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Démographie : le piège du nombre

Par Fabien Niezgoda. Colloque du samedi 15 avril 2023.

Démographie : le piège du nombre

L’Europe ne pèse aujourd’hui que moins du dixième d’une population mondiale toujours plus nombreuse, qui exerce sur notre continent une pression menaçant la survie de notre civilisation. Face à la conquête par les ventres, peut-on, doit-on résister en nous lançant dans la compétition du nombre ? Comment défendre le « Camp des Saints » assiégé, sans sacrifier une façon proprement européenne d’être au monde ?

Vers 1900, l’Europe, avec environ 420 millions d’habitants, représentait environ un quart de l’humanité, après avoir longtemps pesé un peu moins de 20 %. Aujourd’hui, le continent est peuplé d’environ 750 millions d’individus. Mais, dans un monde passé de 1,6 milliard à plus de 8, les Européens sont moins de 10 % de la population mondiale.

Deux faits incontestables : l’Europe n’a jamais été si peuplée, d’une part ; et d’autre part, les Européens n’ont jamais été aussi minoritaires dans la population du globe. Si nous ajoutons à ce constat une dimension dynamique, en comparant la pyramide des âges et la fécondité des différentes parties du monde, les projections ne peuvent que montrer l’accentuation de ce déséquilibre en notre défaveur. La conséquence, nous la connaissons et nous la vivons, c’est ce qu’écrivait en 1985 Jean Raspail dans la préface qu’il ajouta à son roman prophétique de 1973 Le Camp des Saints : « notre vieil Occident, tragiquement minoritaire sur cette terre, reflue derrière ses murailles démantelées en perdant déjà des batailles sur son propre territoire et commence à percevoir, étonné, le vacarme sourd de la formidable marée qui menace de le submerger ».

Dans cette citadelle assiégée qui est la nôtre, on pourrait imaginer, comme un réflexe de survie salutaire, une sorte d’alignement mimétique : face aux masses du Sud qui semblent faire du ventre de leurs femmes un instrument de conquête, nous pourrions répondre par un sursaut de natalité, et aligner des générations de petits Européens comme un rempart face à la submersion.

Il y a toutefois, derrière cette logique parfaitement compréhensible, plusieurs illusions et plusieurs pièges.

Tout d’abord, cette course mimétique au nombre participe d’une réduction paradoxale de la singularité des peuples. Pour paraphraser Bernard Lugan, qui explique souvent qu’on ne comprend rien à la politique africaine si on croit que l’Afrique est peuplée d’Européens à la peau noire : pourquoi devrions-nous, en réponse à la démographie galopante venue du Sud, faire des Européennes l’équivalent d’Africaines à la peau blanche ? J’y reviendrai plus loin.

Envisager une relance de la natalité nécessite par ailleurs de se poser préalablement quelques questions essentielles. D’une part, est-on bien certain qu’un sursaut nataliste changerait grand-chose aux ordres de grandeur évoqués en introduction ? Combien d’enfants supplémentaires par Européenne faudrait-il pour que nous pesions de nouveau 20 à 25 % de l’humanité à la fin de ce siècle ? Peut-on envisager un scénario de ce type avec des taux crédibles ? Il faut bien sûr également se demander, avant de réclamer une politique davantage nataliste, quels en seraient les principaux bénéficiaires ; s’ils sont les mêmes que pour les Caisses d’allocations familiales actuelles, on n’aura guère résolu le problème qui nous préoccupe… D’une façon générale par ailleurs, on voit mal comment l’encouragement de la logique du nombre pourrait ne pas avoir de conséquences dysgéniques, du genre de celles qu’ont illustrées, avec la force de la satire, La Longue Marche des Cornichons ou le film Idiocracy. Évidemment, dans un tout autre genre, que les participants à ce colloque aient des familles nombreuses, comme l’illustre la présence d’une garderie appréciée, on ne peut que s’en réjouir. Et que d’autres d’ailleurs n’aient pas d’enfants ou ne comptent pas en avoir ne les empêche nullement de participer à la renaissance européenne. Or, que changerait au juste à cela une politique nataliste ? La Maison de la Chimie ne serait pas plus remplie qu’elle n’est, mais les rames de métro que nous avons pu emprunter ce matin auraient peut-être été plus bondées encore…

