Les funérailles
Un texte de l'ethnologue et folkloriste français Arnold Van Gennep issu de son Manuel de folklore français contemporain.
Il existe de nombreux rites autour du passage d’un individu du monde des vivants vers celui des morts. Comme pour l’adolescence et le mariage, on retrouve les trois subdivisions fondamentales qui caractérisent les rites de passage : les rites de séparation qui accompagnent le départ du défunt du monde des vivants pour celui des morts ; les rites de marge qui concernent la période assez courte durant laquelle la famille du mort est en marge de la société normale et le défunt pas encore intégré au monde des morts ; enfin, les rites d’agrégation qui attestent que vivants et morts ont trouvé leur place dans leurs mondes respectifs.
L’accompagnement de l’agonie
La mort subite est toujours préférée à une longue agonie et l’on trouve dans le folklore français un très grand nombre de rites dont l’objectif est d’abréger les souffrances : enlever les plumes des oreillers, mettre un joug sous la tête de l’agonisant, placer le lit parallèlement aux poutres du plafond, lui poser les pieds nus sur le sol, faire dire une messe spéciale, lui faire boire l’eau d’une source sacrée, payer une femme qu’elle aille en pèlerinage jusqu’à un lieu sacré reconnu pour sa capacité à aider les moribonds, invoquer saint Langui, saint Va et saint Vient, ou encore saint Tire-à-lui.
Dès qu’il était certain que le malade, l’accidenté ou le vieillard ne survivrait pas, il était de coutume, dans toutes les régions françaises, d’allumer un cierge, un « rat de cave » ou un « calel » ou « chaleil » (lampe à huile de type romain, très présente dans le Périgord et le Quercy) à côté du moribond. La flamme était le plus souvent éteinte au moment du décès et l’on faisait alors couler quelques gouttes de cire sur le front du mort pour faciliter la séparation de l’âme et du corps. Elle n’était parfois éteinte qu’au moment où le mort quittait sa maison. Elle était parfois rallumée pendant la cérémonie.
La prière et, pour les catholiques, le sacrement de l’extrême onction, sont inséparables de la période de séparation que constitue l’agonie. Mais les adieux plus profanes avaient aussi leur place, sous forme de visites au mourant et à sa famille et de veillées réunissant parfois tout un village dans la maison de l’agonisant jusqu’à ce que la mort ai fait son œuvre.
La disparition d’un vivant et les « rites de marge »
Dès le décès survenu, s’ouvre une « période de marge » durant laquelle la famille du mort est momentanément extraite de la vie sociale normale et qui est caractérisée par des comportements particuliers et différents interdits.
Arnold Van Gennep parle de « trêve de la mort » pour résumer cette assez courte période durant laquelle les morts réunissent les hommes : les querelles familiales ou de voisinage sont momentanément mises de côté, tous les membres de la communauté proposent leur aide aux proches du défunt et chantent ses louanges en oubliant volontairement ses défauts et les griefs à son égard.
Les interdits sont nombreux durant cette période qui s’étend du constat du décès au repas de funérailles. Tous les habitants de la maison du mort doivent immédiatement cesser tout travail, et c’est la communauté qui les remplace, manifestant ainsi sa solidarité. On arrête les horloges et les montres pour suspendre le temps durant la période où l’âme du mort erre entre le monde des vivants et celui des morts, période qui s’arrête avec l’inhumation. Les cloches et sonnettes sont rendues muettes pour permettre la méditation. On voile les miroirs et tous les objets brillants car ils peuvent perturber l’âme qui hésite entre les deux mondes. Ceux qui ont des statues les voilent également comme le faisaient les Romains, pour que la représentation des corps magnifiques de vivants n’empêche pas les proches de penser à la mort.
On jette l’eau avant d’occulter tous les récipients pour ne pas être « infecté » par les fautes que l’âme y a laissées en s’y lavant, avant de quitter le monde des vivants. Chez les Romains, l’âme venait se laver dans du lait, qui était également jeté dans les campagnes françaises. Enfin, partout en France, on ouvrait une fenêtre de la maison pour permettre à l’âme de quitter la chambre mortuaire.
