Institut Iliade

Accueil | Projets des auditeurs | Bruges, ville rebelle. Première partie

Bruges, ville rebelle. Première partie

Bruges, souvent désignée comme la « Venise du Nord », partage avec sa ville jumelle une histoire fascinante, marquée par des cycles de prospérité, de déclin et de renaissance. Stratégiquement située au carrefour de l'Europe médiévale, Bruges a su préserver une indépendance farouche face aux grands royaumes qui l'entouraient. Première partie d’une série d’articles consacrés à cette ville rebelle.

Bruges, ville rebelle. Première partie

Les origines de Bruges remontent au IXe siècle, lorsqu’elle n’était encore qu’un petit établissement fortifié. Son nom dériverait du vieux scandinave « Brygga », signifiant « pont » et par extension « port » ou « quai ». La position stratégique de Bruges, près de la côte de la mer du Nord, en a fait un point de passage important pour le commerce maritime naissant. Le premier comte de Flandre, Baudouin Ier, fera fortifier la ville avant sa mort en 879.

L’âge d’or de Bruges et les conflits de pouvoir avec la France

En 1089, Bruges devint la capitale du comte de Flandre, alors vassal du roi de France. L’année 1127 marqua un événement tragique : l’assassinat du comte Charles le Bon à Bruges. Face à cette crise, la population de la ville accepta comme successeur Guillaume Cliton, neveu du roi Henri Ier d’Angleterre, désigné par Louis VI, roi de France, à condition que ce dernier garantisse le respect des lois et privilèges de la ville ainsi que l’abolition de certains impôts. En 1128, cette promesse fut concrétisée avec la rédaction de la première charte communale, qui accordait à Bruges une large autonomie politique et des privilèges commerciaux. Ce texte marqua également le début d’un système de gouvernance urbaine plus démocratique, avec l’élection d’échevins qui géraient l’administration de la ville.

Toutefois, Guillaume Cliton trahit rapidement ses engagements en instaurant de nouveaux impôts, provoquant la colère des Brugeois. La ville se souleva alors contre lui et le roi de France, et reconnut Thierry d’Alsace comme nouveau comte de Flandre, défiant ainsi l’autorité de Louis VI, qui fit excommunier Thierry. La mort de Guillaume au cours d’un assaut laissa Thierry seul comte, consolidant ainsi son pouvoir et marquant une victoire décisive pour la Flandre contre l’autorité royale.

Le XIIe siècle marque le début de l’âge d’or de Bruges. En 1134, un raz-de-marée modifia la géographie locale en créant un nouvel accès naturel à la mer, permettant ainsi à la ville de renforcer considérablement ses échanges maritimes. Ce développement transforma Bruges en l’une des principales places commerciales et financières d’Europe.

Les ambitions capétiennes sur le comté de Flandre ne s’éteignirent pas pour autant. Le comte Gui de Dampierre, désireux de se soustraire à l’influence française, tenta d’allier sa maison à celle d’Angleterre en promettant la main de sa fille à Édouard, fils du roi d’Angleterre. Philippe le Bel, roi de France, exploita cette tentative d’alliance pour accuser Gui de trahison et le fit emprisonner à Paris en 1294, sous prétexte de collusion avec l’ennemi. Bien que le comte fût relâché, sa fille demeura captive, et le roi de France exigea la soumission des grandes villes flamandes, notamment Bruges, Ypres, Gand, Lille et Douai. Refusant ces conditions inacceptables, Gui de Dampierre résilia sa vassalité en 1297. Il reconnut Édouard d’Angleterre comme suzerain, accorda de nouveaux privilèges à Bruges pour obtenir son soutien.

En réponse, Philippe le Bel envahit la Flandre avec une armée imposante, assiégeant Lille pendant l’été. Après deux mois de combats, la ville tomba. Le comte Gui fut défait à la bataille de Furnes le 20 août 1297. Une trêve fut conclue en octobre, mais elle ne dura que jusqu’en janvier 1300. À cette date, Gui de Dampierre et ses fils furent arrêtés, et la Flandre passa intégralement sous domination française.

La lutte pour l’indépendance flamande

À Bruges, la visite triomphale du roi de France en 1301 et l’imposition de la construction d’un nouveau mur d’enceinte, entièrement financé par la ville, provoquèrent une vague de ressentiment anti-français, particulièrement au sein de la classe moyenne, qui portait le fardeau principal de ces taxes. La ville se divisa en deux factions : les « Leliaards », partisans de la fleur de lys française, principalement composés de patriciens et de membres de l’aristocratie rurale, et les « Klauwaards », fidèles à la griffe du lion de Flandre, issus en majorité des artisans et des commerçants urbains. En mai 1302, alors que Bruges était en pleine révolte, le roi désigna Jacques de Chatillon gouverneur et l’envoya pour pacifier la ville. Mais le 18 mai, les Brugeois, menés par les Klauwaards, massacrèrent les soldats français et leurs partisans dans leurs lits, lors de l’épisode connu sous le nom des « Matines de Bruges ». Jacques de Châtillon échappa de justesse à la mort, tandis que d’autres villes flamandes se ralliaient à la rébellion contre le roi de France.

