Institut ILIADE
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La révolution managériale

Par Baptiste Rappin. Colloque du samedi 15 avril 2023.

La révolution managériale

Les anthropologues suggèrent qu’il y a eu trois grandes révolutions technologiques. La première est à l’origine de l’espèce humaine lorsque celle-ci apprit à maîtriser le feu et les outils les plus simples ; elle se situe il y a plusieurs centaines de milliers d’années. Une seconde période s’ouvrit il y a quelques dix mille années lorsque l’homme apprit à cultiver les plantes, à domestiquer les animaux. Ce fut l’origine des sociétés néolithiques, puis des civilisations. La troisième révolution technologique est celle au milieu de laquelle nous nous trouvons.[1]

La révolution industrielle déclenchée vers 1800 en Europe occidentale, s’impose en effet aujourd’hui comme la plus profonde reconfiguration de l’existence humaine, de son rapport au monde et du monde lui-même depuis l’inauguration même de l’Histoire, c’est-à-dire la révolution néolithique il y a une centaine de siècles : celle- ci avait fait passer l’homme du statut de chasseur-cueilleur nomade à celui d’agriculteur-éleveur sédentaire, la révolution industrielle en a fait un salarié-fonctionnaire […] La révolution industrielle a ainsi détaché de l’humanité son environnement terrestre pour la réinstaller dans un univers artificiel, ce dont témoigne l’urbanisation fulgurante du monde qui depuis 1800 a fait passer la part de la population urbaine de 3,4% à 55%.[2]

La révolution industrielle est un séisme anthropologique dont nous ne laissons guère de vivre, ou plutôt de subir, les multiples répliques différées, dont la dernière en date se nomme « digitalisation de la société ». Adoptons, à des fins de clarté et de pédagogie, la répartition trifonctionnelle de Georges Dumézil en vue de caractériser synthétiquement la société industrielle. Nous dirons alors :

  1. Que le capitalisme définit son mode de production en tant qu’il est fondé sur le travail abstrait à l’origine du procès d’autovalorisation de la valeur structurant la sphère marchande ;
  2. Que le management constitue son mode de gouvernementalité en tant qu’il construit les savoirs technoscientifiques nécessaires à la conduite des populations déracinées ;
  3. Que les théologies de l’immédiation (religions de l’humanité saint-simonienne puis comtienne, occultisme, Nouvel Âge, déconstruction) assurent la fonction de légitimation de la normativité industrielle.

Une étude complète et structurale de la société industrielle devrait expliciter et approfondir chacune de ses trois thèses et de surcroît envisager son articulation théorique et concrète aux deux autres. Dans le cadre de cette intervention, je me bornerai à donner quelques éléments de compréhension de la révolution industrielle considérée sous l’angle de la révolution managériale. Je définis plus précisément le management comme le gouvernement technoscientifique des subjectivités en vue de la coopération efficace. Mon exposé réside tout entier dans le commentaire et l’explicitation de cette définition.

Commençons par la finalité du management : l’efficacité, ou encore la performance, dont l’utilisation intempestive – performance économique, performance sociale, performance écologique, performance sportive, performance technologique, performance sexuelle, performance académique, performance artistique, etc. – témoigne du statut de principe dans les sociétés industrielles. Thibault Le Texier a retracé l’histoire du terme « management » et met en exergue l’évolution de sa signification depuis sa prime réception en Amérique : désignant tout d’abord l’activité de la maîtresse de maison et étant alors associé aux notions de « soin » et d’« arrangement », il gagna les ateliers de l’usine au cours du XIXe siècle et rima alors avec « industrie » et « efficacité »[3]. Si bien que l’on peut dire du management que sa finalité réside dans l’efficience, c’est-à-dire dans l’optimisation des moyens (argent, temps, ressources, bien-être, etc.) en vue d’atteindre un objectif.

