Les batailles de la natalité, de Julien Damon
Quel « réarmement démographique » ? Julien Damon (enseignant à Science Po et HEC, revue Constructif) livre avec Les batailles démographiques un rapport fondamental sur la question. Au-delà du constat du déclin de la fécondité en France, est-il possible d’envisager de nouvelles politiques natalistes ?
Le nombre de naissances est descendu en 2023 à un niveau singulièrement bas : les 700 000 naissances de l’année nous renvoient aux préludes du baby-boom, alors que le rythme de baisse est particulièrement rapide. Parallèlement, l’âge moyen des femmes au premier enfantement augmente — sans qu’il soit possible de l’attribuer au seul accroissement de la durée moyenne des études (aujourd’hui supérieur à 31 ans, il était de 28 ans en 1994). La part des moins de 3 ans au sein de la population française est devenue inférieure à celle des plus de 80 ans en 2005 : à l’horizon 2070, les premiers peineraient à représenter 3 % du pays, contre 12 % pour les seconds… La situation est donc aussi inédite que problématique en l’absence de révolution biomédicale ou technologique. En la matière, l’essai de Julien Damon invite à questionner une problématique irréductible à celle de l’immigration. Si les plaidoyers natalistes semblent se multiplier (Marianne Durano, Naître ou le néant. Pourquoi faire des enfants en temps d’effondrement ?, 2024 ; Aziliz Le Corre-Durget, L’Enfant est l’avenir de l’homme. La réponse d’une mère au mouvement No kids, 2024) la détermination de solutions concrètes ne va pas de soi.
À l’aune de la riche production des démographes s’impose un constat préliminaire : l’effet des politiques familiales demeure incertain. On peut cependant conclure avec Julien Damon qu’il est plus aisé de diminuer la fécondité que de la stimuler. Pour le pire ou le meilleur, les « programmes autoritaires de planning familial et de limitation des naissances, établis pour promouvoir de sains objectifs (réduire la pauvreté, assurer le développement), mais consistants essentiellement à restreindre les libertés, ont leur efficacité ». En dépit de l’abandon de la politique de l’enfant unique, la Chine s’avère par exemple incapable d’accroître la fécondité de ses citoyens. Avec un indice de fécondité dépassant à peine un enfant par femme, l’État-stratège semble condamné au déclin démographique. L’Inde est depuis 2023 tenue pour plus peuplée que la Chine, qui devrait se rapprocher en 2100 de sa situation démographique de 1950 (soit une diminution de plus de la moitié de sa population entre 2020 et la fin du siècle [ONU, 2022]).
Le volontarisme politique ne constitue pas une solution magique. Sans plaisir, constatons que la « Russie, mise en face d’une dépopulation bien engagée, consent, elle aussi, des débours importants, utilise des slogans flamboyants, promeut des symboles. Les autorités multiplient les initiatives, mais peinent à endiguer le phénomène. Vladimir Poutine a beau dépenser et exhorter, l’opération est sans écho ». À tel point que le pays devrait perdre 500 000 habitants par an (Rosstat, 2024), le rapprochant également en 2100 de ses données démographiques de 1950. La politique de l’État russe serait parvenue à stabiliser le pays plus qu’à instaurer un régime anthropologique alternatif — du moins au regard de ses effets sur la structure familiale, les mœurs ou la fécondité. Le format de l’ouvrage lui interdit malheureusement de questionner les pratiques culturelles, voire les mentalités susceptibles de favoriser durablement la procréation. On pourrait cependant souligner, à titre de piste, que la pratique religieuse demeure faible en Russie en dépit de la proximité du patriarche Kirill de Moscou et du chef de l’État. Souvent réduite à une idéologie politico-religieuse (a minima à une « common decency » à la russe et a maxima à une religion civile [« doukhovnost »]), l’orthodoxie ne semble pas imposer ou diffuser largement sa vision de l’éthique. L’avortement est ainsi aussi largement admis que les manifestations publiques de l’homosexualité sont rejetées ou criminalisées par la population (Levada Center, 2017).
Le problème est évidemment trop complexe pour tenir en quelques formules. L’une des principales qualités de l’essai de Julien Damon tient dans sa capacité à mettre en lumière des paradoxes, dont pourraient surgir des approches politiques novatrices et efficaces. Il fait signe vers des solutions contre-intuitives, mais pragmatiques. Les pays les plus conservateurs ne sont pas ceux dont la fécondité s’avère la plus importante : il est a contrario fréquent qu’ils ne parviennent pas même à renouveler leurs générations. Loin d’accompagner le désir de procréer (et moins encore de le renforcer, de manière habituelle), un certain conservatisme (étatique ou diffus) pourrait désormais constituer un obstacle à la constitution de foyers féconds. Considérant les comparaisons internationales, l’auteur note que « ces dernières décennies, les liens habituellement observés dans les pays riches entre fécondité et structures familiales se sont inversés ». Une forte pratique religieuse à l’échelle du pays, un faible taux de divorce, un faible niveau d’emploi féminin (compensé par le surinvestissement professionnel masculin, « traditionnellement » tourné vers le monde extérieur), ne sont plus synonymes d’accueil de l’enfant.
