Révolution anthropologique : chaos ou renouveau pour l’Europe ?
Pour se faire obéir, les démocraties libérales ne peuvent plus, comme un État totalitaire du XXe siècle, se maintenir par l’emploi de la coercition physique. Et pourtant, elles préservent le « spectacle politique » des élections pour que le peuple continue à croire aux illusions de la démocratie.
Commencée vers 1800 en Europe occidentale, la révolution industrielle est la troisième révolution technologique que l’espèce humaine ait connue. Comme l’écrit Jean Vioulac, chaque révolution engendre une « reconfiguration de l’existence humaine ». Une des conséquences de la révolution industrielle, et demain numérique, concerne la dégénérescence de la structure étatique des nations (inquisition morale, surveillance généralisée, contrainte sur les corps). Ces dérèglements ont une explication : la destruction des institutions qui structuraient les sociétés européennes depuis le néolithique.
L’anthropologue Pierre Legendre affirmait que l’axiome de l’État, en Europe, représentait cet « immémorial qui tient les sociétés, sans lequel il n’est pas de mémoire ». C’est la décomposition de ce Tiers qui provoqua la crise institutionnelle symbolisée par le franchissement des interdits, le risque d’anomie et le développement de la violence. Legendre soutenait aussi que la privation d’un Tiers empêche la séparation, la distinction. Pourtant, l’acte de discrimination qui permet de différencier un homme et une femme, un père et un fils ou encore un concitoyen et un étranger, demeure au fondement de la civilisation occidentale. Si les Européens abandonnent l’architecture ternaire, alors ils perdront le contact avec leurs ancêtres qui avaient fondé leurs vies sur « l’institution de la séparation, séparation d’avec les choses, d’avec les êtes et d’avec soi par les mots ». Sans elle, ce sont toutes les relations héritées des anciennes générations entre le signifiant, le signifié et le référent qui seront perdues ; mais aussi, comme le remarque Baptiste Rappin, l’ensemble des distinctions sur lesquelles se fondaient « l’institution, la généalogie, l’exercice du pouvoir, du maniement des emblèmes, ces aspects structuraux qui gouvernent le fonctionnement de toute société ».
Qu’est-ce qu’entend Legendre par Tiers ou architecture ternaire ? Tout d’abord, il faut comprendre qu’il appréhende l’identité selon la relation d’identité ; c’est-à-dire par le lien relationnel entre l’individu et l’institution. L’identité n’est jamais donnée en soi, ou simplement par l’origine et par la nature première d’une chose. Elle résulte plutôt d’un mécanisme qui mobilise la représentation sur fond de « je est un autre », comme disait Arthur Rimbaud. Cette dialectique de la culture et la nature s’élabore autour d’un écart, d’un intervalle qui introduit la séparation du sujet d’avec soi, et, ce faisant, rend possible l’articulation entre le sujet et son image.
Tout le travail de Legendre consista à partir de cette approche individuelle pour en étudier, par extrapolation, les relations d’identité à l’échelle de la culture, des institutions sociales, juridiques, politiques. L’architecture ternaire, au départ comme expérience personnelle, doit alors être perçue aussi par les structures et mécanismes sociaux (famille, religion, classe, appartenances communautaires diverses) qui poussent les individus à se reconnaître comme éléments d’un ensemble. La mécanique identificatoire suppose la verticalité, le surplomb et la mise hors d’atteinte d’un Tiers, car c’est lui qui institue les fondements du discours social, normatif, qui guide les individus.
Lorsque les fondements d’une société sont ébranlés, l’un des marqueurs de la crise se retrouve dans la réactivation des sources de la violence. La perte des repères fondateurs entraîne un affaiblissement de la responsabilité citoyenne ainsi qu’une diminution des liens affectifs et moraux entre citoyens. Très vite l’anomie sociale dégrade les rapports entre l’individu et la communauté.
Une société sans violence n’existe pas. En revanche, ces « violences instrumentales » sont normalement sous contrôle des institutions et des normes reconnues par l’ensemble des citoyens. C’est pourquoi, lorsque se brise la chaîne des institutions (famille, école, travail, église, contrat social), tous les outils politiques et symboliques qui transmettaient la vie en commun sont à repenser. Antonio Gramsci appelait ces périodes de transitions les « interrègnes ». On peut bien évidemment trouver des causes dans la psychologie individuelle ou dans la « nature humaine » à ce déchaînement de violence. Or cela nous apprend peu de choses sur la genèse, la transformation, le développement et le changement de la violence d’une même culture et de l’une à l’autre. Ce n’est pas l’homme seul qui est à incriminer ; mais bien la société « ouverte », libérale et industrielle.
Guglielmo Ferrero soutenait que « le pouvoir est à l’origine une défense contre les deux plus grandes frayeurs de l’humanité : l’anarchie et la guerre ». Le pouvoir est nécessaire car il permet de protéger la communauté contre les troubles intérieurs ou extérieurs. Le philosophe italien ajoutait que « si les sujets ont toujours peur du Pouvoir auquel ils sont soumis, le Pouvoir a toujours peur des sujets auxquels il commande ». Chaque communauté politique s’établit sur la peur verticale entre les gouvernés et les gouvernants.
