Décroissance ou puissance, il faut choisir
Texte de Pascal Gauchon, publié dans le hors-série de Livr'Arbitres, VIIIème colloque annuel de l'Institut Iliade, samedi 29 mai 2021.
Croissance et puissance riment. Gagner en taille, c’est-à-dire croître, ce serait donc gagner en puissance. Depuis le début du XXème siècle les observateurs s’efforcent donc de classer les pays en fonction de la taille de leur armée, de leur PIB, de leur population. En 1900 ils notaient la supériorité des Britanniques en ce qui concerne le nombre de navires, des Allemands et des Russes en ce qui concerne le nombre de soldats, des Français en ce qui concerne le nombre d’avions.
La croissance ne fait peut-être pas la puissance
Il n’y a pas que dans le domaine militaire que la taille fait la puissance. Une population plus nombreuse permet de mobiliser plus d’hommes, mais aussi de disposer d’une force de travail supérieure. Un territoire plus vaste fournit plus de ressources. Un PIB qui augmente enrichit le pays et procure des armes et des outils supplémentaires. Une dynamique positive s’enclenche : plus le pays est grand, plus il se donne les moyens de devenir plus grand encore. On pourrait parler d’économies d’échelle de la puissance. Un pays plus vaste pourra s’étendre au détriment de ses voisins et augmenter sa puissance à leurs dépens. Telle a été la logique de la construction des Empires pendant des siècles.
Et pourtant combien d’Empires ont disparu ? La croissance des Empires se retourne contre eux et l’on pourrait même parler de déséconomies de la puissance. En s’étendant ils augmentent le coût du maintien de leur domination. C’est ce que Paul Kennedy appelait la « surextension impériale ». La puissance rapporte (plus de puissance), mais elle coûte en dépenses militaires et administratives, elle risque de dégrader l’image du pays, elle suscite la coalition hostile de tous ceux qui se sentent menacés. Lorsque les pertes deviennent supérieures aux gains, la dynamique de la puissance s’inverse, le déclin se produit.
La guerre du Péloponnèse, véritable initiation à la géopolitique, en fournit un exemple édifiant. Athènes a pu constituer un empire sous couvert d’une alliance de cités contre les Perses, la Ligue de Délos. Elle a assumé le coût de la puissance en proposant à ses partenaires d’entretenir la flotte commune en échange d’un tribut, elle a utilisé cet argent pour construire les monuments de l’Acropole et pour développer son armée, elle a contrôlé les routes maritimes et le commerce de la mer Egée et de la mer Noire. Mais les révoltes se sont multipliées contre sa domination, une alliance s’est constituée contre elle à l’instigation de Corinthe, de Thèbes et de Mégare, Sparte, longtemps placide car confiante dans le courage de ses guerriers, s’est mise à leur tête, et Athènes fut vaincue.
L’analyse vaudrait pour la puissance française des XVIIème et XVIIIème siècles, pour l’Allemagne des XIXème et XXème siècles, pour l’URSS. Dans le dernier tiers du siècle dernier se répand l’idée que la course à la grande taille est une illusion, voire une catastrophe.
La croissance peut même se retourner contre la puissance.
Une illusion car la puissance semble dépendre de moins en moins des avantages purement quantitatifs que fournit la grande taille. Dans les années 1980 et 1990 on compare Hong Kong à la Chine continentale en constatant que la première, si petite, représente le cinquième de l’économie de la seconde. On s’extasie sur les succès des nouveaux pays industriels d’Asie au moment où les grandes économies du Sud (Inde, Brésil et même Chine) patinent – les choses ont changé depuis. On assiste à l’effondrement du pays le plus vaste du monde, l’URSS. Le contrôle des territoires ne garantiraient plus ni la souveraineté, ni la prospérité nous enseigne Kenichi Ohmae. Ce qui compte serait l’immatériel qui, par définition, ne se mesure pas : soft power, réseaux, information… La quantité ne ferait plus la puissance, et la croissance non plus.
