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Citadelle : le testament politique d’Antoine de Saint-Exupéry. Première partie

La France a souvent été à la croisée des chemins. Saint-Exupéry avait pressenti qu’elle pouvait sortir délitée, déchirée, exsangue, de l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale. Si tout n’est pas encore écrit, reste une certitude : « Une politique n'a de sens qu'à condition d’être au service d'une évidence spirituelle. »

Citadelle : le testament politique d’Antoine de Saint-Exupéry. Première partie

Le 31 juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry disparaissait à bord de son Lockheed P-38 Lightning lors d’une mission de reconnaissance. Il n’a pas eu le temps de finir Citadelle sur lequel il travaillait depuis des années, et qu’il définissait comme un “long poème”. Resté inachevé, son testament littéraire est d’une lecture difficile, en l’absence de correction et de plan finalisé. C’est pourtant un livre nécessaire car son message est profondément politique et actuel. En effet, à travers le récit d’un prince et de son royaume arabe, c’est en réalité la France et les périls qui la menacent qu’a voulu décrire Saint-Exupéry. Et c’est sous cet angle de lecture que Citadelle prend tout son sens.

Un livre écrit en réaction à la défaite de 1940

Toute œuvre est le fruit d’un contexte, et il est pertinent pour bien saisir un ouvrage de se pencher sur la vie de son auteur au moment de sa rédaction.

Quand en 1940, la France est envahie par l’Allemagne, c’est un traumatisme immense, comparable à celui de 1870, et qui marquera à jamais ses contemporains. Même si Antoine de Saint-Exupéry a commencé la rédaction de Citadelle en 1937, c’est bien à la suite de 1940 qu’il reprend et développe le manuscrit.

Cette œuvre est imprégnée d’une constatation qui hante Saint-Exupéry : le délitement de la France. En exil aux États-Unis, loin de son pays natal, il prend conscience de l’importance que ce dernier revêt pour lui :

« La France, décidément, n’était plus pour moi ni une déesse abstraite, ni un concept d’historien, mais bien une chair dont je dépendais, un réseau de liens qui me régissait, un ensemble de pôles qui fondait les pentes de mon cœur »[1].

Il assiste impuissant, de l’autre côté de l’Atlantique, aux divisions qui agitent son pays. En effet, suite à son effondrement brutal, la société française est fracturée en de très nombreux blocs plus ou moins opposés, dont la configuration dépasse en complexité l’image réductrice des collaborateurs contre les résistants. On assiste à l’aboutissement d’un conflit entre différents modèles idéologiques, qui fait pencher les hommes vers le communisme, le fascisme, le national-socialisme ou le capitalisme. Trop idéaliste, Saint-Exupéry souffre de ne pas trouver de figure politique juste et fédératrice, qui puisse réunir ces Français qui s’entre-dévorent. Souvent approché en tant que célébrité littéraire, il n’observe autour de lui que mesquineries politiciennes qui achèvent de le dégoûter. Témoin des luttes intestines pour la présidence du mouvement de libération entre Giraud et de Gaulle à Alger en 1943, il parlera de “poubelle” en ajoutant : « C’est ce que j’ai connu de plus bas au monde ». Son obsession pendant la guerre restera toujours l’union des Français, raison pour laquelle il refusera de rejoindre le général de Gaulle[2] qui, en critiquant Vichy, a favorisé un climat de guerre civile[3] :

« Je l’aurai suivi avec joie contre les Allemands, je ne pouvais le faire contre les Français … Il me semblait qu’un Français à l’étranger devait se faire le témoin à décharge et non à charge de son pays.»[4]

Il souffre alors d’une grave dépression, et achève d’écrire Le Petit Prince tout en continuant la rédaction de Citadelle.

Rien d’étonnant donc à ce que son œuvre posthume soit profondément politique, et cela dès son titre[5]. Dans Citadelle il s’agit, à travers le témoignage d’un prince arabe qui délivre ses enseignements sur la meilleure manière de gouverner les hommes, d’un ensemble de méditations sur ce qui unit un peuple. Le choix d’un cadre exotique permet à Saint-Exupéry d’apporter aux évènements qui secouent la France une lecture à dimension universelle.

Une critique de la modernité

Afin de ne pas mal interpréter son œuvre posthume, il est nécessaire de mettre fin à un malentendu trop souvent répété : non, Saint-Exupéry n’est pas un “humaniste”. Mais d’abord, qu’entends-t-on par humanisme ?

Dans son sens le plus couramment accepté, il s’agit d’un courant philosophique qui s’est développé à la Renaissance et qui place l’homme et son accomplissement au centre des préoccupations, par opposition à la philosophie médiévale qui prend Dieu comme référence. Par la suite, cette pensée a donnée naissance à la modernité, et c’est à elle qu’on se réfère habituellement quand on qualifie d’humaniste un auteur contemporain. Elle se caractérise entre autres par l’individualisme, le matérialisme (mépris de toute spiritualité), le rationalisme (orgueil et démesure de la raison qui croit pourvoir tout expliquer) et le progressisme (croyance au progrès de l’humanité qui va pouvoir se libérer des traditions, perçues comme un frein à l’avènement d’un monde meilleur).

