Révéler et transmettre les valeurs du chef, éloge incongru de l’entreprise
Intervention de Philippe Christèle, chef d’entreprise et essayiste, lors du colloque « Européens, transmettre ou disparaître » le 18 mars 2017 à Paris.
« Transmettre ou disparaître ! », telle est bien l’alternative qui se pose aujourd’hui. Pour en prendre conscience, il n’est d’ailleurs nullement nécessaire d’être professeur, historien ou sociologue. Il n’est pas davantage nécessaire d’être acteur de l’entreprise. Il suffit en réalité d’être, beaucoup simplement allais-je dire, un homme.
La nécessité de transmettre pour ne pas disparaître est en effet liée à notre condition humaine. L’homme est en effet irrémédiablement marqué par sa finitude. Il sait qu’il n’est sur terre que de passage et que sa seule façon de perdurer, sa seule façon de conjurer sa finitude, n’ayons pas peur des mots, sa seule façon de conjurer la mort est bien de transmettre.
Opposer la transmission à la disparition n’est donc pas une figure de style, c’est l’énoncé d’une nécessité anthropologique.
Et puisque nous en sommes à des considérations anthropologiques, il faut en ajouter une autre, résumée d’une formule, par l’anthropologue et sociologue allemand Arnold Gehlen lorsqu’il affirmait que « l’homme est par nature un être de culture », ce qui bien sûr le distingue radicalement des autres créatures vivantes.
Un lombric naît entièrement lombric.
Même un lion naît entièrement lion.
Mais un homme ne naît jamais entièrement homme. Il ne devient véritablement un homme que par l’acquisition d’une somme inédite de savoirs, de savoir-faire, d’expériences et de valeurs héritée de la longue communauté des vivants et des morts à laquelle il appartient. Il ne devient homme et ne réalise sa nature qu’en acquérant une culture façonnée et polie au fil des siècles – que dis-je, au fil des millénaires ! – par ses aïeux.
Un homme privé de transmission n’est plus tout à fait un homme, ce qui ne fera pas pour autant de lui un lion, à peine un lombric…
Or, c’est bien ce qui frappe aujourd’hui les hommes occidentaux soumis à un double mouvement de dépossession. En effet, après avoir été sommés de faire table rase d’un passé soudainement jugé nauséabond au nom des lendemains qui chantent, nous avons été, dans un second temps, enjoints de renoncer également à ceux-ci. Nous ne pouvons plus avoir ni passé, ni avenir. Nous sommes exclus de la dimension historique et collective qui nous permettait d’exister pleinement en tant qu’hommes. Nous sommes privés de toute capacité de projection de puissance, de démographie, de culture. Nous sommes mêmes dépossédés de la logique de filiation. Et tout ceci dans un mouvement historique totalement contraire à ce qui se passe partout ailleurs sur la planète, en Chine, en Inde, en Russie et même dans certains pays d’Afrique.
Nous ne pouvons exister qu’au présent, dans un présent sans lendemain : une situation extrêmement inconfortable puisqu’elle nous renvoie à notre propre finitude. Voilà pourquoi, la crise de transmission que nous traversons actuellement est à bien des égards une crise existentielle, expliquant le climat d’anxiété qui se diffuse, tel un poison, dans nos sociétés. Parce que nous savons que sans transmission, nous sommes voués au néant.
Dans ces circonstances, la transmission représente donc bien le remède, à condition toutefois de bien percevoir que la transmission est un phénomène dynamique qui ne consiste pas seulement à révérer le passé mais également à imaginer l’avenir, à s’y projeter et à le construire.
D’ailleurs, la fidélité au passé exige de continuer à imaginer l’avenir. Il ne faut en effet pas s’y tromper : avant de devenir un passé, le passé a été lui aussi un avenir imaginé et réalisé, l’expression d’un désir et d’un dynamisme collectif. La transmission rime donc avec l’imagination et avec la transformation. De la tradition, Cocteau disait qu’elle est “une statue qui marche”. Il en est de même de la transmission.
La transmission se situe en effet à la jonction du passé et de l’avenir. Elle se joue dans cet endroit de notre cerveau où, le passé et l’avenir sont reliés par un incessant va-et-vient si bien que, comme l’ont vérifié les neuropsychologues, ce sont les mêmes aires cérébrales qui sont mobilisées pour se souvenir du passé et pour imaginer l’avenir.