Avec la société industrielle, l’efficacité est élevée au rang de Référence : cela signifie que toutes les actions, privées comme publiques, sont désormais jugées à l’aune de cet étalon, que tous les projets, personnels comme professionnels, sont conçus en fonction de cette exigence. Tous les autres principes, sans exception, s’y soumettent : pour ne donner que quelques exemples, la justice ne réside plus dans la tension vers le juste, mais dans la mise en œuvre d’un système judiciaire efficace ; l’éducation ne consiste plus à former les futurs citoyens mais à s’assurer de la prochaine employabilité des jeunes gens.

Néanmoins, cette finalité ne saurait être atteinte par le seul individu : elle exige en effet la coopération qui apparaît comme un leitmotiv des ouvrages de Taylor et des promoteurs de la société industrielle. Ainsi l’ingénieur écrit-il, dans ce qui apparaît rétrospectivement et symboliquement comme l’acte fondateur de la doctrine managériale : « Harmonie, pas de discorde. Coopération, pas d’individualisme »[4], formule qui situe le management comme une troisième voie qui tente de se frayer un chemin entre l’individualisme libéral et la conflictualité marxiste. La révolution industrielle rend en grande partie compte de cette nécessité de la coopération : l’exode rural, synonyme de déracinement, ayant rendu les travailleurs anonymes les uns pour les autres, a pour corollaire la recherche, par les nouvelles élites, les ingénieurs bientôt rejoints par les managers, de la recréation artificielle d’un collectif que l’industrialisation a pourtant fait disparaître. Tandis les sociologues français, à l’image de Durkheim, décèlent dans la division du travail la source d’une nouvelle forme de solidarité, qu’ils nomment d’ailleurs de façon incongrue « organique », les sociologues allemands (Tönnies, Simmel, Weber) observent l’apparition de l’homme abstrait dont la naissance procède de la rationalisation des activités humaines et du désenchantement du monde. La coopération que vise le management n’est autre que la mise en lien efficace des hommes abstraits, abstraits de leur famille, extraits de leur voisinage, soustraits à leur village et à leur métier. On pourrait ainsi dire que le management aspire à la fabrique d’une socialisation tertiaire : puisque la socialisation secondaire (cursus scolaire et vie professionnelle) ne constitue plus le prolongement de la socialisation primaire (sphère familiale), alors il devient nécessaire de concevoir les moyens d’artificialiser la vie sociale.

Ces moyens ne relèvent plus de la religion ou de la politique, ils ne sont plus le fruit symbolique de croyances collectives ni de l’amour commun de la patrie. Au contraire, ils constituent le produit d’observations et d’expérimentations menées selon les règles de la méthode scientifique. Le management est bel et bien une science, c’est-à-dire un ensemble de connaissances qui se transmettent de professeurs à étudiants, et c’est pourquoi il s’enseigne dans des établissements d’enseignement supérieur, qu’ils soient privés (les business schools) ou publics (les Instituts d’Administration des Entreprise abrités dans les universités françaises). Le management scientifique est une gigantesque accumulation de connaissances scientifiques, qui, du taylorisme au toyotisme, concernent certes la production, mais procèdent également de la psychologie industrielle, de la sociologie des organisations, de l’anthropologie des entreprises, de la théorie de l’évolution, etc. Le savoir enseigné dans ces hauts lieux de fabrique des élites mondialisées n’est pas, comme on le dit trop rapidement, le savoir de la direction des hommes : on y transmet bien plutôt les acquis d’une science de la coopération qui se constitua au fur et à mesure du développement de la société industrielle, de telle sorte que l’on y forme, ni plus ni moins, que des techniciens sociaux en charge de l’ingénierie des liens sociaux. De ce point de vue, le manager se substitue à l’homme politique, projet saint-simonien dont la composition de la présente Assemblée nationale montre ou démontre toute l’actualité.

