Entre barbarie et domestication, vivre en Européen
Par Georges Guiscard. Colloque du samedi 15 avril 2023.
Un Loup n’avait que les os et la peau ;
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin.
Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant il vit le col du Chien, pelé :
Qu’est-ce là ? lui dit-il. Rien. Quoi ? rien ? Peu de choses.
Mais encore ? Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.
Si nous ne voulons pas devenir des chiens attachés, au cou râpé par la laisse trop courte et trop fortement serrée que l’on nous passe – ou que l’on se passe parfois soi-même –, il n’est pas non plus question de rester des loups.
Une louve a certes nourri Romulus et Rémus, fondateurs légendaires de Rome. Mais cette image est d’abord un lointain souvenir des Koryos, les bandes de jeunes adolescents indo-européens évoluant en marge de la société pendant plusieurs années, chassant, pillant au loin pour survivre et se former à la guerre avant de pouvoir réintégrer la tribu dont ils devenaient les protecteurs et les chefs, favorisant grâce à leur expérience son expansion.
C’est en partie ce phénomène qui a permis aux Indo-Européens de conquérir de vastes territoires et de poser les bases de notre civilisation. Les Koryos étaient conçus sur le modèle de la meute de loups, une troupe sauvage, une Mannerbund vivant hors de la loi des hommes.
La littérature européenne a conservé ce thème, particulièrement reconnaissable dans les poèmes et sagas scandinaves : le loup y est synonyme de paria, de violence illégitime, d’individu en marge de la société à qui l’on ne peut faire confiance. Le loup n’est pas plus un modèle que le chien enchaîné.
Nous l’avons illustré tout au long de ce colloque : la culture et la civilisation, bien que naturelles pour l’homme, engendrent son auto-domestication. L’homme mate ses instincts pour évoluer en société, il se transforme, se crée lui-même en se dotant, par la culture et la technique, de nouveaux moyens de survie qui impliquent des changements anthropologiques.
Il est à la fois sujet et objet de sa domestication. Le risque, si celle-ci va trop loin, est de décliner de génération en génération, de dégénérer au point d’être incapable de se défendre ou de protéger cette même civilisation qu’il façonne et qui l’influence si profondément en retour.
La tension est donc permanente entre le loup et le chien, entre le barbare et l’homme trop civilisé, amolli par le raffinement et le confort dont il a réussi à se doter. Une société civilisée est indispensable pour que l’homme soit pleinement homme ; mais, s’il est trop civilisé, il sera incapable de se défendre face aux barbares qui viendront le piller, le dominer et prendre sa place.
N’est-ce pas le point où en sont arrivés les Européens ? Ne sommes-nous pas sur-civilisés, hyper-domestiqués alors qu’Hannibal ad portas, qu’il est même dans nos murs ?
Les enjeux de notre temps sont multiples. Le déclin anthropologique de notre peuple en est un parmi les plus pressants. « Tout confort se paie, écrivait Ernst Jünger. La condition d’animal domestique entraîne celle de bête de boucherie. » Il est évident que si les barbares ne peuvent bâtir des civilisations avancées, les sur-civilisés ne peuvent défendre les leurs bien longtemps.
Pour maintenir notre être au monde, pour rester ce que nous sommes, il faut retrouver un sain équilibre entre la barbarie et la sur-civilisation, entre le guerrier sans loi d’un Koryos et le dernier homme dont parlait Nietzsche, le phasme ou l’obèse au genre indéterminé englué dans son confort, avilit par celui-ci, qui ne cherche qu’à en profiter un peu plus, celui dont l’existence est si artificialisée que l’on peine à l’appeler une vie : « le plus méprisable des hommes qui ne sait plus se mépriser lui-même ».
Nietzsche encore : « La société apprivoise un loup pour en faire un chien. Et l’homme est l’animal le plus domestiqué de tous. » Dysgénisme. Baisse du QI et de la fertilité. Épidémie d’obésité. Indifférenciation sexuelle. Artificialisation et uniformisation des modes de vies.
Hyperspécialisation inutile et perte de savoir-faire basiques. Surprotection des enfants. Stress permanent et dépression chronique. Drogue et pornographie banalisées pour échapper au réel. Fragilité émotionnelle et physique. Peur de la peine et de la douleur.
Soumission servile à l’autorité tyrannique d’un État omniprésent, maternant, infantilisant, fort avec les faibles et faible avec les forts. Immigration de masse qui accentue la plupart de ces effets. Comment croire, si cet abâtardissement n’est pas contenu, vaincu, que le futur, notre futur, aura lieu ?
Le confort est peut-être la notion centrale de ce déclin anthropologique. Il est naturel pour l’homme de progresser techniquement et de créer du confort, mais gare à ceux qui en deviennent dépendants, qui en font un mode de vie.
