Frontières de fer, de Stephane Rosière
Un plaidoyer contre les « frontières de fer » (ou contre les frontières tout court) qui s’avère peu convaincant, et qui agit de fait comme un révélateur du niveau d’idéologisation des universités françaises.
Stéphane Rosière est l’un des rares géographes universitaires français spécialisés dans l’analyse géopolitique. Dans la lignée des travaux d’Yves Lacoste, qui a été son directeur de thèse, et dont on connaît par ailleurs le rôle important pour le renouveau de la discipline en France, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de synthèse dont certains font référence dans le monde académique. Dans Le Nettoyage ethnique (2006), par exemple, il n’hésite pas à comparer les évènements de la guerre d’Algérie et la situation du conflit yougoslave, en révélant toute l’épaisseur historique qu’il faudrait associer à ce « concept ». En 2020, il s’essaye en revanche à un plaidoyer contre les « frontières de fer » (ou contre les frontières tout court) qui s’avère peu convaincant, et qui agit de fait comme un révélateur du niveau d’idéologisation des universités françaises.
Stéphane Rosière commence par rappeler que le monde fait aujourd’hui face à un processus de rebordering, défini à travers les border studies comme un accroissement des contrôles aux frontières, alors même que l’on croyait ces dernières disparues : face aux flux de biens et de personnes qu’implique la mondialisation, les États auraient paradoxalement renforcé les barrages qui séparent les territoires. S’appuyant sur les travaux de la politologue américaine Wendy Brown, il considère que cette situation peut conduire à la construction de murs (les « frontières de fer ») comme une solution ultime face à une perte généralisée de souveraineté. Les « murs » seraient donc à la fois une résurgence des États et un témoin de leur érosion, une tentative désespérée de continuer à exister dans la mondialisation, une réponse extrême face à une situation considérée comme dangereuse, visant au départ à contrôler la contrebande, le terrorisme (surtout depuis le 11 septembre), puis l’immigration illégale, associée plus récemment aux questions de sécurité intérieure. Selon l’auteur, le linéaire de barrières frontalières concernerait 80 dyades sur 320 dans le monde, soit 25%. Dans la conclusion, ce chiffre, qui intègre étrangement les lignes de front (une forme pour le moins particulière de mur), retombe pourtant à 10 %. Ce qui n’empêche pas Stéphane Rosière, sans prendre le risque d’une véritable étude diachronique, d’affirmer que ce dispositif marginal est désormais devenu la norme.
Mais Stéphane Rosière ne s’arrête pas à ce constat trop simple. Il introduit également la notion de « teichopolitique » (du grec teichos, muraille), partant du principe que toute politique est désormais fondée sur le cloisonnement du monde. Il tente de le montrer par plusieurs exemples qui questionnent naturellement la nouveauté présumée du concept : les fortifications urbaines jusqu’au 19e siècle, la Ceinture de fer de Vauban, les Gated Communities américaines et leur importation en Europe, en passant par le mur de l’Atlantique (dont on se demande bien entre qui et quoi il a pu faire frontière), avant de très longues pages sur le découpage des empires coloniaux. L’exemple du mur de Berlin est bien présent, mais il n’est jamais envisagé comme un cas particulier, alors qu’il concrétise probablement la seule véritable frontière de fer (militarisée mais sans vocation militaire) qui ait existé en Europe, pour séparer un même peuple dans une optique purement idéologique, ne relevant ni de la protection ni de la sécurité intérieure. Pour un géopolitologue, que l’on attend a minima sensible au contexte historique et géographique, ce mélange confus des genres en dit long sur la rigueur scientifique de l’ouvrage.
Et Stéphane Rosière va plus loin en pointant le spectre d’une nouvelle « kinétophobie » (concept développé par le sociologue Nikos Papastergiadis), une « haine » de la mobilité de l’autre, impliquant un raidissement des législations migratoires, l’externalisation de l’asile, et finalement la criminalisation des migrations. Cette phobie serait par ailleurs favorisée par les liens que les États intensifient avec l’industrie, dans un monde où, selon Stéphane Rosière, certains vivent des frontières alors que d’autres y meurent. Sans véritable démonstration, on retombe donc naturellement sur un florilège classique de l’extrême-gauche pro-immigrationniste, qui confond les problèmes avec le vecteur de ces problèmes, sans jamais se poser la question de la réalité des situations locales. Dans le même temps, l’auteur reconnaît en effet de manière contradictoire que le mur qui sépare aujourd’hui les États-Unis du Mexique reste la frontière la plus traversée du monde, et qu’il agit plus comme un filtre que comme une barrière étanche. À l’heure où les migrations internationales constituent un problème grave et important, il aurait été préférable de traiter le sujet avec sérieux.
Nicolas Zander
Stéphane Rosière, Frontières de fer. Le cloisonnement du monde, Paris, Ed. Syllepse, 2020, 181 p.