C’est alors que le Le club de Rome publie en 1972 son rapport « Les limites de la croissance » traduit en français sous le titre « Halte à la croissance ». Il explique en quoi une croissance indéfinie est impossible : épuisement des ressources naturelles dans un monde fini, creusement des inégalités et risque d’affrontement mondial entre Nord et Sud, pollution généralisée, explosion démographique… André Gorz invente le terme de « décroissance ». Car la décroissance viendra. Soit nous prendrons conscience du danger et nous rompons avec le mythe d’une croissance perpétuelle. Soit notre frénésie de consommation aboutit à une rupture des équilibres de plus en plus fragiles – la pollution dégrade les sols et réduit la durée de la vie, l’industrie et les transports épuisent les dernières ressources naturelles, les guerres se multiplient. Dennis Meadows, co-auteur du rapport « Les limites de la croissance, persiste dans Le Monde : « La croissance mondiale va s’arrêter ». Et encore : « Nous n’avons pas mis fin à la croissance, la nature va s’en charger ».
On reconnaît là le discours des écologistes catastrophistes qui prédisent la fin du monde. Tout n’est pas absurde dans leurs remarques. Comme la puissance, la croissance a un coût. Un site des décroissants s’emporte. « La Décroissance est avant tout une libération du travail contraint et stressant, de la consommation frustrante, de la société du spectacle abrutissante, c’est une réappropriation d’une vie digne et conviviale. […] La Décroissance c’est le « buen vivir » ! »
La croissance à l’inverse serait le mourir assuré : l’explosion démographique provoquera l’épuisement des ressources et la dégradation de l’environnement, elle se retournera alors contre la croissance démographique. A terme les peuples anémiés et asphyxiés mourront en masse et décroitront. Tout cela n’est pas nouveau, Malthus a décrit ce cycle infernal dès le XVIIIème siècle. Il appuyait cette conclusion sur l’étude des colonies anglaises de l’époque, les futurs États-Unis d’Amérique, et le moins que l’on puisse dire est que la suite de l’histoire n’a pas donné raison à ses prévisions
Mais la décroissance fait l’impuissance
Laissons de côté tous les arguments écologistes sur le « mieux vivre » que beaucoup pourraient partager, à condition de ne pas refuser toute forme de progrès, par exemple dans le domaine de la santé ou de l’informatique. Mais pour mieux vivre, encore faut-il vivre. « Le propre de la puissance est de protéger » affirme Pascal. Y renoncer, c’est se mettre à la merci des autres. Pour que la théorie de la décroissance ait un sens, il faut que tous renoncent à développer leur puissance, il faut que tous les motifs d’affrontement aient disparu, il faut un monde parfaitement pacifique. Cela correspond sans doute aux aspirations des décroissants et des écologistes. Mais, comme le rappelait Spengler, « la paix est un souhait, la guerre est un fait », formule que nous pourrions nuancer que « le conflit est un fait ».
D’ailleurs les grands Empires se rappellent aujourd’hui à notre souvenir et ils s’appuient à la fois sur la quantité et la qualité des fondements de leur puissance. La Russie, qui semblait hors course après l’effondrement de l’URSS, a su jouer de ses atouts traditionnels pour revenir en force – espace, ressources, armée. Hong Kong, autrefois comparée avantageusement à la Chine, voit peu à peu se resserrer l’étreinte de Pékin et la qualité de ses systèmes financiers ou éducatifs ont été de peu d’importance face à la puissance chinoise. Quant à l’Union européenne elle se nourrit de l’idée que les nations qui la composent sont trop petites et qu’elles ne peuvent compter à l’échelle mondiale qu’en se regroupant. Elle voudrait devenir un Empire, ce qui lui manque est la volonté impériale. Car pour croître, il faut croire en son destin.
Pascal Gauchon
Retrouvez les actes du colloque dans le hors-série de la revue littéraire Livr’Arbitres (10 €).