Institut ILIADE
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Notre mission ? La transmission

Par José Javier Esparza. Colloque du samedi 15 avril 2023.

Notre mission ? La transmission

Ce qui parcourt aujourd’hui l’Europe n’est plus un fantôme, moins encore le fantôme qui hantait Karl Marx. Ce qui parcourt aujourd’hui l’Europe c’est plutôt un zombie, un mort vivant. Ce zombie c’est le cadavre de l’Occident habillé avec les dépouilles de tout ce qui auparavant a fait notre identité. De notre race à nos langues, de notre histoire à notre religion, de nos familles à notre gastronomie, notre littérature, même nos paysages. Le mort vivant de l’Occident contemporain a déclaré tout cela éteint. Pour mieux dire, il l’a déclaré effacé. Finalement, la cancel culture, l’idéologie de l’effacement n’est que cela : le certificat de décès de l’Europe et, plus encore, des Européens.

Cependant, et je crois très important de retenir cela, cette idéologie de l’effacement, cette cancel culture n’est pas une force étrange sortie de quelque part pour agir contre l’Occident. Non, la cancel culture est le fruit achevé de l’Occident lui-même. C’est le chemin même de l’Occident qui a mis les fondements de sa destruction. Emmanuel Todd dit que l’Occident se suicide aujourd’hui de sa propre idéologie. Eh bien, voilà toute la tragédie de l’Europe contemporaine. Plus précisément, voilà toute la tragédie de l’Europe moderne, de l’Occident moderne.

Hegel disait, et à juste titre, que l’histoire de la modernité peut se raconter comme une succession d’affirmations de l’individualité face à une institution ou à un état de fait. La réforme protestante a été une affirmation de l’individualité face à l’Église, les Lumières ont été une affirmation de l’individualité face à la connaissance orthodoxe, la révolution – écrivait-il – a été une affirmation de l’individualité face à l’ancien ordre politique. De même pourrions-nous dire que le capitalisme a été une affirmation de l’individualité – de l’intérêt individuel – face à la dimension communautaire de l’économie, ou que le socialisme a été une affirmation de l’individualité de classe face à l’ensemble social, etc. Toutes ces affirmations de l’individualité ont toujours été formulées comme une émancipation de quelque chose : émancipation des liens que hier unissaient les hommes et ses communautés.

Cet horizon de la liberté individuel a toujours été le moteur de toutes les idéologies modernes. Or, ce que nous vivons aujourd’hui c’est l’épanouissement et, du même coup, l’effondrement du mythe individualiste. Prenons l’exemple de l’idéologie du genre, bannière majeure de l’Occident contemporain. Dans la logique hégélienne, ça signifierait l’affirmation de l’individualité face au propre individu, face à l’individu réellement existante. Ça veut dire qu’en réalité nous ne sommes pas face à une affirmation, mais face à une négation, puisque l’affirmation de soi ne peut pas s’exécuter contre c’est que je suis. Voilà donc comme la chaine de successives affirmations de l’individu – reprenons toujours le schème de Hegel – est devenue un simple exercice d’irrationalité. À force de m’affirmer, je me nie. Le monstre a fini pour se dévorer lui-même. Méphistophélès, dans le Faust de Goethe, se définissait lui-même comme l’esprit que toujours nie tout. Nous y sommes.

L’idéologie de l’effacement, cette cancel culture, donc, nous pouvons la comprendre comme la phase terminale du chemin de l’Occident moderne. Toutes les affirmations successives de l’individu ont toujours précédé à l’immédiat effacement de ce qui restait derrière nous. Aujourd’hui c’est tout qui s’efface. Parce que cette idée moderne de l’individu ne peut subsister qu’à condition d’annihiler tout ce qui s’oppose au libre vol de sa volonté. Et c’est par ça qu’il faut tuer même la mémoire de ce qu’un jour nous avons été. “Je suis l’esprit qui toujours nie, et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit ; il serait donc mieux que rien n’existât”. C’est Méphistophélès qui dit cela, Méphistophélès, cette figure majeure du nihilisme moderne. Puisque rien ne doit exister, Méphistophélès va même détruire ce qui ne l’entrave point, et c’est qu’il va faire avec la cabane des vieux Philémon et Baucis, deux anciens qui vivent isolés de tout, mais dont la simple présence est insupportable pour l’esprit qui toujours nie. Ainsi nous assistons de nos temps à l’annihilation même des fondements de la civilisation, l’homme et la femme, la famille quelle que soit sa forme, la religion quelle que soit son expression, la nature comme habitat de l’humain et l’humain comme habitat de l’esprit. Sous l’impératif majeur de la globalisation comme nouvel horizon d’un homme qui se veut trans-humain, rien ne peut échapper au grand dessein. Jusqu’à l’autodestruction.

