Dictionnaire critique de l’Église, de Dominique Iogna-Prat, Alain Rauwel et Frédéric Gabriel
Le Dictionnaire critique de l'Église, dont les notices furent rédigées par près de 80 chercheurs, s'inscrit résolument dans une démarche de fécondité : l'Église est par excellence lieu de notions et débats en sciences sociales.
Autorité, corps, émotions, gouvernement… Autant de réalités a priori évidentes. Elles furent pourtant objets de débats, de codifications et d’expériences ; fruits d’une histoire où les institutions chrétiennes furent longtemps décisives. L’ambitieux Dictionnaire critique de l’Église, en appréhendant la « forme-Église comme matrice et paradigme potentiel de toute société », propose un puissant éclairage sur l’évolution de la civilisation européenne. Sans esprit militant ; mais en considérant la capacité du christianisme à mettre en forme la réalité.
Le fondateur de l’anthropologie française, Marcel Mauss, consacra en 1909 sa thèse à la prière. « Fragment d’une religion », la prière « n’est pas seulement l’effusion d’une âme, le cri d’un sentiment ». Elle est essentiellement « un phénomène social ». Ne prononçant « que des phrases consacrées », elle « ne parle que de choses consacrées, c’est-à-dire sociales » (Marcel Mauss). Le père de la sociologie française moderne, Émile Durkheim, fit des représentations religieuses des représentations collectives, seules susceptibles d’assurer originellement l’unité de la société. Dépendants du sacré, les hommes ne s’en avéraient pas moins les maîtres des dieux – leur condition de possibilité. Les Formes élémentaires de la vie religieuse, publiées en 1912, établirent l’Église comme la forme première de la totalité sociale – individus et représentations s’unissant dans leur interdépendance. Michel Foucault et Michel de Certeau firent encore de l’Église et du christianisme la matrice d’un certain type de pouvoir ; d’existence ; de société et de culture. Le christianisme – et singulièrement son éthique, sa théologie morale – fut l’objet premier du cours de 1979-1980 au Collège de France de Foucault. Du gouvernement des vivants questionna la pratique chrétienne de la pénitence. Pour lui, l’Église ne se contenta pas de dominer, d’assujettir au fil des siècles. Appelant à distinguer les fautes et nourrissant l’espérance du mérite, elle favorisa simultanément le développement du sentiment de culpabilité-responsabilité, de l’intériorité et de la subjectivité.
L’Église fut longtemps abordée par les sociologues et les historiens comme une matrice de la culture – et non seulement comme l’objet de travaux, certes érudits – vouée à éclairer le seul passé. Le Dictionnaire critique de l’Église dirigé par Frédéric Gabriel (CNRS, ENS de Lyon), Dominique Iogna-Prat (CNRS, EHESS) et Alain Rauwel (Université de Bourgogne, EHESS), dont les notices furent rédigées par près de 80 chercheurs, s’inscrit résolument dans une démarche de fécondité : l’Église est par excellence lieu de notions et débats en sciences sociales. Plus qu’une réalité sociale minoritaire, l’Église est un « magasin » conceptuel. Que l’on s’y intègre ou s’attache à réfuter sa vision du monde, nul n’est a priori dispensé d’y saisir un article et d’en user.
Une notice retiendra ici, sans arbitraire, notre attention. Qu’en est-il du « Mystère » ? Le monde catholique ne cessa d’innover, forgeant des catégories débordant ses délimitations communautaires. Le moine bénédictin Odo Casel fit du mysterium un concept-clef (Le mystère du culte dans le christianisme, Cerf, 1983 [1932]) : les sacrements (de l’eucharistie à la confession) dispensés par le clergé comme les étapes de l’œuvre divine (« l’économie divine », de la Création à la Rédemption) se trouvaient ainsi saisis d’un même mouvement de la raison. Puisant chez les Pères de l’Église (les auteurs de la longue antiquité qui participèrent à structurer la pensée et la vie ecclésiale), Casel n’en participa pas moins à vivifier la pensée européenne, et singulièrement allemande-catholique, de l’entre-deux-guerres. Sous la direction de l’abbé Ildefons Herwegen, l’abbaye de Maria Laach se fit ainsi le centre d’une activité intense et profonde, où la relation des « cultes à mystères » de l’Antiquité païenne et de la novation chrétienne devint un thème majeur et décisif. En France, le moderniste Alfred Loisy, déjà, avait mis en lumière « un caractère commun à tous les cultes de l’âge impérial (Éleusis, Dionysos, Attis, Osiris, Mithra, etc.) : la présence d’un médiateur divin obtenant le salut par sa mise à mort. »
Qu’il s’agisse de les rapprocher ou de les distinguer, paganisme et christianisme se trouvaient conjointement, simultanément questionnés : la liturgische Bewegung (le mouvement liturgique) de Maria-Laach insistait désormais sur la centralité du rite. Sur « l’actualisation des actes sauveurs dans la célébration des mystères » (Alain Rauwel et Michel Senellart). La continuité relative de la culture européenne fut saisie ; la nature de la communauté chrétienne – et de toute communauté – ressaisie depuis le culte. La communauté ne s’origine-t-elle pas, ne se maintient-elle pas dans et par le rite, se structurant de l’actualisation de ses mystères ? L’idée d’une constitution de la communauté (de la communion) par l’acte cultuel fit un temps florès. Comme le note Alain Rauwel : « Le mystère était ainsi disponible pour d’autres avatars ; ils seront politiques. » Formule forte, contrastant avec le pieux silence entourant dans ce Dictionnaire critique la nature de ceux-ci – à commencer par l’intime relation des thèses de Maria-Laach et d’une part de la « révolution conservatrice » et du mouvement de Jeunesse (Jugendbewegung).