Pour que cette peur réciproque soutienne un système politique viable, il faut que des « principes de légitimité » soient reconnus des deux partis. « Les principes de légitimité humanisent et adoucissent le Pouvoir, parce qu’il est dans leur nature d’être accepté sincèrement comme raisonnables et justes, par tous ceux qui commandent et par la majorité au moins de ceux qui obéissent. » Dans le système politique occidental, les principes de légitimité s’incarnaient par le principe démocratique (droit d’opposition) et le principe électif (liberté de suffrage). Mais ces principes sont aujourd’hui bafoués pour deux raisons : la négation du Tiers et l’arnarcho-tyrannie.
Pour se faire obéir, les démocraties libérales ne peuvent plus, comme un État totalitaire du XXe siècle, se maintenir par l’emploi de la coercition physique. Et pourtant, elles préservent le « spectacle politique » des élections pour que le peuple continue à croire aux illusions de la démocratie (suffrage universel et souveraineté populaire). Le peuple étant de moins en moins dupe sur ces manœuvres, les gouvernements ont installé le « spectacle de la terreur » (violence, immigration, insécurité, réchauffement climatique) pour le maintenir en place. Ils savent pertinemment que les individus se coagulent autour des autorités en place lors des périodes de crises.
Au-delà de la forme traditionnelle que l’on peut lui connaître par ses attributs de puissances publiques, la force du système oligarchique réside aussi dans sa « deuxième peau ». Intellectuels organiques, médias, associations ou encore monde universitaire forment ces « troupes de supports » qui cadenassent la société civile. Gramsci nous en donne sa définition : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie de coercition. » C’est cette union qui entretient le « spectacle de la terreur » et le « spectacle politique » pour tenir les populations sous leur joug. Les hommes étant avant tout des mammifères, celui qui a la main sur le stress collectif a la main sur le peuple. Ainsi progresse sur les ruines de l’ancienne société le « management généralisé », c’est-à-dire le gouvernement du « parc humain » sans référence à un tiers supérieur et qui tourne le dos à l’ancien ordre communautaire orienté par la recherche du bien commun. Cette méthode s’appelle la gouvernance, et elle s’incarne par un mode de gestion des affaires complexes dans lequel les acteurs principaux (publics comme privés) se déploient sur le même plan – à l’horizontale, sinon à égalité. Les infrastructures, le droit, les forces de l’ordre et le gouvernement restent en place, mais seulement pour garantir la circulation des flux, des échanges, des contrats et de la sécurité du commerce.
Ce système est redoutable puisqu’il se défend à merveille. Dans une structure ternaire et traditionnelle, les individus pouvaient résister à la verticalité du pouvoir par les cellules de bases (famille, clan, corporation). En l’absence de ce schéma, les individus ne contestent plus vers le haut mais vers les latéraux (les parents, les voisins, les proches). L’État néolibéral se fonde sur ce pouvoir réticulaire et diffus qui valorise la recherche du bouc émissaire, non plus dans le pouvoir lui-même, mais chez les autres citoyens. Sans l’édifice ternaire, l’Europe retombera dans le dualisme ou le monisme et s’enfoncera dans l’horizontalité du management, dans le « naturalisme informationnel de la cybernétique », dans la logique de marché et dans la masse des hommes interchangeables. Les sociétés occidentales actuelles seront des tyrannies anomiques composées par la dissolution du corps social face à une classe oligarchique qui, quant à elle, restera unitaire par conscience de classe.
Détruire les anciennes institutions, susciter une violence endémique et nier tout principe fondateur n’est pas sans risque. Quand « l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », alors apparaissent les « phénomènes morbides » (Antonio Gramsci). Si cet état social peut faciliter la gouvernance, il prépare aussi la population aux passions puissantes, instinctives et mythologiques. Si cet ordre bâtard et néolibéral continue de s’installer dans les sociétés européennes (ensauvagement par le bas et tyrannie par le haut), alors il y aura une renaissance des sentiments religieux (recherche d’un Tiers, retour aux communautés premières). Comme l’avait bien vu Giambattista Vico avec sa théorie des corsi et ricorsi, les périodes où le peuple est ramené à un état archaïque sont propices aux sursauts religieux. C’est l’enthousiasme poétique et créateur, mais aussi l’intuition, au-dessus de la dialectique et de la logique, qui nous permettra de retrouver la vraie conscience française et européenne. Seule cette recherche d’une nouvelle Référence pourra soulever l’âme de feu, l’âme passionnée des peuples entrés en dormition. C’est la redécouverte d’un mythe mobilisateur qui fera lever des hommes insensibles aux techniques de gouvernance par la peur. Le jour où les peuples retrouveront des rites politiques, symboliques et sociaux en dehors du système actuel, alors tout redeviendra possible.
Rodolphe Cart
Ce texte a été publié dans le hors-série de Livr’Arbitres « Colloque Iliade 2023 ». Pour vous procurer ce numéro et soutenir la revue Livr’Arbitres, cliquez ici.