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Don Juan d’Autriche, l’homme de Lépante (1547-1578)

C’est un des grands personnages de l’histoire européenne. Son nom est associé à tout jamais à sa victoire navale de Lépante, en 1571, contre les Ottomans. Il avait 24 ans !

Don Juan d’Autriche, l’homme de Lépante (1547-1578)

« Valeureux comme Scipion, héroïque comme Pompée, fortuné comme Auguste, un nouveau Moïse, Gédéon, Samson et David, mais sans aucun de leurs défauts »… C’est ainsi que le pape Pie V dépeint Don Juan d’Autriche, le héros du Grand siècle espagnol qui vit la couronne de Castille s’assurer la suprématie en Europe. Acteur incontournable du dernier combat de la Reconquista, figure emblématique de la retentissante victoire de Lépante, il apparaît en ces temps de crispations religieuses comme l’épée et le bouclier du catholicisme. Ce paladin, « à la beauté d’Apollon et au visage d’Archange » se distingue d’autant plus qu’il offre un contraste saisissant avec son frère, Philippe II. À la prudence excessive du roi catholique, Don Juan oppose l’image du prince impétueux qui a pour principe que celui qui « ne va pas en avant retourne en arrière ». Mais le jeune homme, « ami des armes et désireux d’honneur », se trouvera souvent bridé par son loyalisme sans faille et sa soumission aux ordres de la Couronne.

C’est à Ratisbonne que Barbara Blomberg donne naissance, le 24 février 1547, à un garçon, Geronimo. Son père n’est autre que l’homme le plus puissant de ce milieu du XVIe siècle : Charles Quint. En remportant la même année la fameuse bataille de Mühlberg contre les princes réformés de la ligue de Smalkalde, l’empereur est alors au faîte de sa gloire.

Il fait rapidement enlever l’enfant à sa mère qu’il ne reverra d’ailleurs jamais. Envoyé dans le plus grand secret en Espagne, auprès d’une première tutrice, il grandit en jouant avec les petits paysans castillans. Il est par la suite confié à Don Luis Mendez de Quijada qui lui apporte avec sa femme une éducation soignée et une affection qu’il ne manquera pas de leur rendre par la suite. Mais il faut attendre l’ouverture du testament de Charles Quint, à l’automne 1558, pour que son existence soit révélée au grand jour.

Le bâtard impétueux

Il a 12 ans lorsque Philippe II, son demi-frère de 20 ans son aîné, vient lui révéler le secret de sa naissance : « L’empereur Charles Quint est votre père », un père curieux de le rencontrer et qu’il avait vu sans le savoir au monastère de Yuste quelques mois auparavant. C’est sous le nom de Don Juan d’Autriche que le jeune garçon va alors entrer de plain-pied sur la scène espagnole, sans que sa bâtardise ne lui porte préjudice car les enfants illégitimes étaient alors chose fréquente. Il part vivre à la cour avec le rang d’infant, mais en étant toutefois écarté de la succession.

Il y fréquente ses deux neveux qui ont à peu près le même âge que lui :  le fils de Philippe II, Don Carlos, un être mal formé et tordu, et le brillant Alexandre Farnèse, dont la mère, Marguerite de Parme, est aussi une enfant illégitime de l’empereur. C’est ensemble que les trois jeunes gens sont envoyés en 1561 parfaire leur éducation dans la prestigieuse université d’Alcala de Henares, où Don Juan doit notamment se préparer à la carrière ecclésiastique que l’on a choisie pour lui. Fort heureusement, une querelle diplomatique avec le pape Pie IV retarde suffisamment l’envoi du chapeau de cardinal qui lui est destiné, le temps pour lui de montrer à son frère que son cœur penche irrévocablement vers le métier des armes.

Ainsi en 1565, lorsque Malte est menacée par les Turcs de Sinan Pacha, le bouillonnant jeune homme tente de rejoindre la flotte qui doit quitter Barcelone pour leur porter secours. L’aventure tourne court. Il arrive trop tard et Philippe II met un terme à sa soif de batailles en lui rappelant l’importance de sa personne. Trois ans plus tard le roi accède néanmoins à ses vœux en le nommant general del mar, c’est-à-dire amiral, et c’est aux côtés de don Luis de Requesens qu’il fait ses premières armes sur mer lors d’une expédition menée de Cadix aux Baléares.

