, 2016/2017


Notes

  1. Sur les Rivages de la Terre du Milieu, Vincent Ferré.

Il ne s’agit là que d’une brève et incomplète approche. Parmi les auteurs ou sites cités au cours de l’article, nous conseillons tout particulièrement la lecture de :
– Vincent Ferré, Lire J. R. R. Tolkien et Sur les rivages de la Terre du Milieu
– François-Matin Fleutot, Les Mythes du Seigneur des Anneaux, éditions du Rocher (2003)
– Les articles et essais de tolkiendil.com
– Les articles et essais de jrrvf.com

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