Cela signifie que, pour assurer la transmission, pour la restaurer, il ne faut pas seulement des professeurs de littérature mais aussi des romanciers. Il faut certes des théologiens et des exégètes mais aussi des prophètes. Il faut des professeurs d’histoire mais aussi des hommes et des femmes déterminés à faire l’histoire. Il faut aussi des créateurs, des innovateurs, des découvreurs, des défricheurs et des bâtisseurs.
Il faut certes des bibliothèques et des musées mais aussi des institutions capables de proposer une vision en action, des organisations capables de libérer et fédérer les énergies, des organisations capables de porter des projets qui permettent aux hommes de se hisser au-dessus d’eux-mêmes, d’atteindre une dimension collective et de retrouver un certain sens de l’aventure.
Or, force est de constater que, dans notre monde, l’entreprise est l’une des institutions qui persiste à remplir ce rôle et qu’elle représente, à côté de l’école, de l’université et de la famille, un vecteur crucial de transmission.
Commençons par le plus évident : l’entreprise est d’abord un lieu essentiel de transmission des savoir-faire. En rejoignant une entreprise, les nouvelles recrues vont compléter leur formation initiale voire pallier les lacunes de celle-ci. L’entreprise est un lieu d’apprentissage. Au contact de leurs pairs, les personnes qui intègrent une entreprise acquièrent de nouvelles compétences issues d’une longue pratique. De façon délibérée ou non, toute entreprise pratique le tutorat : les novices y apprennent au contact des anciens la réalité du métier. Grâce à ce lien direct entre les différentes générations de salariés l’entreprise est un pont qui se déploie par-dessus l’abîme du présent. Elle transmet des savoirs théoriques et pratiques, formalisés et intuitifs, techniques ou culturels qui, sans elles, seraient irrémédiablement perdus. Cette mission de transmission est jugée si essentielle que, dans les entreprises d’une certaine taille, elle est assurée par des services dédiés à la formation continue quand elle ne débouche pas, carrément, sur la création d’universités d’entreprises. Voire par la création de Conservatoires des Métiers. Dois-je ajouter que, de la sorte, l’entreprise se distingue aussi par sa quête de l’excellence, du beau geste et du travail bien fait ? Même dans les systèmes d’excellence qui sont déployés par les grandes entreprises industrielles, on retrouve la triple combinaison de la recherche de performance, de l’attention aux conditions de travail et à la recherche du beau geste.
De façon moins évidente, l’entreprise est aussi un lieu de transmission des savoir-être. Dans un monde devenu furieusement individualiste, l’entreprise représente, pour nombre de jeunes, la première véritable expérience de vie en société. Dans une entreprise on apprend à vivre et travailler avec les autres, à interagir avec eux, à mener, conjointement avec d’autres, des projets communs. Faut-il le préciser ? C’est souvent au sein de l’entreprise que nombre de nos contemporains apprennent des usages aussi élémentaires que la politesse, le respect de l’autorité et des règles de la vie en commun, la politesse… Avec la disparition du service militaire obligatoire et l’essor de l’enfant roi au sein de familles bien souvent déstructurées, l’entreprise se révèle un indispensable lieu de socialisation, l’entretien d’embauche, le premier emploi, l’intégration à un groupe de travail et le premier salaire représentant même un ultime rite de passage à l’âge adulte. C’est en effet au contact de ses leurs collègues que nombre de jeunes professionnels comprennent qu’ils ne sont pas au centre des attentions, qu’ils réalisent l’importance des obligations mutuelles et apprennent à décrypter les codes sociaux de toutes natures qui tissent la vie de toute communauté.