« Ami des armes et désireux d’honneur »

« D’un très bel aspect et d’une grâce admirable, il s’habille magnifiquement et avec beaucoup d’élégance, au point qu’on est émerveillé en le voyant. Sans égal pour l’équitation, les joutes, l’escrime, les tournois, il s’y montre infatigable… Il y met toute son application, ne pouvant souffrir de perdre, quelque peu important que soit l’enjeu. Il lui semble qu’il y va de l’honneur, même en cela. » Don Juan charme tous ses interlocuteurs, sa place à la cour semble assurée – il est le parrain de deux filles de Philippe II – et sa conduite est irréprochable. Quand don Carlos entre en rébellion ouverte contre son père, il vient prévenir Philippe. Le fils dément est arrêté et mourra dans son cachot quelques mois plus tard, faisant pendant quelques années de Don Juan un éventuel prétendant à la couronne. Mais il est pour le moment bien plus soucieux de se couvrir de gloire. Quand éclate le soulèvement des Morisques, il demande à y être envoyé car « cette question touche de près à son désir de renommée ».

Le royaume de Grenade compte alors près de 150 000 Morisques, les descendants des musulmans convertis de force à la fin du siècle précédent. Leur concentration pose problème, d’autant qu’ils restent encadrés par leurs élites sociales et religieuses, ce qui rend encore plus patent le caractère superficiel de leur foi nouvelle. Une certaine tolérance avait jusqu’alors prévalu, notamment de la part de l’aristocratie locale qui appréciait cette abondante main d’œuvre, mais l’avènement d’un roi connu pour sa rigidité religieuse et la mise en place d’une administration bureaucratique et procédurière ont accéléré le dénouement d’un conflit latent. à Noël 1568, le massacre de soldats espagnols à Cadiar marque le début d’une guerre de 18 mois, âpre et difficile – « une guerre noire qui dure infiniment » dira Don Juan. C’est à une guérilla dans la région montagneuse des Alpujarras que sont confrontés les hommes de Philippe II, sous la menace – très hypothétique – d’un débarquement de Barbaresques susceptibles de venir aider leurs coreligionnaires.

En mai 1569, Don Juan est envoyé à Grenade où le roi semble vouloir le cantonner. Philippe II bride l’action de son jeune frère. Se méfiait-il de l’ombre que pouvait lui porter l’éclatant jeune homme ? Ce dernier s’occupe donc de logistique, supporte l’incapacité des autres chefs militaires avant de prendre l’initiative de vider la médina arabe d’une population soupçonnée de soutenir les rebelles. Un peu plus libre de ses mouvements, il s’en prend ensuite aux redoutables nids d’aigle tenus par l’adversaire : Galera ou encore Seron, où il témoigne de ses talents de soldat et de stratège. Le 25 avril 1570, il publie un ban de reddition à Santa Fe de Rioja. Mais son texte ne suffit pas à calmer la fureur du clergé et les derniers foyers de rébellion. Philippe II décide donc d’expulser tous les Morisques de la région. Ils seront dispersés sur les âpres plateaux castillans et jusque dans les forêts de l’Estrémadure, une mesure qui désola Don Juan, affligé par le spectacle de ces départs forcés.

Chef militaire de la Chrétienté à 24 ans

Mais déjà d’autres horizons l’appellent. La menace ottomane se fait menaçante en Méditerranée : Chypre tombe aux mains des Turcs durant l’été 1570 et le choc provoqué en Occident par l’événement suscite la création de la Sainte-Ligue, sous l’égide du pape Pie V. Officiellement proclamée en mars 1571, elle rassemble Rome, Venise, l’Espagne et Malte. Pour les conduire, il est décidé que « le capitaine général de la flotte de la Sainte-Ligue sera l’illustrissime seigneur Don Juan de Austria », qui devient à 24 ans le chef militaire de la Chrétienté, avec sous ses ordres certains des plus brillants capitaines de l’époque. C’est de Messine que l’imposante flotte de plus de 300 navires fait voile en mer ionienne vers le golfe de Patras pour rencontrer, au niveau de Lépante, la flotte ottomane.