Or, concernant Saint-Exupéry, il faut beaucoup de mauvaise foi ou d’ignorance pour ne pas comprendre à la lecture de son œuvre qu’il est bien au contraire un anti-moderne. C’est très explicite dans sa Lettre à un otage où il écrit :

« Les craquements du monde moderne nous ont engagés dans les ténèbres. Une politique n’a de sens qu’à condition d’être au service d’une évidence spirituelle.»

Dans sa Lettre à un général (1943), peut-être son texte le plus poignant car le plus sincère et direct, écrit peu de temps avant sa mort, on trouve un témoignage cru de son état d’esprit :

« Aujourd’hui, je suis très profondément triste pour ma génération, qui est vide de toute substance humaine… Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif […] il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde : rendre aux hommes une signification spirituelle. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien.[…] Ils auraient tant besoin d’un Dieu ! […] Quand [la France] sera sauvée, alors se posera le problème fondamental de notre temps, qui est celui du sens de l’homme et auquel il n’est point proposé de réponse, et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.»

On trouve à la fin de cette même lettre le thème principal de Citadelle :

« La civilisation est un bien invisible, puisqu’elle porte, non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.»

On est très loin d’une sagesse d’inspiration humaniste qui voudrait mettre “l’homme à la mesure de toute chose[6]. Au contraire, tout au long de son œuvre, il n’a cessé de demander à l’homme de se dépasser, de s’échanger pour une cause qui le transcende. Alors comment expliquer cette étiquette d’humaniste qui lui colle à la peau ?

Probablement parce qu’il est souvent question d’hommes chez Saint-Exupéry. Mais encore faut-il préciser ce que cela englobe chez lui.

Car il insiste beaucoup tout au long de son œuvre sur le fait qu’on ne naît pas homme, mais qu’on “délivre sa vocation d’homme[7] dans un acte de transcendance, souvent héroïque. Autrement dit, seuls sont dignes d’être appelés hommes les plus méritants. Chez lui c’est un idéal, accessible seulement à une élite, une aristocratie. Mais alors, comment nommer le reste de l’humanité, celle qui pullule “dans les villes et leurs comptables[8] ? Le terme d’humanisme est-il réellement approprié quand il en exclut la majeure partie du genre humain ?

Bref, il faut arrêter d’associer le nom de Saint-Exupéry à ce terme trompeur et inadapté.

D’ailleurs, il se moque lui-même dans un passage de Citadelle des grands concepts qui, comme l’humanisme, ont été vidés de leur sens à force d’avoir été élargis :

« Ils te diront qu’ils sont solidaires des hommes, ou de la vertu, ou de Dieu. Mais ce ne sont plus que mots creux, s’ils ne signifient nœuds de liens. […] Je ne connais point l’homme, mais des hommes. […] Et ceux-là qui poursuivent l’essence autrement que comme naissance ne montrent que leur vanité et le vide de leur cœur. Et ils ne vivront ni ne mourront, car on ne meurt ni ne vit par des mots. »[9]

 « La logique ? Qu’elle se débrouille pour rendre compte de la vie »

Il est temps d’aborder le style de l’ouvrage qui est tout sauf anecdotique. C’est en effet ce qui frappe en premier lieu le lecteur qui a osé se plonger dans cette imposante masse inachevée de plus de 500 pages : l’auteur y parle par paraboles, dans un ton quasi-évangélique qui peut évoquer Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. C’est un texte riche en métaphores puissantes et imagées. Toute argumentation raisonnable d’inspiration philosophique est écartée. Cela tend à rendre son propos obscur et peut donner l’impression d’une certaine contradiction entre ses 219 chapitres. L’auteur lui-même s’en défend en y développant une passionnante réflexion sur le langage.

En effet, comme beaucoup d’anti-Modernes, il se méfie des concepts philosophiques trop abstraits et de l’orgueil d’un langage basé sur la seule raison (le logos grec), qui pense de façon détachée du réel ; car la raison pure est un fantasme, la réflexion de l’homme étant toujours sous l’influence de ses sens, de son état de santé, de ses intérêts, etc. Il ne s’agit pas de nier tout pouvoir à la raison, mais d’avoir conscience de ses limites et de l’utiliser avec humilité, comme l’avait déjà très bien compris Pascal. D’autant que dans la marche du temps, son influence est moindre.[10]

Mais dans Citadelle, cette critique de la raison se double d’une critique du langage dans son ensemble, dont Saint-Exupéry souhaite en souligner également les limites. Il n’oublie jamais que les mots ne sont que traduction imparfaite du réel, et sont impuissants à faire ressentir toute sa richesse. D’où sa précision dans le choix des mots qui sont une des constantes de son œuvre : les mots ont un poids.[11] Son rapport au langage est empreint de méfiance car, lui qui a connu les mensonges des idéologies du XXème siècle, sait sa capacité à camoufler la vérité.