Avant même de s’interroger ainsi sur la possibilité et l’efficacité d’un tel redressement démographique, on peut d’ailleurs aussi juger son bien-fondé sur une base historique. Après tout, quand l’Europe pesait, au cours des siècles antiques ou médiévaux, un peu moins de 20 % de la population mondiale, elle fut capable, non sans mal certes, de résister aux divers assauts qui régulièrement menacèrent notre petite péninsule. Les Européens ont en effet toujours été minoritaires ; ce qui leur manque aujourd’hui, ce n’est pas tant le nombre que l’affirmation de leur identité et de leur légitimité à défendre leur territoire et leur être au monde.

Qu’il n’y ait pas de méprise : en remettant en cause le natalisme, il ne s’agit surtout pas de cesser de féliciter les heureux parents parmi nous, et il s’agit encore moins d’applaudir ce mouvement nihiliste dont les échos se font de plus en plus nombreux au sein de la jeunesse « woke », et qui passe par la condamnation de la parentalité (ou du moins de la parentalité biologique, à laquelle, dans ces milieux-là, on substitue volontiers l’adoption), par l’éloge de la stérilisation précoce, etc. Le malthusianisme bien compris (c’est-à-dire, d’abord, celui du pasteur Malthus lui-même), cela consiste à préserver les générations futures des malheurs (famines, guerres, épidémies) qui résulterait de leur nombre trop important sur un territoire aux ressources limitées ; pas de leur éviter l’existence même !

Ni extinction volontaire et suicidaire, bien sûr, ni prolifération illimitée et cancéreuse. La sagesse apollinienne nous commande de trouver la juste mesure. De façon significative, Platon (dans la République) et Aristote (dans la Politique) étaient, une fois n’est pas coutume, d’accord sur ce sujet. Si un minimum d’hommes est nécessaire dans une cité, pour assurer un efficace partage des tâches, une certaine spécialisation au bénéfice de tous, la défense d’un bien commun, une limite doit néanmoins être posée, nous disent-ils, tant par rapport aux ressources disponibles sur le territoire que pour conserver entre les membres de la communauté une certaine familiarité. « Une grande cité et une cité populeuse, résume Aristote, ce n’est pas la même chose. »[1] La valeur des hommes n’est pas leur nombre, la quantité n’est pas la qualité.

« Il n’est de richesse que d’hommes » dira pourtant pour sa part, bien plus tard, Jean Bodin dans une formule célèbre, à propos des États modernes et de leur besoin de soldats et de contribuables. Mais, derrière l’affirmation de la puissance, n’entrait-on pas alors surtout dans le règne de la quantité ? Les hommes ainsi conçus, comme ils le sont par nos économistes obsédés par les chiffres de la croissance ou par l’équilibre des caisses de retraite, sont-ils encore autre chose qu’une masse indifférenciée d’individus interchangeables ? Derrière la logique du nombre, gronde le risque de rupture anthropologique : l’homme de l’ère des masses, c’est « l’homme remplaçable » décrit par Renaud Camus.

Avant de revenir à l’anthropologie, enjeu central qui nous occupe aujourd’hui, faisons un rapide détour par la biologie. Celle-ci nous apprend que les espèces peuvent adopter des stratégies reproductives variables, que l’on schématise habituellement dans le modèle r/K. La stratégie r, celle des grenouilles ou des organismes microscopiques par exemple, consiste en une reproduction rapide, précoce, produisant de très nombreux jeunes exposés à une mortalité élevée. La stratégie K correspond pour sa part à une durée de vie plus longue, à une reproduction plus rare et tardive adaptée aux capacités du milieu. L’homme, quelle que soit l’époque, quelle que soit la civilisation, quel que soit le modèle familial, adopte incontestablement une stratégie qui relève du « K ». Évidemment, la réalité est toujours moins schématique, mais il n’est pas inutile de toujours nous demander si nous voulons faire glisser le curseur vers le « r », privilégiant le nombre avant tout autre considération, ou si, fidèles à la stratégie « K », nous préparons l’avenir de chacun des enfants que nous laissons au monde, et auxquels nous transmettons celui-ci.