Bien que de nombreux garde-fous aient été dressés pour contenir et finalement limiter l’autorité de Don Juan, c’est bien à lui que l’on doit alors l’ordre de bataille qui assurera la victoire. Il choisit d’abord de mélanger les galères espagnoles, napolitaines, génoises, vénitiennes et pontificales, pour éviter toute initiative divergente. Ensuite, il protège son front de navires – par ailleurs astucieusement aménagés en vue de la bataille – par six galéasses, sortes de fortins flottants, véritables cuirassés de l’époque, fort peu mobiles mais d’une puissance de feu sans équivalent chez l’adversaire. Au milieu de la bataille, don Juan affronte Ali Pacha, l’amiral d’Homan. Les Janissaires parviennent même à prendre pied sur sa Reale, dont le mât est orné d’un crucifix à moitié calciné que son tuteur Quijada avait jadis arraché à une bande de Maures qui l’avaient jeté au feu. Quelques heures suffisent pour l’emporter sur la flotte de la Sublime Porte, permettant de libérer près de 12 000 chrétiens enchaînés sur les galères turques.

L’expansion de l’islam en Méditerranée est arrêtée, mais la puissance ottomane n’est pas brisée. Si la victoire de Lépante n’est pas exploitée, elle offre néanmoins à Don Juan une gloire – et une fortune – extraordinaires. Bientôt des émissaires de Morée ou encore d’Albanie viennent lui demander son aide, lui-même songe à repousser encore plus loin l’infidèle. Mais les dissensions au sein de la Ligue ainsi que le refus de Philippe d’engager l’Espagne dans une nouvelle entreprise, le freinent dans la réalisation de ses ambitieux projets.

Un prince aux ailes rognées

Son expédition de 1572 au Levant est un échec et en 1573 Venise signe une paix séparée avec le sultan Selim II. Dans le dessein de reproduire l’exploit de Charles Quint sur les côtes du Maghreb trente ans plus tôt, il pense alors avoir plus de chances d’intéresser le roi avec ses projets en Méditerranée occidentale. En octobre 1573, il s’empare ainsi de Tunis, mais pour quelques mois seulement. L’année suivante, 40 000 turcs débarquent et reprennent la ville. Don Juan pâtit encore des hésitations de son frère.

Don Juan réside ensuite en Italie jusqu’en 1576, où sa prestance et l’éclat de sa personne font grand effet. Ponctuellement, il s’y fait le bras armé de Philippe II en intervenant à Gênes. Il obtient même le titre de vicaire général avec autorité sur les deux vice-rois de Naples et de Sicile. Certains lui prêtent alors des ambitions plus élevées : Don Juan voudrait désormais une couronne. Il lui semble honteux qu’étant fils de l’empereur Charles Quint et ayant passé 30 ans, il n’ait jusqu’à présent acquis aucun État ou royaume. Ses détracteurs, comme le redoutable Antonio Pérez, le dénigrent auprès du roi, allant jusqu’à falsifier ses lettres, et soulignent sa trop grande indépendance. Pourtant, Don Juan se plie aux ordres de Philippe lorsqu’il décide de l’envoyer aux Pays-Bas, en proie à une guerre tout à la fois nationale, civile et religieuse.

Don Juan avait déjà caressé l’idée de se rendre dans ces terres septentrionales, d’où il projetait d’atteindre l’écosse pour libérer Marie Stuart ou encore épouser Élizabeth et ramener l’Angleterre dans le giron de la vraie foi. Sa mission est tout autre : il doit y éviter la rupture totale avec une population turbulente et indépendante, gagnée à la Réforme et surtout contrer le taciturne et habile Guillaume d’Orange. Avant lui, Marguerite de Parme, le duc d’Albe et Don Luis de Requesens ont échoué à rétablir l’ordre. Lui même arrive en mai 1576, au terme d’une rocambolesque chevauchée depuis l’Espagne, déguisé en Maure, alors que 15 des 17 provinces sont en rébellion et que les soldats espagnols mutinés ont saccagé Anvers.

