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Eugène de Savoie, guerrier et homme d’État au service des Habsbourg. Deuxième partie

Cet article traite de l’histoire d’Eugène de Savoie et de la géopolitique du Saint Empire romain germanique, de la France et de l’Empire ottoman pendant la période couvrant la seconde moitié du dix-septième siècle à sa mort en 1736. Seconde partie.

Eugène de Savoie, guerrier et homme d’État au service des Habsbourg. Deuxième partie

En 1697, le traité de Ryswick met un terme à la guerre de la Ligue d’Augsbourg qui opposait le Saint Empire, l’Angleterre, la Hollande, la Savoie, l’Espagne et la Suède à la France. Louis XIV doit restituer les territoires qu’il avait réunis à la France mais garde Strasbourg et suspend son alliance avec les Turcs.
Après qu’Eugène a remporté la victoire de Zenta en 1697, le Saint Empire romain germanique signe une paix avantageuse avec les Turcs par le traité de Karlowitz en 1698. Cette paix ne durera pas.​

Situation politique en Europe avant le début de la guerre d’Espagne

En 1700, le roi d’Espagne Charles II, dernier Habsbourg d’Espagne meurt sans enfant. Son testament avait désigné comme successeur son petit-neveu Joseph-Ferdinand de Bavière, fils de l’électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière, mais celui-ci meurt en 1699.

L’immense héritage des Habsbourg d’Espagne (l’Espagne, la majeure partie de l’Italie, les Pays-Bas catholiques, une grande partie de l’Amérique du Sud) est revendiqué par l’empereur Habsbourg Léopold Ier pour son fils cadet Charles et par Louis XIV pour son petit-fils cadet Philippe, le Roi Soleil étant marié à Marie-Thérèse d’Autriche, fille de Philippe IV, le prédécesseur de Charles II.

L’enjeu est crucial pour Léopold Ier qui considère que l’Espagne est une possession de sa famille et ne veut pas prendre le risque que Philippe hérite des trônes de France et d’Espagne.

Pour Louis XIV, le but est d’éviter que Charles puisse hériter à la fois du royaume d’Espagne et du Saint Empire romain germanique, reconstituant ainsi l’empire de Charles Quint qui prenait à revers la France.

Des négociations basées sur un partage de l’héritage espagnol entre les deux puissances sont entamées mais échouent.

Début de la guerre d’Espagne

À la surprise générale, le testament de Charles II désigne Philippe, le petit-fils cadet de Louis XIV, comme héritier. Celui-ci gagne donc l’Espagne et est couronné sous le nom de Philippe V. Louis XIV jette encore de l’huile sur le feu en annonçant que Philippe et ses héritiers conserveront leurs droits éventuels à la couronne de France.

La guerre de Succession d’Espagne éclate en 1701. Elle durera jusqu’en 1714.

Elle oppose la Grande Alliance composée du Saint Empire, de l’Angleterre et de la Hollande à la France, l’Espagne ainsi que la Bavière et l’électorat de Cologne, terres impériales qui ont décidé de ne pas suivre l’empereur.

Une nouvelle fois, l’Angleterre rejoint l’Empire contre la France pour s’opposer à l’expansionnisme de Louis XIV, à l’annexion française des Pays-Bas catholiques, et maintenir la balance du pouvoir en Europe.

La France est toujours la première puissance militaire européenne et a l’avantage d’occuper dès le début de la guerre les territoires en litige. Cependant, elle n’a pas la maîtrise des mers et les généraux de la Grande Alliance (Eugène et Marlborough) sont meilleurs que les généraux français. Profitant de ce que les armées françaises se sont avancées au-delà des lignes fortifiées de Vauban, ils s’efforcent de substituer à la guerre de siège une guerre de mouvement.

Comme lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les batailles ont lieu en Italie, sur le Rhin et dans les Flandres, mais aussi en Espagne ainsi que sur les mers et dans les colonies.

Dans les Flandres, le duc de Marlborough John Churchill, chef du parti whig, dirige les armées anglaises de la coalition.

Carte : Le domaine des Habsbourg en 1700. En rouge, le patrimoine espagnol de la branche aînée (Habsbourg d’Espagne) disputé par la branche cadette (Habsbourg d’Autriche) et Louis XIV lors la guerre de Succession d’Espagne.

