Institut ILIADE
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Restaurer le politique avec Anouilh

Créon choisit. Il décide entre deux alternatives radicales qui s’excluent et dont chacune est fondée sur une valeur idéale. Le spectateur est témoin du trouble où la décision place ce chef politique qui tient dans ses mains la boussole du devenir collectif.

Restaurer le politique avec Anouilh

L’Antigone signée d’Anouilh a fait l’objet d’innombrables commentaires dont les plus fades se donnaient pour objectif la révélation d’un supposé message moral contenu dans la pièce. À l’évidence cet ancien mythe, déjà populaire du temps de Sophocle, éclaire une expérience plus subtile.

La scène 12, remarquablement interprétée lors du IXe colloque de l’Iliade, en est le cœur palpitant (un tiers de l’ensemble de la pièce) où se noue le tragique de l’histoire. Surgissant des coulisses entre deux interventions du colloque, Créon et Antigone débattent ainsi avec un naturel étonnant et en toute intimité devant une salle comble. Une mise en scène sobre réduite à des costumes sans excentricité – en robe blanche pour la vierge Antigone, et Créon, homme aux affaires, sans veste et sans cravate pour s’occuper plus à l’aise d’un dossier épineux – a efficacement porté cette parenthèse artistique et parfaitement à propos. En sus de cette sobriété, les comédiens ont laissé l’impression poignante d’une authentique spontanéité, signe d’un jeu impeccablement maîtrisé.

Dans cette scène, Créon choisit. Il y décide entre deux alternatives radicales qui s’excluent et dont chacune est fondée sur une valeur idéale. Le spectateur est témoin du trouble où la décision place ce chef politique qui tient dans ses mains la boussole du devenir collectif. Antigone, qui se dresse comme un récif sur la route de ce devenir, oblige Créon à poser un acte politique. Le tragique au théâtre, comme le geste politique dans les cités, ne réside pas dans le résultat mais dans le mouvement qui le précède. C’est tout le sublime de cette scène anthologique que d’illustrer avec tant de finesse la confrontation, propre au politique, des hommes et des idées.

Le politique est devenu aujourd’hui un concept fourre-tout finalement employé en quasi-synonyme du mot société. Une société désormais tenue pour responsable de tous les maux et dont il suffirait de corriger les erreurs idéologiques pour régler les problèmes. Cette simplification grossière de l’activité politique, qui a le bon goût de diluer tous types de responsabilités, passe à côté de l’essentiel : la direction de la cité est assumée par des êtres de chair et d’os. Leur charge consiste précisément à apporter en acte une réponse que l’idéologie ne livre pas d’avance, avec tout ce que cet acte implique d’engagement, d’incertitude et de risque. Restaurer le politique, suivant les éclairages d’Anouilh, ne consiste pas tant à retrouver cette manière oubliée de conduire nos existences qu’à s’apercevoir qu’il n’y en a pas d’autre.

Présentation du dialogue d’Antigone et de Créon, extrait de l’Antigone de Jean Anouilh

Les personnages d’Antigone et de Créon comptent parmi les figures les plus célèbres de la tradition mythologique grecque. Le destin qui les oppose nous rappelle la nature fondamentalement tragique de l’existence humaine, tout particulièrement dans sa dimension politique.

Les deux fils d’Œdipe, Polynice et Etéocle, s’entretuent à l’issue d’une lutte fratricide pour le trône de Thèbes. Leur oncle Créon, qui prend en main les rênes du pouvoir, interdit sous peine de mort que les honneurs funèbres soient rendus à la dépouille de Polynice, coupable à ses yeux de s’être retourné contre sa propre Cité.

Antigone, sœur de Polynice, décide de désobéir aux ordres de son oncle, et de donner à son frère la sépulture qui lui est due. Surprise par les gardes de Créon, elle refuse de plier, préférant subir le châtiment auquel son inflexibilité l’expose.

L’affrontement des volontés et des valeurs, qui se donne à voir dans le face à face d’Antigone et de Créon, ne traduit pas la lutte du bien contre le mal. Aucun des deux êtres n’est méprisable, ni n’invoque d’argument médiocre. Les Grecs ne jugent pas : ils ne blâment pas Antigone de se laisser guider par la piété et le respect des lois divines, au risque de contrevenir à celles de la Cité ; ils ne blâment pas Créon de vouloir tenir fermement la barre de l’état dont les dieux lui ont donné la charge, au risque de broyer les êtres les plus purs, au sein même de sa propre famille. Les logiques d’Antigone et de Créon sont inéluctablement antagonistes, mais aussi noble l’une que l’autre. L’oncle, comme la nièce, restent fidèles à la conception qu’ils ont de leur devoir et de leur honneur, jusqu’à assumer sans faiblir les conséquences ultimes de cette fidélité. La dialectique de leurs discours mène à une issue inexorablement tragique, où chacun des protagonistes se maintient à la hauteur de ses principes, sans jamais se renier. Voici ce que la sagesse profonde et l’art des Grecs nous donnent à voir, sans détour ni consolation, sans prêche moralisateur ni sans parti pris : l’altitude que l’homme peut atteindre, sous le regard des dieux, lorsqu’il affronte un destin funeste sans trembler.

Le dialogue d’Antigone et de Créon ne vous sera pas présenté ici dans la version antique de Sophocle, mais dans l’adaptation moderne qu’en a tirée Jean Anouilh dans une pièce jouée pour la première fois à Paris en février 1944. Il est assez symptomatique que cette œuvre ait suscité de vives polémiques dès sa création, les uns la considérant comme un éloge de la résistance, les autres y discernant au contraire une certaine complaisance envers l’occupant, symbolisée selon ses détracteurs par le personnage de Créon. Le texte d’Anouilh échappe en vérité à ces lectures partisanes pour renouer, sous les apparences d’un discours contemporain, avec le message intemporel des grands tragiques Grecs.

Photo : Sébastien Norblin, Antigone donnant la sépulture à Polynice, 1825. Crédits : Wikicommons