Or notre société de consommation, d’abondance, est une société du confort. Tout est à portée de main, tout est facile, tout est immédiat. La patience, l’effort sont d’un autre temps ; ils ne sont plus souhaitables aux yeux de nombre de nos contemporains.
Et pourtant : que d’efforts furent nécessaires pour en arriver là ! Et que d’efforts sont encore nécessaires pour maintenir ce que nos pères ont laissé, ce fruit parfois amer de notre génie !
Toute technique, tout confort semblent acquis… à moins qu’ils ne finissent par nous mener à la catastrophe et à la régression. Nous avons pu craindre, au cours de l’année passée, des pénuries d’électricité, de gaz, d’essence, de médicaments.
Nous voyons aujourd’hui poindre une possible crise des engrais chimiques, avec des conséquences potentiellement dévastatrices pour l’alimentation mondiale. Ces alertes nous rappellent que l’abondance et le confort sont de lents poisons : non seulement ils nous avilissent, accélèrent notre domestication, mais en plus ils sont précaires.
S’ils venaient à disparaître à cause de notre faiblesse ou d’un épuisement des ressources, combien des ectoplasmes androgynes qui peuplent nos grandes villes pourraient affronter les troubles qui s’ensuivraient ?
Qu’il y ait continuité ou effondrement soudain de la société du confort, nul ne peut le prédire. La seule certitude est que tant qu’il restera des Européens de sang et d’esprit, notre génie propre sera toujours en capacité de resurgir et de vaincre. La réaction face au déclin anthropologique doit être à la fois personnelle et à visée collective, donc politique.
Quelle que soit la trajectoire de notre civilisation, pour la faire renaître, il est indispensable que certains, le plus possible, fassent l’effort continuel de rester forts et debout plutôt que débiles et avachis.
Effort physique, effort moral : être exigeant envers soi et les autres, cultiver la vertu et les valeurs héroïques, vivre pour plus grand que soi, donner ou construire plutôt que consommer, chercher à s’élever et se dépasser toujours, être fidèle à la parole donnée.
« J’aurai passé mon temps à me dresser et à me redresser, écrivait Jean Cau. À essayer, contre tout ce qui incline, à me tenir droit. » Notre devoir, envers nos ancêtres qui nous ont légué le trésor de la civilisation européenne et envers nos enfants à qui nous devons le transmettre à notre tour, est de rester droit dans un monde qui tout incline. Notre tâche est de régénérer plutôt que de dégénérer.
Pour reprendre les mots de Grégoire Gambier dans Ce que nous sommes, publié par l’Institut Iliade : « Vivre en Européen, c’est refuser d’être l’esclave de sa propre vie. C’est agir, et être responsable des conséquences de ses actes. C’est préférer la verticalité de l’attitude à l’horizontalité des pulsions. »
J’ajouterai : vivre en Européen, c’est faire le choix quotidien de repousser ce qui nous dégrade, nous avilit et nous affaiblit. Vivre en Européen, c’est rester maître de son existence pour accomplir librement son destin.
Revenons, comme toujours, à la sagesse antique, source pérenne de notre longue mémoire. « Le combat est père de tout » disait Héraclite ; « Du combat, seuls les lâches s’écartent » rappelait Homère. « Citoyens, il faut choisir : se reposer ou être libre », affirmait Périclès.
Alors combattons ce qui nous détruit. Choisissons. Agissons. Préférons le beau au pratique, le durable au jetable, la terre au béton, le soleil aux néons, la qualité à la quantité, l’effort au confort, l’excellence à la décadence.
Surpassons-nous continuellement par souci d’exigence, en étant « à soi-même sa propre norme par fidélité à une norme supérieure » comme l’écrivait Dominique Venner. Dressons-nous, chacun de nous et ensemble, pour clore l’interrègne dans lequel nous sommes empêtrés, pour surmonter l’ultime défi, celui de notre déclin et de notre chute.
C’est par la volonté individuelle et collective, le refus de la déchéance, les mythes mobilisateurs, le retour aux hiérarchies plutôt que le fantasme égalitariste, l’envie de rester droit, fort, et d’accomplir encore de grandes choses à léguer à nos enfants que nous pourrons conjurer l’apathie, l’épuisement et le nihilisme qui gagnent notre peuple.
Ceux qui auront su traverser le Zeitgeist actuel sans être courbés par lui seront des modèles, des recours, des vainqueurs. Seul le surhomme pourra triompher du dernier homme et refonder pour rebâtir plus grand, plus beau, ce que ce dernier menace de laisser dépérir.
C’est à l’homme européen qu’échoit la tâche héroïque de maîtriser la technique avant qu’elle ne nous maîtrise, pour faire renaître une nouvelle fois notre glorieuse civilisation et partir à la conquête de sommets toujours plus élevés, d’horizons toujours plus lointains. C’est cela, vivre en Européen.
Georges Guiscard