J’évoquais tout à l’heure le nom de Malthus, en rappelant précisément sa crainte de générations croissant à un rythme non soutenable. On pourra objecter, à la question de la limitation des ressources posée par Malthus et à sa suite par tous les néo-malthusiens ou éco-malthusiens, que leurs scénarios pessimistes sous-estiment les capacités de la technique à repousser les limites. Certes. C’est bien, par exemple, grâce au procédé Haber-Bosch de synthèse de l’ammoniac, que les engrais azotés ont permis à l’humanité au XXe siècle de percer allégrement le plafond des deux milliards. Il est possible de voir, dans cette soumission de la nature au profit de l’homme, une logique prométhéenne qui nous a permis en effet de sortir d’une certaine fatalité. Mais Heidegger nous a montré que le déploiement de la technique, c’est aussi pour l’homme davantage de dépendance, davantage d’aliénation, davantage d’arraisonnement de l’homme lui-même, davantage de soumission à la pensée calculante. On peut, nous disent certains agronomes populationnistes, nourrir dix, douze, quinze milliards d’humains sur cette planète. Les pois chiches transgéniques le permettront peut-être en effet. Mais cela vaut-il la peine de déployer tant de moyens pour atteindre un objectif dont la pertinence même mérite peut-être débat : optimiser le remplissage humain de la terre est-il un objectif en soi ?

Renaud Camus rappelle « cette vieille croyance indienne […], selon laquelle il y a dans le monde une quantité d’âme constante, et moins d’elle pour chacun, donc, à mesure que l’humanité se fait plus nombreuse »[2]. La trop forte densité humaine nuit à la vie spirituelle, de même qu’elle n’a cessée, depuis des décennies, de limiter la liberté d’aller et venir : des autoroutes jusqu’à certains sentiers de montagne, des chambres d’hôtels aux places d’opéra, l’homme contemporain de huit milliards d’autres doit sans cesse jouer des coudes. On croit voyager ? Multiplié par des millions, le voyageur est un flux ; et qui dit flux, dit aujourd’hui gestion des flux. On espère se perdre dans la campagne, trouver un village ou un paysage intact ? Grande chance si l’aménagement du territoire n’est pas passé par là, avec ses zones commerciales, ses parkings, sa banlieue universelle, ses champs d’éoliennes. Mais depuis les années soixante et la création de la DATAR, l’Hexagone s’est rempli de vingt millions d’hexagonaux supplémentaires. La France est-elle désormais plus belle qu’alors ? Plus vivable ? Est-elle plus grande ? Rappelons-nous Aristote : une grande cité et une cité populeuse, ce n’est pas la même chose…

Vivre en Européen, c’est aspirer à autre chose qu’à cette fourmilière humaine que dessine l’ère des masses. La leçon d’Orphée commande que puissent demeurer des espaces naturels vierges de notre présence ; des forêts laissées aux nymphes et aux loups ; des espaces sauvages où, comme le naturaliste et graveur Robert Hainard, l’homme ne pénètre qu’en contemplateur, et non en défricheur cherchant où il pourra utiliser son tracteur ou son excavatrice. L’homme habite la terre en poète, écrivait Hölderlin. Or il n’est pas certain du tout que cette façon-là d’être au monde soit tenable dans un monde toujours plus peuplé, dans une Europe toujours plus peuplée, fût-ce uniquement d’Européens.

Pour l’Européen, le nombre est donc une menace et un piège. La menace, c’est bien sûr celle de la submersion. Le piège serait que, croyant répondre à la menace, on lui sacrifie notre être-au-monde.

Fabien Niezgoda

Notes

[1] Aristote, Politique, VII, 4, 4-6.
[2] Renaud Camus, La dépossession, ou du remplacisme global, La Nouvelle Librairie, 2022, pp. 313-314.

À propos de l’auteur

Historien médiéviste de formation, Fabien Niezgoda est professeur agrégé d’histoire-géographie. Auditeur de la promotion Patrick Pearse, il est devenu formateur régulier au sein de l’institut Iliade, en particulier sur notre rapport à l’écologie et à la technique. Collaborateur de la revue Éléments, il y a notamment dirigé en 2020 un dossier remarqué consacré à la surpopulation.