Lorsque le mort élevait des abeilles, un membre de la famille va toujours solennellement leur annoncer la mort de leur maître. Dans plusieurs régions françaises, l’annonce du décès se faisait aussi aux chevaux, aux chiens et aux chats et, en Périgord, tous les animaux étaient alignés dans la cour de la ferme pour qu’ils assistent au départ du maître afin d’éviter que n’advienne un nouveau malheur. Dans le Nord de la France, tous les animaux arboraient un crêpe de deuil. Cette vision bien peu chrétienne en fait, qui consiste à ne pas considérer que les humains seraient radicalement différents des autres vivants parce qu’ils seraient les seuls à avoir une âme, s’étendait parfois aux végétaux. Dans le Nord et les Vosges, on informait le laurier (toujours vert, et donc symbole de vie) et on lui faisait porter le deuil en l’entourant d’un crêpe noir. Dans le Santerre et la Thiérache, on traçait une croix à la chaux sur le tronc des pommiers pour les préserver de la mort. Dans la Bresse, on informait tout le jardin avant de couper toutes les fleurs aussitôt après le décès…
La tradition du « lamento » des pleureuses (parfois rémunérées) se maintient dans le sud de l’Europe, mais a disparu en France, y compris en Corse et au Pays Basque (les « élégies ») où elle était encore bien vivante il y a quelques décennies.
Au sein d’une communauté traditionnelle, un décès ne concerne pas que les proches du mort mais la communauté toute entière qui doit en être avertie. Les volets fermés et la suspension d’un drap noir pour les personnes mariées ou blanc pour les célibataires visent à signaler cet événement à la communauté.
Vient ensuite le départ du mort de sa maison, qui prend la forme d’un cortège.
Les rites d’agrégation du mort au nouveau monde qu’il a rejoint
La période de deuil est le temps qui sépare le départ de celui qui est mort du moment où la vie peut reprendre son cours normal. C’est aussi la période qui, pour le mort, va de son arrivée dans le monde des morts au moment où il y aura trouvé sa place. C’est seulement lorsque le deuil est « levé » que le mort se trouve véritablement « éliminé » du monde des vivants et que la vie normale peut reprendre son cours.
Le repas consécutif aux funérailles est présent dans toutes les civilisations. Ce n’est pas l’indice d’un « culte des morts », mais un symbole de solidarité sociale, qui peut être générale lorsque tout le village est convié, ou restreinte lorsqu’il ne concerne que les proches. Comme pour le mariage ou la célébration d’une naissance, partager un repas symbolise l’union des survivants, mais dans le chagrin et non dans la joie, et célèbre la continuité de la vie individuelle et collective.
L’annonce du décès
Plus encore qu’une naissance ou un mariage, un décès intéresse les communautés familiale, territoriale, sociale, religieuse ou philosophique, professionnelle, etc., à laquelle appartenait le mort.
Divers procédés se sont succédé au fil du temps pour annoncer le décès à ces communautés.
Les annonces individuelles étaient autrefois faites par les « crieurs des morts » ou « clocheteurs des morts », qui ont progressivement laissé la place aux faire-part portés à domicile puis envoyés par voie postale.
Les annonces collectives étaient faites au travers de la sonnerie du glas, sonné par un homme pour un homme et par une femme pour une femme. Dans certaines régions de France (notamment la Normandie), on sonnait le glas pour annoncer non un décès, mais le prochain passage de vie à trépas d’un moribond, et demander à la communauté de prier pour lui. Lorsque l’église était dotée de plusieurs cloches, celles-ci sonnaient différemment selon la « qualité » du défunt (homme, femme ou enfant, mort à la guerre, riche ou pauvre …). De nos jours, le glas ne sonne le plus souvent que pour accompagner un mort à sa dernière demeure, donc au moment des obsèques, pour appeler au recueillement, à la prière, voire à la célébration d’un rite particulier comme c’était le cas au XIXe siècle dans l’ile de Molène où chacun cessait son travail lorsque le glas sonnait, et jetait une poignée de sable dans la direction de la maison du mort.
Les affichettes apposées sur les murs et les insertions dans les journaux sont d’autres façons d’annoncer un décès.
La veillée mortuaire
La visite au mort et à sa famille disparaît en même temps que les décès au domicile.
Elle était relativement normée par l’Eglise et les services de pompes funèbres : pour les plus riches, signalisation de la maison par un drap noir surmonté des initiales du mort ; pour les chrétiens, un bol d’eau bénite et du buis béni lors de la fête des Rameaux sont mis à la disposition des visiteurs ; pour tous, un cahier permet de recueillir signatures et mots de condoléances.
Dans certaines régions de Bretagne, la chambre mortuaire était tendue de quatre draps blancs, parfois ornés de feuillages et de fleurs, pour la transformer en chapelle ardente ; dans le Nord, les draps noirs dominaient, le blanc étant réservé aux célibataires et aux enfants.
C’est dans ce lieu spécialement aménagé, débarrassé des miroirs et objets de luxe, que se tenait la veillée funéraire.