Eugène de Savoie sur le front italien

Eugène commence la guerre sur le front italien en tant que général en chef de l’armée autrichienne forte de trente mille hommes. Il fait face au général français Catinat et à son armée de cinquante mille soldats. Il réussit un exploit en passant les Alpes par un sentier où « de mémoire d’homme, jamais aucune charrette n’était passée » et perce le front de Catinat, l’obligeant à se replier derrière la rivière Oglio. Face à cet échec, Louis XIV adresse à Catinat un blâme extrêmement dur et le remplace par Villeroy. Les deux armées s’affrontent à Chiari et Eugène remporte la bataille en infligeant des pertes importantes à son adversaire. La campagne de 1701 s’achève et les troupes prennent leurs quartiers d’hiver.

L’armée impériale manque de tout, les caisses sont vides, les soldes impayées et le ravitaillement famélique. Pendant toute cette guerre, Eugène remuera ciel et terre pour que le ravitaillement et les fonds nécessaires à son entretien lui soient attribués par le Trésor impérial.

En 1702, Eugène réussit un nouveau coup d’éclat. Villeroy, général en chef de l’armée française, a son quartier général à Crémone. Eugène, avec la complicité d’un prêtre, envoie un détachement de quatre cents soldats en pleine nuit passer par le canal d’évacuation des ordures de la ville et réussit à faire enlever Villeroy, au nez et à la barbe de toute l’armée française ! Très bien traité, celui-ci sera libéré à la fin de l’année par l’empereur.

La même année, Eugène et Vendôme, le successeur de Villeroy, s’affrontent lors d’une bataille sans réel vainqueur.

Eugène, ministre de la Guerre

En 1703, Eugène devient le ministre de la Guerre. Il réforme l’armée : désormais, l’avancement des officiers et de tout soldat dépendra uniquement de son mérite et de sa valeur et, en aucun cas, de recommandations ou d’« arrangements ». C’en est donc fini de la vente des charges par l’administration, qui était une des plaies de l’armée autrichienne. Cette mesure va progressivement améliorer l’encadrement.

La même année, le Portugal rejoint la Grande Alliance et l’archiduc Charles part pour l’Espagne afin de conquérir le royaume par les armes et en chasser Philippe V. La Savoie change de camp et rejoint la Grande Alliance.

Eugène va partout où la situation militaire nécessite son commandement direct. En 1704, il remporte avec l’aide de Marlborough la bataille de Höchstädt contre les armées franco-bavaroises : cela permet de ramener la Bavière, alliée de la France, dans le rang impérial.

En 1705, l’empereur Léopold Ier meurt. Son fils aîné Joseph lui succède et devient Joseph Ier.

En 1706, Marlborough bat Villeroy dans les Flandres lors de la bataille de Ramillies. Cette défaite est un coup très dur pour Louis XIV, d’autant plus que la campagne d’Eugène en Italie marque toute l’Europe. Débouchant à Vérone avec trente mille hommes contre soixante mille Français, il remporte la bataille décisive de Turin et force toute l’armée française à repasser les Alpes ! Eugène prend ensuite Milan quelques mois plus tard, mettant ainsi fin aux hostilités sur le front italien. La même année en Espagne, Charles prend Barcelone.

Les alliés sont donc vainqueurs partout et Louis XIV doit lever de lourds impôts en France pour reformer son armée éprouvée par de lourdes pertes.

En 1707, à contrecœur mais suivant les ordres de l’empereur, Eugène pénètre en France en prenant Nice avant de faire le siège de Toulon mais doit se replier en Italie devant la résistance française.

Eugène sur le front des Flandres

En 1708, Eugène rejoint son ami Marlborough aux Pays-Bas. Leurs armées s‘unissent pour faire face à l’armée française forte de cent mille hommes lors de la bataille d’Audenarde qui se solde par une nouvelle victoire des alliés.