Mais revenons un pas en arrière : si la coopération n’est pas « naturelle », au sens où l’on ne s’associe pas spontanément à un inconnu pour réaliser une tâche, cela signifie que la cible du management, de ses techniques et de ses méthodes, de ses processus et de ses matrices, n’est autre que la subjectivité des travailleurs. Frédéric Lordon a ainsi mis en exergue à quel point le capitalisme cherche à enrôler le désir des salariés afin qu’ils épousent les buts et les normes de l’entreprise et de ses dirigeants. Cela passe par un programme de « rééducation comportementale et affective »[5] très largement conduit par les services de gestion de ressources humaines et les cabinets de consultants. Le discours sur les « valeurs », terme qui se trouve rarement défini par ceux qui l’utilisent, est une illustration de ce projet de reconfiguration des subjectivités. Mais l’obsession de la lutte contre la flânerie de l’ingénieur Taylor témoigne de cette recherche originelle d’une adhésion de la subjectivité à l’appareil de production : car qu’est-ce que la flânerie si ce n’est un défaut d’attention, volontaire ou inconscient, qui mène à la dépense d’une énergie improductive ?  L’enjeu du management n’est autre que cette captation ou capture du désir : la mission du manager est par conséquent d’orienter et même d’aligner le conatus des salariés sur le conatus de l’employeur : « […] génériquement parlant, la mobilisation est affaire de colinéarité : il s’agit d’aligner le désir des enrôlés sur le désir-maître »[6].

Le management procède à l’orientation des comportements humains à l’aide de connaissances scientifiques en vue d’obtenir une coopération efficace. Cela signifie alors que le management est synonyme de « gouvernement ». Comme Foucault le remarquait, ce type de pouvoir est hétérogène à la souveraineté en ce qu’il ne s’exerce pas du centre vers la périphérie et ne s’appuie pas sur la légitimité de la loi. Il use plutôt de dispositifs normatifs disséminés qui ne visent pas à élucider la vérité d’une situation mais à former, et même formater la conduite des individus ; il repose sur « un savoir qui a maintenant pour caractéristique non plus de déterminer si quelque chose s’est passé ou non, mais de déterminer si un individu se conduit ou non comme il faut, en conformité ou non à la règle, s’il progresse ou non »[7]. Alors que la souveraineté politique s’exerce par la loi et repose sur l’adhésion de la raison à cette dernière, nul n’étant censé ignorer la loi, le gouvernement managérial s’appuie sur l’ingénierie normative des liens sociaux, c’est-à-dire sur la réorganisation de la cognition humaine aux dépens de la délibération.

Il est à présent temps de conclure : le chamboulement anthropologique de la révolution industrielle et l’entrée dans un nouveau mode de production fondé sur le travail abstrait ont en toute logique requis la conception de nouvelles normes de gestion du parc humain : le management scientifique répond à cette exigence en se faisant le lieu scientifique d’élaboration des normes techniques de l’orientation du désir humain. Nous voici donc, depuis un peu plus de deux siècles, embarqués dans la grande utopie de l’intelligence collective !

Baptiste Rappin

Notes

[1] Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, dans Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Éditions Gallimard, « Quarto », 2005, p. 800.
[2] Jean Vioulac, Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, Paris, PUF, 2018, p. 14-15.
[3] Thibault Le Texier, Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, Paris, La Découverte, 2016.
[4] Frederik Winslow Taylor, The Principles of Scientific Management [1911], Dover Publications, « Business & Economics », 1998, p. 74. Citation originale : « Harmony, not discord. Coopération, not individualism ». Voir à ce sujet : Baptiste Rappin, « De l’industrialisme saint-simonien aux fondateurs du management scientifique : l’utopie de la coopération », Revue Française d’Histoire des Idées politiques, n°49, p. 155-189.
[5] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010, p. 108.
[6] Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, op. cit., p. 54.
[7] Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques » [1974], in M. Foucault, Dits et Écrits I. 1954-1975, Paris, Gallimard, « Quarto », 2011, p. 1463.