Toujours est-il. On se réjouit de trouver dans le « magasin théologique » mention du fécond rapprochement – opéré par le philosophe contemporain Giorgio Agamben – de la liturgie (le culte public centré sur la célébration du mystère) et des pratiques artistiques modernes. La performance deviendrait ainsi un concept-clef, révolutionnaire, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Église. En admettant du moins que « les avant-gardes et leurs émanations contemporaines gagnent à être lues comme la reprise lucide et souvent consciente d’un paradigme essentiellement liturgique » (Giorgio Agamben). S’il faut distinguer la provocation de la trouvaille (ce qui ne tient qu’au lecteur ou au praticien), la question politique n’en est pas moins ouverte.
Suivons les rubriques du Dictionnaire critique. Reste désormais à élucider les rapports qu’une telle affirmation peut entretenir avec l’essence de la communauté et l’essence du pouvoir. L’article qu’Ernst Kantorowicz publia en 1955 sur les Mystères de l’État moderne, en retraçant la genèse ou les étapes de refondation, est ici décisif. L’Église joua un rôle déterminant – et parfois malgré elle. Forme de la société, elle fournit aux juristes et gouvernants les notions nécessaires à leur affirmation. Plus profondément : elle leur proposa les catégories d’existence ouvrant à l’exercice concret du pouvoir. Il fallut des prêtres célébrant le mystère de la foi ; il fallut un Pape héritier de l’Empereur de Rome pour qu’existe une forme nouvelle du pouvoir. L’ère moderne vit ainsi le transfert des arcana ecclesiae spirituels à l’État ; leur transformation en « nouveaux arcana imperii séculiers de l’absolutisme ». La figure du souverain moderne se constitua sur la « croyance légalement fondée que le gouvernement est un mysterium exercé par le roi-grand-prêtre seul » (Ernst Kantorowicz). L’historien rendit dès lors possible une série de questionnements nécessaires. Au-delà d’une approche historienne stricte – d’une étude du révolu – : quels rapports entre la vie sociale et la liturgie ? la politique et la mystique ? le réalisme, emprunté à Machiavel et Tacite, et la fiction du pouvoir ? Le Dictionnaire – qui offre à ce sujet certaines de ses plus belles pages –, s’il fait exemplairement écho au débat opposant Friedrich Wolters (figure du cercle de Stefan George) et Carl Schmitt, n’a certes pas vocation à répondre. La nature du pouvoir moderne (pouvoir mystique ou magique, analogue au culte ? Simple héritier d’une théologie, essentiellement distinct de sa généalogie ?) reste indécise. On ne pourra cependant dénier à l’ouvrage la richesse de ses notices, dont l’on voudrait plus d’une fois qu’elles constituent autant de boîtes de Pandore.
Il est certain que l’ouvrage « montrera beaucoup d’aspérités, et qu’il provoquera ainsi beaucoup de discussions. » Cela est assurément souhaitable si notre conception du « Mystère » (du « Droit », de la « Nature », de la « Politique »…) dépend de l’Église et ses dissidences, d’élaborations conceptuelles et de codifications juridiques.
Benjamin Demeslay
Frédéric Gabriel, Dominique Iogna-Prat, Alain Rauwel (dir.), Dictionnaire critique de l’Église : notions et débats de sciences sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 2023, 1500 p.