Eugène choisit de faire le siège de Lille la même année. La défense française dirigée par le maréchal de Boufflers est héroïque. Alors que Louis XIV le félicite pour sa résistance et l’autorise à capituler comme Eugène le lui avait proposé, le maréchal de Boufflers répond en ces termes au prince de Savoie : « Monseigneur, permettez-moi de me défendre le plus longtemps possible. Il me reste encore suffisamment d’ouvrages intacts ; leur défense me permettra de gagner encore mieux l’estime du guerrier que vous êtes et que j’estime par-dessus tout. »

Finalement, après d’autres assauts, Boufflers décide de rendre la place. Eugène lui laisse rédiger lui-même les termes de sa capitulation. Les troupes françaises sortiront libres de la ville et auront droit aux honneurs de la guerre par l’armée impériale. Après la bataille, c’est l’esprit chevaleresque européen qui prévaut ! Les villes flamandes de Gand et Bruges sont ensuite prises par les alliés.

En 1709, la France est épuisée et ruinée par les guerres de Louis XIV. Un hiver terrible compromet les récoltes, la famine et la révolte sont proches. Des troubles éclatent dans certaines villes et la situation militaire paraît désespérée. Louis XIV n’a d’autre choix que de demander la paix.

Les conditions de paix des alliés sont très dures : Louis XIV doit renoncer à l’entièreté de l’héritage espagnol et rendre l’Alsace au Saint Empire. Le roi choisit de faire connaître à la population ces conditions dans l’espoir de susciter un sursaut de patriotisme. Il y parvient, les Français se remobilisent. Louis XIV envoie sur le front des Flandres ses meilleurs généraux (Villars, Boufflers) et ses meilleures troupes. Le 11 septembre a lieu la bataille de Malplaquet : Eugène et Marlborough l’emportent mais c’est une victoire à la Pyrrhus qui brise le moral des troupes alliées. Les pertes impériales sont très lourdes et les soldats sont découragés par le fait d’avoir affronté une armée française qui a retrouvé toutes ses qualités.

En 1710, la campagne dans les Flandres est médiocre. En Angleterre, la reine Anne dissout la Chambre des communes et convoque de nouvelles élections ! Ces élections sont une défaite pour les whigs de Marlborough et donnent la majorité aux tories favorables à la paix.

De plus, le 17 avril 1711, l’empereur Joseph Ier meurt de manière inattendue à trente-trois ans sans enfant. C’est une grande perte pour l’Empire. Eugène doit alors organiser l’élection impériale de Charles, le fils cadet de Léopold Ier.

Cela change tout pour les Anglais car, si Philippe V abdiquait, Charles réunirait les couronnes d’Espagne et du Saint Empire, ce qui reviendrait à recréer l’empire de Charles Quint ; la « balance du pouvoir » serait rompue et les intérêts anglais menacés dans les Flandres.

Ces deux événements constituent un tournant dans la guerre car désormais Louis XIV va tout faire pour désagréger la Grande Alliance en signant une paix séparée avec l’Angleterre. Il interdit pour cela tout mouvement offensif à son armée qui s’installe le long d’une puissante ligne fortifiée.

Le 12 octobre 1711, Charles est élu empereur du Saint Empire romain germanique sous le nom de Charles VI.

Le Royaume-Uni quitte la Grande Alliance. La bataille de Denain

En 1712, Marlborough est destitué. Eugène va faire un séjour à Londres pour essayer de sauver la Grande Alliance mais ne parvient pas à obtenir de garanties. Louis XIV atteint son objectif et, le 17 juillet, l’armistice est conclu entre le Royaume-Uni et la France. Il a un prix pour la France, qui cède Terre-Neuve et la baie d’Hudson, et pour l’Espagne qui perd Gibraltar et Minorque et ouvre l’Amérique du Sud au commerce avec l’Angleterre grâce au « vaisseau de permission ».

Les forces anglaises s’en vont et l’Angleterre arrête d’entretenir et de payer les divers contingents alliés. Eugène réussit à persuader ces troupes alliées de continuer le combat sous ses ordres. Il réorganise le front allié et commence les préparatifs du siège de Landrecies dans les Flandres.