Le plus souvent, celle-ci n’était triste qu’à son début. En effet, dans les sociétés paysannes, la mort est regrettable, mais c’est surtout un fait naturel et normal. Pour les chrétiens des pays latins ainsi que dans le nord de la France, la mort d’une jeune fille avant l’âge de vingt ans était même perçue comme une bénédiction. Enfin, durant les guerres, la mort d’un jeune homme au combat était ressentie comme un honneur pour sa famille et, au-delà, pour ses différentes communautés d’appartenance. La veillée funèbre a donc avant tout une fonction de rite social qui renouvelle la solidarité consanguine et territoriale. Comme le dit un proverbe amiénois : « Il n’y a rien comme le feu et la mort pour remettre les gens ensemble ».
Sa dimension magique a aujourd’hui largement disparu, ou, du moins, n’est plus perçue comme telle. Veiller le mort de son décès jusqu’à sa mise en terre ou sa crémation demeure cependant une façon de faciliter son passage d’un monde à l’autre et d’empêcher que des forces obscures ne nuisent au défunt, mais aussi aux vivants. Dans la continuité de la tradition gallo-romaine, les proches montent la garde sans dormir auprès du mort et les bougies qui sont auprès doivent être allumées les unes aux autres sans discontinuité.
Enfin, durant la veillée mortuaire, la porte d’entrée de la maison du mort doit demeurer ouverte, afin que l’âme du défunt puisse s’en aller, que la contagion mortelle s’évapore et que quiconque le désire puisse participer à ce devoir social.
La mise en bière
Le cercueil doit toujours être fabriqué avec du bois neuf. Le mort y était installé dans un linceul, coutume qui a laissé la place à des habits de ville ou de cérémonie pour manifester l’importance de ce grand passage, mais aussi contribuer à la fierté de sa famille.
La coutume consistant à mettre dans le cercueil des objets symboliques est présente dans de nombreuses civilisations et était habituelle chez les Gallo-romains. Elle est la trace d’une croyance dans une forme de vie très proche de celle qui vient de s’éteindre. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on mettait des pièces dans la bouche ou la main du mort. Cette survivance de « l’obole » qu’il fallait donner à Charon dans l’antiquité grecque pour passer le fleuve Achéron qui sépare le monde des vivants des Champs Elysées avait, comme souvent, était christianisée et présentée comme un don pour saint Pierre, « sacristain du paradis », ou un moyen d’assurer que des messes seraient dites pour le repos de l’âme du défunt.
Le folkloriste La Chesnaye signale une coutume vendéenne et bretonne consistant à mettre dans le cercueil une hache de pierre, une pierre polie ou une pierre à aiguiser. Il interprète cette coutume en la reliant clairement au paganisme et à l’époque néolithique : « Celui qui trouve, aux environs de Dinan, dans son champ, une manière de hache ou de couteau en pierre est assuré de sa part de paradis. Les haches sont les outils des fées qu’elles ont laissé dans les champs afin d’en éloigner tout mal et de les faire fructifier ».
Paul Sébillot indique que, toujours en Bretagne, il était habituel de déposer dans le cercueil un collier de pierres plus ou moins polies ou taillées, d’origine préhistorique ou fabriqué pour la circonstance, nommé « gougad patereu » (« gorgée de grains ») et doté d’un pouvoir de protection.
Dans l’ancienne France on laissait également leurs jouets aux enfants et leurs armes aux soldats. L’Eglise a progressivement réussi à remplacer ces objets par des chapelets, images pieuses et médailles qui correspondaient mieux à une éternité faite de prières plutôt que de poursuite de l’activité terrestre.
Le convoi funéraire
La tradition veut que le mort sorte de chez lui par la grande porte et « les pieds devant ». Avant la création des Pompes funèbres, municipales ou commerciales, l’organisation du convoi revenait aux sociétés de pénitents, à des associations bénévoles dites « Charités », ou encore à certaines personnes désignées par la communauté et qui jouaient le même rôle que les organisateurs de cortèges de noce.
Les « Charités » subsistent dans certaines régions françaises, en lien ou non avec l’Eglise, et l’on note même dans les grandes villes l’apparition d’organisations bénévoles du même ordre qui prennent en charge les obsèques des sans domicile fixe et des personnes sans famille, en faisant publier des annonces de décès dans les journaux et en les accompagnant au cimetière ou au crematorium.
Lorsque le mort est accompagné en convoi à pied, ce qui disparaît avec l’éloignement des cimetières des centres des villes, la coutume est que le cercueil soit porté par quatre ou six hommes qui ne peuvent être des parents proches, mais des parents éloignés, amis et voisins.
Dans différentes régions françaises, il est encore habituel de faire faire au mort le tour de ses propriétés avant de le conduire à sa dernière demeure.