« Héros de toutes les nations »…

À force de modération et de conciliation, il accepte la Pacification de Gand portée par Guillaume d’Orange en novembre 1576. Elle prévoit le départ des troupes espagnoles, la convocation des états généraux et la liberté de culte. Finalement reconnu gouverneur, Don Juan doit faire face à une situation inextricable pour un homme habitué à identifier clairement son ennemi, morisque ou turc. Le Taciturne n’applique pas la pacification en Hollande et Zélande. Nombre de catholiques en appellent à d’autres protecteurs (l’archiduc Matthias ou encore François d’Alençon) et lui même sent ses positions mal assurées, ne disposant que de 8 000 hommes sur les 60 000 soldats qui étaient stationnés aux Pays-Bas. Il ne peut que constater que ce que veulent les Hollandais, « c’est être libres et de cette manière que Votre Majesté ait seulement le nom de seigneur et qu’eux en aient les effets »… Si d’innombrables factions divisent le peuple des Pays-Bas, toutes son néanmoins unies dans une radicale opposition au pouvoir espagnol.

Arguant de son incapacité à résoudre le conflit, il ne cesse de demander son rappel, ce que toujours Philippe lui refusera. Il se plie à la volonté royale : « C’est parmi de telles peines et de tels dangers que je garde la Chrétienté pour Dieu, les Pays-Bas pour le roi, mon honneur pour moi même ; je le tiens encore, mais par quel lien fragile ».  Bientôt, il se discrédite définitivement auprès de la population en se réfugiant à Namur. Il est même déclaré ennemi de la patrie, tandis que le calviniste Guillaume d’Orange entre triomphalement dans Bruxelles. Le retour des soldats espagnols dans la partie catholique des Pays-Bas et l’arrivée de son neveu et ami Alexandre Farnèse permettent néanmoins de redresser un temps la situation : le 31 janvier 1578, à Gembloux, ils réduisent tous deux à néant l’armée rassemblée par les états généraux protestants.

Cependant, miné par l’ampleur de sa tâche, Don Juan tombe malade au début de l’été 1578 et connaît une lente agonie. La « fièvre » l’emporte le 1er octobre, à 31 ans, dans le camp de Bouges. « La popularité du prince parmi ses soldats est telle que tous les régiments se disputent l’honneur de le porter jusqu’à la cathédrale – les Espagnols parce qu’il est le frère du roi, les Allemands parce qu’il est né en Allemagne, les Flamands parce qu’il est leur gouverneur, les Italiens en mémoire de son commandement à Naples… ». Tous finalement ont leur place dans le cortège. Philippe II, que certains ont accusé de l’avoir fait empoisonner, fera rapatrier son corps pour le faire inhumer, selon ses vœux, aux côtés de son père à l’Escorial.

En digne fils de l’empereur, Don Juan aura en Espagne comme en Flandre, en Afrique, en Sicile et jusqu’aux côtes ottomanes de la Grèce, défendu la grandeur du royaume catholique. Mais ce faisant, comme l’écrira Voltaire, « il aura été le héros de toutes les nations ».

Emma Demeester

Bibliographie

Jean-Pierre Bois, Don Juan d’Autriche, Tallandier, 2008.

Chronologie

  • 1547 : Naissance à Ratisbonne de Géronimo, fils illégitime de Charles Quint.
  • 1554 : Le futur don Juan passe son enfance en Castille à Leganès puis à Villagarcia.
  • 1558 : Philippe II apprend l’existence de son demi-frère et le fait venir à la cour.
  • 1561-1563 : Don Juan étudie à Alcala de Henares avec Don Carlos et Alexandre Farnèse.
  • 1568-1570 : Guerre des Morisques dans le royaume de Grenade.
  • 1571 : A la tête de la flotte de la Sainte Ligue, Don Juan bat les Turcs à Lépante.
  • 1573 : Prise de Tunis par Don Juan, perdue l’année suivante.
  • 1571-1576 : Don Juan représente son frère en Italie.
  • 1576-1578 : Don Juan tente de pacifier les Pays Bas dont il est devenu gouverneur.
  • 1578 : Mort de Don Juan à Bouges, près de Namur.

Photo : Don Juan de Austria armado, portrait de Don Juan d’Autriche (détail) par le peintre Alonso Sánchez Coello, vers 1567. Licence : Domaine public.