Peu de temps après, une armée principalement composée de Brugeois se mit en marche pour déloger l’une des dernières garnisons françaises à Courtrai. Là, ils rencontrèrent les troupes royales françaises commandées par Robert II d’Artois, cousin du roi. La bataille qui s’ensuivit le 11 juillet 1302, connue sous le nom de la « bataille des Éperons d’or » (Guldensporenslag), fut une défaite cuisante pour l’armée française. Environ 2 000 à 3 000 soldats français, dont Robert d’Artois et de nombreux chevaliers, périrent sur le champ de bataille. Les troupes flamandes victorieuses ramenèrent les éperons d’or des chevaliers défunts en guise de trophée, symbolisant leur triomphe.

Cependant, cette victoire ne mit pas un terme à la guerre. Après une série de défaites, notamment à Zierikzee et à Mons-en-Pévèle, la Flandre fut contrainte de négocier la paix. Le « traité d’Athis », signé le 23 juin 1305, accorda une reconnaissance partielle de l’indépendance flamande, mais au prix d’une énorme indemnité de guerre et de l’obligation de démanteler les fortifications de Bruges. La ville, indignée par ces conditions humiliantes, résista jusqu’en 1307, date à laquelle elle finit par ratifier le traité, obtenant toutefois la remise d’un pèlerinage collectif en échange d’une amende. En outre, les travaux de démolition des remparts ne commencèrent véritablement qu’en 1328, témoignant de la lenteur avec laquelle les conditions imposées furent appliquées.

En 1322, Louis de Nevers, petit-fils de Robert III de Flandre, est proclamé comte de Flandre. Élevé en France, au Louvre, et fidèle au roi de France, il n’avait jamais résidé dans ses terres flamandes. Son attachement à la couronne française et son opposition résolue à toute alliance avec l’Angleterre allaient à l’encontre des intérêts économiques des villes flamandes, particulièrement ceux de Bruges. Le comte suscita la colère des habitants de la ville lorsqu’il concéda à son grand-oncle Jean de Namur le contrôle du port de L’Écluse et la souveraineté sur l’eau du Zwin, artère vitale pour l’économie de Bruges. En représailles, les Brugeois incendièrent le port de L’Écluse et emprisonnèrent Louis de Nevers. Ce dernier ne fut libéré qu’en échange de la restitution des privilèges commerciaux de Bruges. Cependant, il ne parvint à rétablir son autorité que grâce à l’intervention armée du roi de France, qui écrasa les milices de Bruges et d’Ypres lors de la « bataille de Cassel », le 23 août 1328.

En 1336, pour forcer Louis de Nevers à une alliance, le roi d’Angleterre, Édouard III, imposa un embargo sur l’exportation de la laine anglaise, matière première essentielle pour l’industrie drapière flamande. Ce blocus plongea l’économie flamande dans une crise profonde : les profits s’effondraient tandis que le chômage explosait. Face à la détresse croissante, des émeutes éclatèrent, et Jacques van Artevelde, un patricien influent de Gand, s’empara du pouvoir dans sa ville le 3 janvier 1338. Gand et Ypres se rallièrent à lui, provoquant la fuite en France de Louis de Nevers. Van Artevelde conclut alors un accord avec l’Angleterre, levant ainsi l’embargo. Jusqu’en 1345, la Flandre, sous la direction des grandes villes — dites les Trois Membres de Flandre : Gand, Bruges et Ypres —, jouit d’une indépendance de fait vis-à-vis des royaumes d’Angleterre et de France.

Cependant, les tensions sociales persistèrent. En juillet 1345, Jacques van Artevelde fut assassiné à Gand, signe que les divisions au sein de la société flamande n’étaient pas résolues. À la suite de cet événement, Louis de Male, fils de Louis de Nevers, reprit les rênes du comté de Flandre. Apprenant des erreurs de son père, Louis de Male s’efforça de garantir les libertés de Bruges et de préserver sa prospérité économique. Il entreprit notamment de maintenir de bonnes relations avec l’Angleterre, reconnaissant l’importance stratégique de cet allié pour l’économie flamande.

De la Grande Peste aux Guerres de Religion

Les troubles ressurgirent à Bruges avec l’arrivée dévastatrice de la peste noire en 1349. Cette épidémie, qui frappa l’Europe entière, provoqua une hausse vertigineuse des prix et une explosion du chômage. Face à cette détérioration des conditions de vie, la colère populaire s’intensifia, menant à une révolte en 1359, inspirée par l’exemple d’Étienne Marcel à Paris. Toutefois, cette insurrection fut rapidement réprimée en 1361, marquant le début d’une décennie de calme relatif et de prospérité pour Bruges. Ce répit prit fin en 1379, lorsque la guerre civile éclata à nouveau, cette fois menée par la ville de Gand, qui s’empara de Bruges et d’Ypres, défiant ainsi le comte de Flandre. La répression fut brutale, se soldant par des centaines d’exécutions et de confiscations de biens à Bruges en 1382, un épisode qui marqua profondément la ville.