En effet, l’entreprise est aussi une véritable communauté. Elle l’est par nature, son essence même consistant à réunir des hommes et des femmes dans la poursuite d’un objectif commun. Travailler dans une entreprise, c’est donc expérimenter de façon concrète que l’union fait la force, que les talents et les compétences des uns et des autres sont complémentaires. L’entreprise est une organisation holiste reposant sur la conviction (vérifiée) que le groupe développe une force supérieure à la somme de la force de ses membres. Bien sûr, dans l’entreprise aussi il y a des jalousies, des rivalités, des inimitiés, des injustices… Mais n’est-ce pas là le lot de toutes les communautés ? N’y en avait-il pas aussi dans les communautés villageoises d’antan, dans les paroisses, les équipes sportives ? Au sein de l’entreprise chacun peut ainsi expérimenter que l’intérêt bien compris de chacun consiste à maintenir la cohésion, à surmonter ses frustrations, à comprendre qu’en jouant collectif, on accomplit de plus grandes choses que celles que l’on aurait pu réaliser seul. L’entreprise est un puissant antidote à l’individualisme, à l’égocentrisme et au narcissisme. Au sein d’une entreprise, nombre de nos contemporains expérimentent des émotions partagées : l’excitation du combat, la déception de l’échec ou l’exaltation de la victoire.
Dans un monde aseptisé et terne, l’entreprise est aujourd’hui l’un des rares espaces où l’épique a encore droit de cité. Dans un marché mondialisé, les entreprises participent, à bien des égards à une véritable guerre économique. Les entreprises élaborent des stratégies, nouent des alliances, mènent des offensives commerciales, effectuent des percées technologiques, conquièrent des marchés, s’emparent de technologies clés, mènent ou repoussent des raids boursiers… S’il ne recouvre évidemment pas la même réalité que dans la chose militaire proprement dite, ce vocabulaire n’est pas pour autant usurpé. Dans l’arène de la mondialisation, nombre de professionnels se comportent comme de véritables guerriers économiques, faisant preuve d’une abnégation, voire d’un sens du sacrifice méritant d’autant plus considération qu’une part substantielle d’entre eux y consentent aussi par patriotisme. Lorsqu’ils se battent pour faire gagner Peugeot, Alstom ou Essilor, ces guerriers de l’ombre, ces soldats inconnus se battent aussi pour faire gagner la France. L’entreprise est donc aussi un des derniers lieux exaltant encore, fut-ce sans tambour ni trompettes, des valeurs viriles, le goût du risque et de la camaraderie, le plaisir du combat, la volonté de vaincre.
L’entreprise est également un lieu de mémoire. Au fil de son existence, l’entreprise accumule un trésor d’expériences qu’elle partage avec tous ses membres : son histoire. Raconter l’histoire de l’entreprise n’a rien de passéiste car, dans celle-ci, chacun peut trouver des réponses à ses interrogations, des raisons de ne pas douter et des motifs de persévérer dans l’adversité. De ce point de vue aussi, l’entreprise se distingue des autres institutions contemporaines. Il ne viendrait pas à l’entreprise l’idée de raconter son histoire de façon décentrée, du point de vue de ses concurrents, ni bien sûr de la déconstruire ou de criminaliser son passé. Les histoires d’entreprise exaltent leur identité et leur singularité. Elles visent à garantir la cohésion et donner de la fierté. Il n’y a chez elles aucun équivalent de l’ethno-masochisme qui prévaut dans les instances publiques. Alors que l’éducation nationale réfute la notion de roman national, les histoires d’entreprises prennent, elles, la forme de véritables sagas. Quand les institutions étatiques chargées de la transmission plaident pour la désaffiliation et diffusent de la mauvaise conscience l’entreprise permet à ses membres de s’inscrire dans une histoire et une temporalité qui les dépassent.
Et de la sorte, l’entreprise s’affirme aussi comme le lieu où se développe et se transmet le goût de l’avenir. En effet, lorsque l’entreprise exalte son histoire, il n’y rentre aucun passéisme. Pour elle, l’histoire est d’abord un “réservoir de possibles” mobilisable pour décrypter le présent et imaginer l’avenir. L’histoire d’une communauté vivante n’est pas figée. Transmise à la manière des récits oraux d’autrefois, elle est une narration ininterrompue et toujours réinterprétée, dont les prochains épisodes restent encore à réaliser collectivement. L’entreprise se caractérise ainsi par une remarquable appétence pour l’avenir. Elle se nourrit de prospective, scrute les tendances, élabore des scénarios de futurs possibles. Pour le meilleur et pour le pire, certaines entreprises se montrent franchement prométhéennes ou porteuses d’utopies assumées en prétendant agir pour changer le monde… Il est certes légitime de prendre de la distance avec ces discours parfois grandiloquents. Mais il n’en reste pas moins que cette tension vers l’avenir tranche globalement avec le court-termisme dont font désormais preuve la plupart des institutions publiques. Autrefois l’Etat avait la réputation (méritée) de voir plus loin que des acteurs économiques censés vivre au jour le jour… Force est de constater que les rôles se sont inversés. Tandis que les entreprises se projettent volontiers dans l’avenir, imaginant, par exemple, les conséquences à moyen et long termes des technologies émergentes, les décideurs publics ont l’œil rivé sur la prochaine échéance électorale. Les fonctionnaires ne s’autorisant pas l’audace de penser hors du cadre du budget voté pour l’année par les élus et, pour ces derniers, la boussole est le sondage de la semaine prochaine…
Plus significatif encore : alors que l’entreprise mobilise sur un avenir désirable, l’Etat lui capitalise plus volontiers sur les périls qu’il recèle comme en témoigne, par exemple, l’inscription si révélatrice du principe de précaution dans la Constitution. Alors que l’Etat patauge dans un mix de cécité et de frilosité, l’entreprise contribue à maintenir une vision volontariste de l’avenir.