Alors que l’armée d’Eugène assiège cette place forte, le maréchal de Villars, par un mouvement audacieux de marche nocturne de 32 kilomètres en silence, arrive à déplacer son armée et attaque Denain, ville située au nord de Landrecies et par laquelle le ravitaillement de l’armée d’Eugène passe ! Eugène, surpris, ne peut rien faire. C’est un véritable retournement qui sauve la France. Sur le moment, Eugène refuse de s’avouer vaincu et décide de continuer le siège de Landrecies. Il dispose encore d’effectifs nombreux, pourtant très inférieurs à ceux de Villars. Mais les troupes alliées ne sont plus financées, réclament d’être payées, et le ravitaillement de l’armée est coupé. Eugène doit donc lever le siège de Landrecies et se replier. La campagne de 1712 se termine et les troupes prennent leurs quartiers d’hiver.​

Le maréchal de Villars à la Bataille de Denain, huile sur toile de Jean Alaux (1839). Coll. Château de Versailles

Le 11 avril, les Provinces-Unies, le Portugal, la Savoie et la Prusse signent l’accord de paix avec la France. Les États impériaux sont las de la guerre et ne veulent plus fournir de contingents importants à l’armée impériale. Le rapport de force a tellement changé que c’est maintenant la France qui durcit ses conditions de paix ! Eugène presse l’empereur de signer l’armistice, d’autant plus qu’à l’est l’Empire ottoman redevient menaçant. L’empereur refuse cependant de signer la paix aux conditions de Louis XIV.

En 1713, Eugène est donc contraint de continuer la lutte. Les fonds nécessaires ne sont pas récoltés et il doit lui-même emprunter à des courtiers pour pouvoir payer ses soldats. Avec peine, il réunit soixante-six mille hommes face à un Villars qui en possède plus du double. Il avait espéré pouvoir attaquer en Lorraine mais, avec d’aussi faibles moyens, il doit se contenter de défendre ses positions. Villars progresse avec deux armées dans le Palatinat puis assiège Fribourg qu’il prend.

Négociations de paix et conséquences de la guerre de Succession d’Espagne

La France et l’Empire sont épuisés par cette guerre, ce qui facilite la reprise des négociations de paix, d’autant plus qu’elles sont désormais menées par deux adversaires respectueux l’un de l’autre : Eugène et Villars.

L’estime mutuelle des deux chefs de guerre ne fera que croître, jusqu’à créer une sorte de complicité pour amener leurs souverains à accepter leurs solutions pour la paix. Après d’âpres négociations, le traité de Rastatt est signé le 6 mars 1714 par Villars et Eugène. À son retour, Villars est félicité à Versailles par Louis XIV. Eugène rentre à Vienne en héros : fêté en vainqueur après ses victoires, il arrive cette fois en pacificateur.

L’accord de paix entre le Saint Empire et la France stipule que Philippe V est reconnu roi d’Espagne par tous mais entérine la séparation formelle des couronnes de France et d’Espagne. Louis XIV obtient en outre la Flandre française, la Franche-Comté et l’Alsace, et réussit donc à porter la frontière française sur le Rhin.

L’Empire obtient comme compensations territoriales les Pays-Bas catholiques, la Lombardie, la Toscane et le royaume de Naples.

Cependant, le grand vainqueur de cette guerre de Succession d’Espagne est l’Angleterre qui a vu toutes ses rivales européennes affaiblies et a acquis la maîtrise des mers. Albion réalise alors une première étape dans sa montée en puissance qui aboutira au XIXe siècle, après Waterloo, à son hégémonie planétaire pour près d’un siècle.

Eugène est devenu pendant cette guerre le personnage le plus important de l’Empire après l’empereur.

Pendant la période correspondant à la guerre de Succession d’Espagne se produit en Orient une nouvelle guerre entre la Russie et l’Empire ottoman. Le souverain de la principauté de Moldavie souhaite s’émanciper de la tutelle ottomane et s’allie avec la Russie de Pierre le Grand en 1710, mais la guerre contre l’Empire ottoman aboutit à une défaite russo-moldave et contraint la Russie à céder Azov aux Ottomans en 1711.

En 1715, Louis XIV meurt. Cinq jours avant sa mort, il déclara à son arrière-petit-fils, le futur Louis XV :

« Ne m’imitez pas dans les guerres, tâchez de maintenir la paix avec nos voisins. »​