Pour ce dernier voyage, le plus souvent, les porteurs déposent le cercueil sur un char tiré par des chevaux ou des bœufs (aujourd’hui, un corbillard), et ne le reprennent sur leurs épaules qu’à l’arrivée sur le lieu d’ensevelissement ou de crémation. Durant le trajet, la parentèle proche suit, aujourd’hui par couples mais autrefois les hommes précédant les femmes. Viennent ensuite les parents éloignés et les voisins et amis.
Dans plusieurs régions de France, l’itinéraire utilise les « chemins des morts » et non les routes les plus récentes : le « camin mourtau » en Combraille, « lou cami dei morts » en Périgord, le « streat an Ankou » dans la Cornouaille ou un chemin artificiel matérialisé par de la paille et des branches (« la jonchée des morts ») en Wallonie, en Flandre, dans la Soule et le Morvan. L’utilisation de ces chemins réservés aux morts aurait plusieurs explications : la tradition, qui veut que le mort suive le même chemin que ses ancêtres ; le souhait que le mort ne puisse pas retrouver le chemin de la maison qu’il occupait de son vivant ; le désir de ne pas faire passer la mort, réputée contagieuse, sur les chemins utilisés par les vivants, qu’ils soient humains ou animaux.
Les rites de séparation
La séparation d’avec celui qui a rejoint le monde des morts prend la forme de différents « rites d’étape » car, comme pour tous les autres grands passages, les choses doivent se faire progressivement. Si les rites ne sont pas tous accomplis, ou s’ils sont bâclés, l’âme du mort reviendra parmi les vivants, le plus souvent sous forme d’animal ailé, mais aussi de feux follets.
Les folkloristes notaient au XIXe siècle la systématisation d’un défilé (nommé « honneurs ») des participants aux obsèques devant le cercueil, devant la famille rangée par ordre de parenté.
Lorsque le mort est inhumé, les participants à la cérémonie défilent devant la fosse et y jettent une poignée ou une pelletée de terre. Ce rite est attesté depuis les Celtes. Le jet de fleurs dans la tombe se généralise cependant. Au XIXe siècle, il existait surtout dans les régions de montagne et concernait des fleurs et plantes sauvages. En Gironde, on a déposé une bouteille de vin dans la tombe jusqu’à une période récente…
Dans certaines régions, le départ des vivants du cimetière s’est longtemps accompagné de coups de fusil, coutume qui subsiste en Corse et dans les milieux militaires.
Les funérailles s’achèvent le plus souvent par un repas. Il s’agit bien sûr de remercier les participants et de les dédommager pour le temps de travail qu’ils ont consacré au mort. Mais il s’agit aussi de rétablir les relations entre les vivants après l’exclusion du mort de la communauté. Arnold Van Gennep souligne que « le repas funéraire est un véritable repas de communion, au même titre que le repas de baptême ou de noce ; il symbolise les liens de parenté, de voisinage et d’amitié qui unissent les membres d’un groupe social restreint, liens que les circonstances ordinaires de la vie tendent sans cesse à relâcher, sinon même à détruire ».
Généralement, le repas de funérailles est maigre, sans dessert ni liqueurs. Mais cette règle supporte des exceptions dans de nombreuses régions françaises.
Le deuil
L’éloignement du mort ne marque pas, pour les vivants, un retour immédiat à la vie normale. Les proches du défunt sont astreints au respect du deuil, une étape intermédiaire plus ou moins longue caractérisée par différentes obligations.
On relève deux grands types d’obligations : d’une part, le respect d’interdits tels que la fréquentation des fêtes et la pratique de la danse pendant une période donnée ; de l’autre, le port d’une tenue spéciale ou de couleurs particulières qui ont une fonction « publicitaire », au sens de rendre public le deuil auprès des personnes qui l’ignoreraient. Il est à noter que, pas plu que le blanc n’a toujours été la couleur associée au mariage, le noir n’a pas toujours été la couleur du deuil : c’est le rouge qui était utilisé en Anjou, le bleu gris en Savoie et, pour les hommes, le port de la barbe et des cheveux longs dans le Poitou ainsi qu’en Corse. A l’inverse, les femmes coupaient ou cachaient leurs cheveux durant la période de deuil dans différentes régions, dont la Corse où elles devaient même couper leurs tresses.
Pour le premier anniversaire de la mort d’un membre d’une famille, celle-ci organisait une cérémonie dite de « bout de l’an », qui prend encore aujourd’hui la forme d’une messe et qui marque la fin du deuil, c’est-à-dire la réintégration des proches du mort dans la société normale des vivants.
Source : Manuel de folklore français contemporain, par Arnold Van Gennep, 1943, réédition Robert Laffont, coll. Bouquins, 1999
Crédit photo : melina1965 via Flickr (cc)