C’est pourquoi le narrateur de Citadelle, figure de sagesse, recommande régulièrement de ne pas écouter les hommes afin de mieux les comprendre. Un message d’une grande actualité quand l’on songe que notre monde se partage désormais avec un double virtuel médiatique de plus en plus envahissant, divergeant et déconnecté de la réalité.

Pour reprendre la célèbre formule du petit Prince, si l’essentiel n’est pas visible par les yeux, il ne l’est pas non plus par les mots. Constat terrible de la part d’un écrivain ! On comprend mieux alors pourquoi le manuscrit est resté inachevé. D’ailleurs Saint-Exupéry le savait probablement, lui qui en parlait de son vivant en l’appelant son “œuvre posthume”.

C’est la raison pour laquelle il préfère utiliser dans Citadelle un langage imagé, mythologique, métaphorique, qui parle au cœur plus qu’à la raison, et s’apparente tout simplement à la poésie. Parce qu’il transmet un message politique d’une grande gravité à travers un texte poétique, il s’inscrit dans la lignée des grands chants antiques (et du premier d’entre eux : l’Iliade et l’Odyssée). Il ne veut pas convaincre, mais créer chez le lecteur une pente naturelle qui amène à sa pensée, par une histoire, une sensation, une émotion.

« C’est pourquoi je dis que la pente, même informulable faute de langage, est plus puissante que la raison et seule gouverne. Et c’est pourquoi je dis que la raison n’est que servante de l’esprit et d’abord transforme la pente et on en fait des démonstrations et des maximes, ce qui te permet ensuite de croire que ton bazar d’idées t’a gouverné. Quand je dis que tu n’as été gouverné que par les dieux qui sont temple domaine, empire, pente vers la mer. » [12]

En cela il rejoint la philosophie de Georges Sorel qui est convaincu de la supériorité du mythe contre le logos comme force de conviction :

«  Je n’ai point vu d’hommes transformés par des arguments de logiciens, je ne les ai point vus se convertir en profondeur sous l’emphase du prophète bigle. Mais, de m’être adressé à eux en l’essence, par le jeu d’un cérémonial, je les ai ouverts à ma lumière. »[13]

Et tant pis si parfois les mots se “tirent la langue” dans des phrases qui semblent paradoxales : c’est toujours la raison qui est limitée, pas le réel. Le lecteur est prévenu :

« Peu m’importent les erreurs que tu me reproches. La vérité loge au-delà. Les paroles l’habillent mal et chacune d’elle est critiquable. L’infirmité de mon langage m’a souvent fait la contredire. Mais je ne me suis point trompé. Ce n’est point la logique qui noue les matériaux mais le même dieu qu’ils servent ensemble. Mes paroles sont maladroites et d’apparence incohérentes : non moi au centre. »[14]

Nulle relativité dans Citadelle mais la conscience que comme l’a découvert Héraclite, la vie est faite de contraires qui s’opposent.[15]  Pour tenter d’aller au-delà des limites de la raison, il faut dépasser le langage en le réinventant :

« Si on ne t’y aide pas par la clarté d’un langage neuf, il t’est impossible d’à la fois penser et vivre deux vérités contraire ».[16]

Ce nouveau langage, fait de mots et d’expressions répétés inlassablement, il le développe tout au long de son “long poème“. C’est en cela une œuvre totale et unie malgré l’absence de structuration thématique, et c’est ce qui fait son originalité et son génie.

Fin de la première partie.

Philippe de Laitre

Notes

[1] Lettre à un otage, Antoine de Saint-Exupéry.
[2] Sur le général de Gaulle, lire le chapitre 175 de Citadelle, ou l’on trouvera un portrait à charge du général.
[3] Sur ce thème, lire De Gaulle, la grandeur et le néant de Dominique Venner (Le Rocher, 2010).
[4] C’est la raison pour laquelle Saint-Exupéry fera publier en 1942, dans une première édition traduite en anglais, Pilote de guerre, qui témoigne de la réalité de la guerre menée par les Français avant l’armistice, espérant ainsi influencer l’opinion américaine.
[5] ”politique” signifiant en grec : la vie de la cité.
[6] Protagoras.
[7] Terre des hommes.
[8] Vol de nuit.
[9] Citadelle, chapitre 175.
[10] ”Non seulement la raison n’est point naturelle à l’homme ni universelle dans l’humanité, mais encore dans la conduite de l’homme et de l’humanité, son influence est petite. Les maîtres de l’homme sont le tempérament physique, les besoins corporels, l’instinct animal, la préjugé héréditaire, l’imagination, en général la passion dominante, plus particulièrement l’intérêt personnel ou l’intérêt familial, de caste, de parti, etc.” Taine, L’Ancien régime, chapitre 4 livre 3.
[11] Comme l’a très bien perçu et démontré Roger Caillois dans sa préface aux œuvres complètes de Saint-Exupéry, édition La Pléiade.
[12] Citadelle, chapitre 117.
[13] Citadelle chapitre 194.
[14] Citadelle chapitre 201/
[15] ”Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde.” Héraclite
[16] Citadelle chapitre 77.

Voir aussi : toutes les citations de Citadelle sur CITATIO.