La question est toujours : que pouvons-nous faire, si nous voulons, malgré tout, faire résistance ? Méphistophélès encore lui, déclare : “on peut poétiser sur les nuages, mais les pommes il faut les mordre”. Mordre les pommes, dans notre contexte, cela veut dire bâtir des instances de résistance. C’est ici que la transmission devient un instrument essentiel. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire, d’abord, nous raconter sans cesse nous-mêmes. Voilà un très vaste front de bataille. Nous raconter en tant que femmes et hommes, en tant que pères et mères et fils, en tant qu’Espagnols ou Français ou Italiens, en tant qu’héritiers d’une lignée qui ne s’achève pas avec nous, mais qui doit rester vivante parce que notre survie ne concerne pas seulement nous, mais se subordonne à ceux qui nous ont précédé comme à nos successeurs. Tous les armes sont bien convoquées à ce combat-là. Il concerne bien sûr l’histoire, mais aussi nos langues, notre culture, notre façon de vivre et mourir.

Et des pommes à mordre, il y en a ! On peut poser l’exemple de l’Espagne, qui est vraisemblablement, avec l’Allemagne, le pays de l’Europe qui est allé le plus loin dans la condamnation de sa propre histoire et, avec le Canada, le pays de l’Occident où l’effet des politiques woke a été le plus important. Et c’est justement là, malgré tout, que sont les politiques de résistance majeures.

Je ne sais pas si vous savez ce qui se passe en Espagne. C’est pire encore qu’en France. Chez nous, depuis presque un demi-siècle, toute la mémoire collective des Espagnols en tant qu’Espagnols a été systématiquement proclamée maudite. On nous flagelle pour la longue période historique de la Reconquête, où les barbares chrétiens ont banni l’Islam, ce miroir de civilisation et de progrès. On nous flagelle pour la conquête de l’Amérique, où des sauvages blancs et chrétiens et, bien sûr, espagnols, ont été noyés dans un bain de sang les très pacifiques et démocratiques communautés des indiens. On nous flagelle pour l’empire de Philippe II et pour la décadence du XIXe siècle, on nous flagelle pour le bon et pour le pire, on nous flagelle toujours et sans pause, tandis que, au contraire, on encourage sans repos tout ce qui travaille pour la décomposition nationale, qu’il s’agisse de la réintroduction de l’islam dans nos écoles ou de petits nationalismes régionalistes. Aujourd’hui, les curricula officiels de l’enseignement de l’histoire chez nous sont, depuis très longtemps, expressément conçus pour transmettre aux jeunes l’idée que l’Espagne n’a pas le droit d’exister, toujours au profit des oligarchies politiques régionales.

Et pourtant, il suffit d’aller dans n’importe quelle librairie pour constater jusqu’à quel point cette Espagne officielle n’a rien à voir avec l’Espagne réelle : en effet, l’évènement majeur de la culture espagnole dans les quinze dernières années, c’est la récupération de l’histoire nationale par la société elle-même. Il y a chaque année une bonne cinquantaine de livres dans cette démarche. Et, vous savez, ce sont précisément les livres les plus vendus. Le livres que les lecteurs demandent, ce que les gens veulent lire, ne sont pas ceux qui prônent le suicide national mais, tout au contraire, ceux qui racontent ce que nous sommes et pourquoi nous devons demeurer ensemble. Et c’est bien raisonnable : personne ne veut mourir, personne ne veut tomber dans la haine de soi-même. Dans un certain sens, ce que nos compatriotes demandent, c’est une main amicale qu’arrive pour le prêter secours. Dans ce sens-là, nos livres sont des livres d’auto-assistance. D’auto-assistance pour des sociétés qui ont besoin d’écouter une voix qui leur dit “Oui, toi, tu as bien le droit de vivre”.