En 1384, la maison de Bourgogne prit le contrôle du comté de Flandre à la mort de Louis de Male. Cette prise de pouvoir résultait du mariage stratégique de Marguerite de Brabant, fille de Louis de Male, avec Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Ce mariage visait à contrer les ambitions anglaises sur la Flandre en rattachant la région à la maison des Valois, consolidant ainsi l’influence française. Malgré cette union dynastique, Bruges entra en rébellion à plusieurs reprises contre les Bourguignons. En 1411, sous le règne de Jean sans Peur, la milice brugeoise refusa de participer à sa campagne contre les Armagnacs, exigeant la suppression de plusieurs impôts comme condition à leur soutien. Ce refus témoigne du mécontentement persistant des habitants face aux charges fiscales imposées par leurs suzerains bourguignons.

L’agitation à Bruges se poursuivit durant le règne de Philippe le Bon. En 1435, la « paix d’Arras », conclue entre les Bourguignons et la France, força la Flandre à entrer en guerre contre l’Angleterre. Le siège de Calais en 1436, mené par les forces bourguignonnes, se solda par un échec cuisant. Cet échec provoqua une nouvelle rébellion à Bruges contre Philippe le Bon, qui faillit perdre la vie lors d’une émeute dans la ville. En réponse, le duc se montra impitoyable : il réprima sévèrement la révolte, infligea une lourde amende à la ville, et désigna quarante personnes pour être exécutées. Néanmoins, malgré ces tensions, Philippe le Bon conserva une certaine popularité à Bruges, où il mourut en 1467 à l’âge de 71 ans, pleuré par une grande partie des habitants.

L’arrivée au pouvoir de son successeur, Charles le Téméraire, exacerba les tensions avec le roi de France, Louis XI. La politique expansionniste de Charles entraîna une guerre ouverte avec la France. En représailles, Louis XI chercha à étrangler économiquement les possessions bourguignonnes, notamment la Flandre. Il mit en place des mesures d’étouffement économique, telles que l’interdiction d’exporter du blé vers les terres bourguignonnes, le soutien aux corsaires français qui attaquaient les navires flamands, et la taxation accrue des marchandises circulant entre la France et la Flandre. Ces mesures eurent un impact direct sur l’économie de Bruges, renforçant encore l’instabilité politique qui dominait la région à cette époque.

À la mort de Charles le Téméraire, s’ouvre la guerre de Succession de Bourgogne entre le royaume de France et l’État bourguignon. Sa fille Marie de Bourgogne est confrontée à la rébellion des villes de Flandres dont Bruges, qui font exécuter les administrateurs des Pays-Bas bourguignons. Durant les États généraux réunis à Gand, elle accorde le « Grand Privilège » qui rétablit l’autonomie des villes et des provinces qu’elles avaient perdue sous Philippe le Bon. À sa mort accidentelle en 1482, son mari Maximilien Ier de la maison de Habsbourg lui succéda comme régent à la tête du Saint-Empire romain germanique et dut accepter une paix fragile avec la France. Reprenant la guerre en 1487, il se heurta à l’hostilité des États de Flandre qui se rebellent contre lui et font prisonnier le jeune prince à Bruges en 88. Libéré sous condition d’abandonner son autorité en Flandre, il renia sa parole, dévasta les campagnes de Flandre et prit la ville de Bruges en novembre 1489. Ce fut la dernière révolte de Bruges dont le commerce était ruiné et dont les marchands furent poussés à Anvers par Maximilien.

Un autre événement scella le sort de la ville. L’ensablement progressif du Zwin, le bras de mer reliant Bruges à la mer du Nord, ferma la route maritime qui reliait la ville au reste de l’Europe et qui fit sa fortune.

La Réforme protestante et les guerres de religion qui s’ensuivirent eurent un impact profond sur Bruges. La ville resta majoritairement catholique, mais connut des périodes de troubles religieux et politiques. En 1584, Bruges passa sous le contrôle des Habsbourg d’Espagne, marquant le début d’une longue période de domination étrangère.

Sous la domination espagnole, puis autrichienne (à partir de 1714), Bruges perdit une grande partie de son autonomie politique. La ville était désormais gouvernée par des administrateurs nommés par les puissances étrangères, bien que certaines institutions locales aient survécu.

Fin de la première partie.

François Masurel – Promotion Richard Wagner

Sources

  • Jacques Paviot, Bruges, 1300-1400, 2002, Éditions Autrement
  • James M. Murray, Bruges, Cradle of Capitalism, 1280–1390, 2009, Cambridge University Press
  • Jean Lestocquoy, Que sais-je ? Histoire de la Flandre et de l’Artois, 1949, PUF
  • Adriaan Verhulst, Les origines et l’histoire ancienne de la ville de Bruges, in: Le Moyen Âge, 1960.

Photo : détail d’une fresque murale de l’hôtel de ville de Bruges par Albrecht De Vriendt. Les Brugeois saluent les commandants des troupes flamandes après leur victoire sur les Français lors de la bataille de Courtrai, dite « bataille des Éperons d’or » (Guldensporenslag), le 11 juillet 1302 (licence : DE ROCKER / Alamy Stock Photo, ID G1K9K2).