Institut ILIADE
Institut Iliade

Quel sacré pour le politique ?

Intervention de Javier Portella, écrivain, directeur d'El Manifesto, au IXème colloque de l'Institut Iliade, samedi 2 avril 2022.

Quel sacré pour le politique ?

Qu’est-ce que cela a à voir ? Quel rapport peut-il bien y avoir entre le sacré et le politique ? Certes, ajoutera-t-on, vous parlez « du » politique et non pas de « la » politique. Vous prétendez, autrement dit, nous parler des choses sérieuses, des choses de « la grande politique », de ce qui se joue en-dessous, non pas des intrigues, mornes et basses, de la politicallerie de tous les jours. Très bien, mais cela ne suffit pas à justifier un quelconque rapport entre le sacré et le politique. Écoutez, Monsieur : nous ne sommes plus aux temps éculés où les rois étaient sacrés à la cathédrale de Reims ! La France, la République, est un État laïc, un pays où tout rapport entre le politique et le religieux a été tout simplement exclu, voire interdit.

C’est vrai ce que mon contradicteur affirme : la religion est tout à fait écartée – par la loi et par les mœurs – de l’espace public. Elle est réduite au domaine privé propre à la seule conscience de l’individu croyant. Or, le problème est que ce n’est pas de religion dont, quant à l’essentiel, je parle ici. Le problème est que le sacré dont la disparition marque nos sociétés n’est pas du tout que le seul sacré propre au divin. Il est quelque chose d’autre, quelque chose de beaucoup plus large. Cela s’appelle la désacralisation du monde, et elle constitue la source dernière de la déchéance dans laquelle nous sombrons.

Qu’est-ce que le sacré ?

Pour essayer de le comprendre, demandons-nous d’abord ce qu’est le sacré.

Qu’est-ce que le sacré ? Comment le faire sentir aux hommes qui en sont privés depuis si longtemps ? Ils ne jurent que par le concret, le tangible, l’utile… alors que le sacré – quelque chose qui éclate dans quatre grands domaines : l’art, la nature, le culte du divin et la cité – leur jette à la figure le plus intangible de tout : l’ineffable, le merveilleux.

Mais je suis allé un peu trop vite : le sacré n’est pas « quelque chose ». Il ne consiste en rien de positif, de concret. Il ne se laisse ramener ni à ceci ni à cela. Il est comme une oscillation, comme un va-et-vient entre une présence et une absence ; quelque chose que nous avons en main, mais qui glisse de toutes les mains. L’élan sacré (car c’est d’un élan, d’un souffle, qu’il s’agit) nous offre tout… mais ne nous laisse rien saisir. Il est insaisissable.

Il se déploie, disais-je, dans quatre domaines. Voyons-le pour chacun d’entre eux.

Le sacré : aussi ineffable que la beauté de la nature, qui nous frappe, nous saisit, tout en restant absolument muette quant aux raisons qui l’amènent à nous saisir.

Le sacré : aussi ineffable, également, que l’autre beauté, celle de l’art, qui nous frappe dans la mesure où l’art montre tout, dévoile tout, en même temps qu’il nous laisse plongés dans le mystère et l’émerveillement.

Pour la beauté de l’art et de la nature, c’est clair ; pour l’énigme de la religion aussi. Mais venons-en à notre question. Comment le politique relèverait-il du sacré alors que le sacre du souverain a absolument disparu, alors que ni magnificence, ni solennité, ni rituel n’entourent plus du tout le prince ? Davantage, l’émotion qui soulève l’esprit d’un peuple s’est également évanouie. La banalité grise et plate, voire hideuse (la langue de bois, par exemple), règne dans la cité. 

Et pourtant…

Il en va de la désacralisation du politique comme de celle qui frappe les trois autres domaines. Les voilà tous profondément aplatis, désacralisés, banalisés. La nature n’est vue que comme un dépôt d’où l’on extrait des matières premières et des divertissements touristiques. L’« art » contemporain est devenu le règne de la laideur et du non-art. Quant à la religion, c’est sa désacralisation qui a été très expressément imposée à partir du Concile Vatican II.

Et pourtant, en-dessous de la nature, de l’art et de la religion dégénérés, c’est bien le sacré qui se tient toujours. Ce n’est pas parce que l’« art » contemporain s’emploie à nier l’art et la beauté que ceux-ci disparaissent en tant que tels ; ce n’est pas parce que la nature se voit enlaidie et défigurée que sa beauté et sa vérité cessent de nous interpeller  ; ce n’est pas parce que la religion vise sciemment à désacraliser le divin, que le dieu – un certain dieu, un dieu fort différent, mais revêtu d’un profond souffle sacré – n’est pas là qui pourrait nous sauver.

(C’est là, toutefois, une autre affaire que je n’ai pas le temps de développer ici et pour laquelle je ne peux que vous renvoyer à mon dernier livre, N’y a-t-il qu’un dieu pour nous sauver ? récemment paru aux Éditions de la Nouvelle Librairie.)

Revenons à notre question. Aussi bafoué qu’il soit, l’élan sacré demeure présent, malgré tout, au sein du beau, de la nature et du divin. Et, malgré les apparences, il demeure présent, aussi, au sein de la cité, c’est-à-dire de la polis, du politique. Car le propre du sacré est cette dualité contradictoire dont nous parlions, cette dualité faite de présence et d’absence, de dévoilement et de voilement. Si notre être collectif se voit pourvu d’une présence on ne peut plus active, c’est au sein de la res publica qu’une telle présence se déploie ; là, au milieu du grand bruit et de la grande fureur de l’histoire. C’est là que tout se joue. C’est là que les peuples sont et deviennent. Certes. Mais ils deviennent… quoi ? Ils s’acheminent… vers où ? Vers leur destin, évidemment. Mais celui-ci, quel est-il ? Quel est le destin, quel est le sens de l’histoire ? Est-il inscrit quelque part ? Non, il n’est inscrit nulle part. C’est à vue que nous naviguons. Il n’y a pas de sens de l’histoire. Et pourtant, l’histoire n’est pas du tout – voilà le paradoxe, voilà le prodige – le lieu du non-sens, le synonyme du chaos. L’histoire – c’est-à-dire, le monde pris dans sa dimension temporelle –, est le lieu où s’entrecroisent dévoilement et voilement, présence et absence, être et non-être.

L’histoire est, pour le dire autrement, ce que nous faisons et qui, en même temps, nous fait être, s’impose à nous. Nous en sommes autant les acteurs que les récepteurs. C’est pourquoi même là où tout devient plat, morne et banal ; même là où l’élan sacré semble tout à fait évanoui ; même là où l’on considère que tout se joue uniquement à travers l’action et la volonté des hommes, même là l’histoire continue à relever de ce quelque chose d’intangible qui s’impose aux hommes et que nous appelons  « le sacré ».

L’histoire est ce prodige qui se tisse entre la lumière qui nous éclaire en tant que peuple pourvu d’un destin, et le mystère qui ne nous assure jamais quelle est la destination vers laquelle un tel destin s’achemine.

Or, il ne suffit pas, bien évidemment, que le sacré demeure enfoui dans les tréfonds de la chose politique. Il faut qu’il rayonne au grand jour. Et pour cela, il faut accueillir, embrasser avec joie l’ambivalence foncière qui marque notre sort en tant que peuple, en tant que communauté inscrite dans l’histoire.

C’est là, sans doute, le plus grand défi qui se dresse aujourd’hui face à nous. Espérons que les hommes de ce siècle sauront être dignes d’un tel défi.

Xavier Portella