Bien sûr, ce plaidoyer ne se retrouve que partiellement dans la réalité. Chacun pourra m’opposer tel ou tel exemple vécu venant contredire le tableau que j’ai dressé. On pourra m’opposer que, dans nombre d’entreprises, l’éthique du politiquement correct ronge l’épique, que la volonté de conformité étouffe la créativité, que la financiarisation pousse au court terme, que les multinationales génèrent elles aussi leur bureaucratie, que la communauté de l’entreprise ne connaît la solidarité qu’en période de prospérité, etc. Tout cela sera vrai car le réel est, bien évidemment, toujours plus contrasté que tout discours.
De façon plus radicale, on pourra aussi asséner que l’entreprise a partie liée avec le marché, avec la mondialisation, avec la société de consommation et que, loin de représenter un agent de transmission, comme je l’ai évoqué, elle serait donc un facteur de dissolution. Nous souffrons d’ailleurs, y compris dans nos milieux intellectuels, d’une description de la vie de l’entreprise souvent réduite à sa caricature, laquelle est d’autant plus sévère que ceux qui la dessinent n’ont jamais pu, su ou osé s’y frotter, relayant ainsi le délire égalitariste bien français que nous subissons depuis Gracchus Babeuf.
Pour ma part, je n’en crois rien.
Je pense même l’entreprise traditionnelle représente, à bien des égards, l’une des rares institutions se dressant encore contre le triomphe sans partage du marché. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à le penser. Dans son célèbre article sur « la nature de la firme » qui lui vaudra le prix Nobel d’économie en 1991, l’économiste Ronald H. Coase affirmait ainsi qu’il existe deux manières d’organiser les activités économiques : d’une part le marché, d’autre part l’entreprise, si bien que, selon lui, toute extension du domaine d’intervention de l’entreprise provoque une réduction du domaine du marché, et inversement car le marché et l’entreprise poursuivent des finalités opposées. En effet, tandis que, conformément à la définition d’Adam Smith, le marché est un système marqué par l’absence de hiérarchie, un simple tissu de relations d’échanges entre individus et se recomposant sans cesse, l’entreprise, elle, se caractérise par l’établissement d’une hiérarchie interne et une profonde volonté de pérennité.
Sens de la hiérarchie et volonté de pérennité ! Ces deux traits suffisent, me semblent-ils à définir l’entreprise comme une institution tranchant radicalement avec les autres institutions contemporaines et avec la propension actuelle à l’avachissement et à la dissolution. Hiérarchie et volonté de pérennité, n’est-ce pas ce qui est nécessaire à la transmission, à une vision dynamique de la transmission ? Hiérarchie et volonté de pérennité : ce pourrait être, bien plus qu’une survivance d’un monde en voie de disparition, les ferments d’un renouveau.
Dans le chaos suivant la chute de l’Empire romain, les vestiges de l’ancienne culture ont été maintenus dans l’enceinte des monastères. Il n’est pas impossible que dans le chaos post-moderne, les entreprises remplissent ce rôle en maintenant vivantes des valeurs qui, dans le reste de la société ne sont plus qu’un vague souvenir… Si l’alternative est bien de transmettre ou disparaître et si la transmission est bien la clé, alors les entreprises auront leur rôle à jouer. Définitivement, il n’est donc pas incongru de faire leur éloge !
Philippe Christèle