Je parle des livres parce que c’est mon métier depuis très longtemps : une quinzaine de livres en quinze ans, toujours dans le sillon de la récupération historique, et vendues à des centaines de milliers d’exemplaires, ce qui dit beaucoup sur ce que mes compatriotes demandent. Mais il y a bien d’autres choses. Il y a partout, aujourd’hui, en Espagne, des associations, plateformes, cercles qui sillonnent aussi ce chemin-là, des groupes de rock jusqu’au sculpteurs, des petites sociétés locales jusqu’au réseaux cybernétiques liés autour d’un sujet concret, ou même des écoles qui, pour former vraiment leurs profs dans l’Histoire, appellent des écrivains en dehors des circuits officiels. C’est mon cas, moi-même. Ça veut dire qu’il est toujours possible, toujours, de faire quelque chose. Plus important encore : c’est plus possible que jamais. Pourquoi ? Parce que c’est plus nécessaire que jamais.

Le vrai défi, c’est de donner forme à tout ça, imprimer un sceau commun, si vous voulez, et que le travail de mille bras s’exprime comme un seul poing. C’est là, à mon avis, qu’il faut faire les plus grands efforts. Je vais vous proposer un exemple tiré de ma propre expérience professionnelle. En plus de mes livres, je tiens depuis cinq ans un programme de télévision dans un petite chaine, El Toro TV, bien que petite, en effet, assez influente dans le milieu de la droite sociale. La plupart du temps, il s’agit de l’actualité politique, qu’est très importante, certes, mais qui a toujours ses limites. Or, il y a un jour par semaine où le paysage change : ce jour là on ne parle plus de la politique politicienne, de l’actualité de surface, mais on ouvre l’émission à tous ceux qui sont dans le combat des idées et même de la vie, qu’ils nous parlent d’art, d’études sociales, de la vie religieuse, de la défense d’une certaine forme alternative de concevoir la santé, de groupes écoliers en dissidence d’avec le désordre établi, etc. En somme, tous ceux qui ont bâti leur propre château. Individuellement, nous ne sommes qu’une petite collection de châteaux aussi petits. Mais, tous ensemble, nous sommes un forteresse. Alors, d’abord, bâtir des châteaux, chacun selon sa propre sensibilité, ses propres intérêts, et deuxièmement, tresser les murs qui donneront de la consistance à l’ensemble. Et après, allumer des signaux sur les tours, pour que tout le monde voit le feu. C’est ça la transmission. Voilà, à mon avis, la tâche de notre temps.

Bien sûr, il y aura toujours quelqu’un qui nous dira que tout ça n’est qu’une question de minorités, que nous pouvons faire bien peu face à la force brutale des grandes structures médiatiques, que le pouvoir est toujours plus fort que nous, que… Oui, c’est vrai. Mais vous savez bien que, dans l’Histoire, ce sont très justement les minorités qui donnent le ton, et que, après, la majorité suivra. L’objectif, aujourd’hui, n’est pas que la minorité devienne majoritaire, mais qu’elle devienne décisive. Et la seule voie pour y arriver c’est que ses très multiples et diverses voix parviennent à s’écouter et se fondre en une même mélodie, cohérente, par-delà de la fragmentation du monde post-moderne. Encore une fois, de la transmission.

Chers amis, je voudrai finir en rappelant encore une fois la cabane de Philémon et Baucis, ces vieux paysans assassinés pour l’hybris nihiliste de Méphistophélès, l’esprit qui toujours nie. Le problème de Philémon et Baucis n’était pas qu’ils avaient tort, mais qu’ils étaient seuls, isolés des autres comme eux. Aujourd’hui est venu le temps d’allumer les feux sur nos tours pour transmettre, pour nous reconnaître. Et, ainsi, multiplier les espaces de résistance. Vous savez, chez nous, en Espagne, on évoque toujours l’épisode de Covadonga, le haut lieu sur les montagnes des Asturies où la Reconquête a commencé. Un tout petit point dans la géographie de l’Europe. Une “minorité”, dirait-on de nos temps. Mais c’est sur ce si petit point que l’Histoire va tourner sur elle-même. Aujourd’hui, il est temps de construire une, vingt, mille Covadongas. Partout. C’est la mission. C’est la transmission !

José Javier Esparza