Peu de pays maintiennent encore une corrélation entre un indice conjoncturel de fécondité (ICF : somme des taux de fécondité par âge observés une année donnée) relativement élevé et un nombre réduit de naissances hors mariage. La Roumanie fait ainsi figure d’exception en Europe (1,71 ; 34 %). S’il est hasardeux d’établir une loi générale sans se soucier de la spécificité de chaque situation nationale, on notera que 65 % des enfants naissent en France hors des liens du mariage (Eurostat, 2022) — contre 19 % en Grèce, 28 en Pologne, 39 en Irlande, 40 en Italie… L’ICF isole cependant l’hexagone (1,79) des Européens les plus attachés au modèle « traditionnel », à la pratique religieuse ou au rôle symbolique de l’Église (1,32 en Grèce, 1,29 en Pologne, 1,24 en Italie…). L’immigration seule n’expliquerait donc pas la relative singularité française en matière de fécondité.
Si Julien Damon ne développe pas plus avant son hypothèse, on notera l’importance de recourir à des monographies nationales complémentaires. Puissance économique culturellement attractive et ethniquement homogène, le Japon se heurte paradoxalement à la force de son conservatisme. Si les naissances hors mariage y sont quasiment inenvisageables (moins de 3 % au cours de la décennie), la fécondité des femmes en 2022 s’y avère d’autant plus faible (1,22) et problématique que les centenaires représentent déjà plus d’un habitant sur mille (Statistics Bureau of Japan [SBJ]). Une anomalie — du point de vue de l’Histoire connue — qui questionne la relation entre représentations sociales et pratiques (se voulant héritées, stables ou durables), et capacité à appréhender et se projeter concrètement dans l’avenir. L’âpreté du marché du travail japonais et le coût de l’immobilier se heurtent aux représentations « traditionnelles » de la famille : s’il n’est pas possible d’accueillir un enfant hors mariage, il n’y est pas non plus raisonnable ou respectable de se marier sans réunir une série de conditions socio-économiques. Parallèlement, le nombre d’avortements reste faible : on dénombre plus de 126 000 avortements au Japon en 2023 (125 millions d’habitants) contre 243 000 dans l’hexagone. Au sein des pays développés, la contrainte (symbolique, socioculturelle, légale…) n’est donc à l’évidence pas le gage de la fécondité des foyers contemporains.
Partant, l’une des grandes forces de l’ouvrage de Julien Damon est d’aborder avec pragmatisme les solutions possibles à l’actuelle faiblesse de la fécondité française. Si l’éventualité d’un recours à l’immigration s’avère rapidement écartée — au regard de la puissance renouvelée de l’opinion publique —, il reste possible d’agir simultanément sur une série de leviers. Pourquoi la politique du logement ne favorise-t-elle pas aujourd’hui les jeunes foyers ? Les conditions d’accueil de l’enfant (assistante maternelle, crèche, congé parental…) semblent quant à elles déterminer la réflexion des couples, alors même que l’actuelle « décentralisation » encourage les collectivités territoriales — donc les élus locaux — à se saisir du problème… « Depuis le milieu du XXe siècle, la France s’est particularisée avec un faible nombre de femmes demeurées sans enfant et par un nombre important de parents avec un troisième enfant », tandis que l’enjeu est désormais d’une autre nature. Il ne s’agit plus tant d’encourager la constitution de familles nombreuses (que la majorité des femmes françaises déclarent vouloir constituer) que de stimuler et d’accompagner la naissance du premier enfant. Dès lors, pourquoi ne pas accorder l’allocation familiale dès le premier accouchement ? Nous pourrions, suivant Julien Damon, considérer qu’il s’agit à présent de soutenir « un virage politique vers le premier enfant » au sein de l’une des sociétés de l’OCDE où l’âge moyen de départ du foyer parental demeure relativement bas (24 ans en France ; contre 29 en Pologne, 30 en Italie, Grèce, Portugal ; 33 en Bulgarie [Eurostat, 2022]). Reste à savoir s’il faut également soutenir les familles recomposées — contre l’idéal conservateur, mais afin d’accroître la fécondité — ? Le propos de l’auteur mérite ici une attention particulière.
En admettant que la fécondité s’avère en tant que tel un objectif, il conviendrait de tirer des conclusions de la relative fluidité des relations sociales contemporaines. S’il n’est pas possible dans l’immédiat de passer d’une « société liquide » problématique (Zygmunt Bauman, La vie liquide, 2013) à l’idéal d’une société organique où les institutions à forte concentration symbolique priment (à titre de simple idéaltype : Louis Dumont, Homo hierarchicus, 1966), les politiques publiques ne doivent-elles pas d’abord viser la préservation du substrat et la multiplication des naissances ? L’auteur note que la donne de « l’instabilité des unions, étayant les possibles recompositions, produit possiblement un contrecoup positif sur la fécondité cumulée. La remise en couple compense, en partie, les réductions de la natalité liées à l’usure conjugale du temps et aux séparations. » Concrètement, si la famille monoparentale tend à empêcher l’advenue de nouveaux enfants, la recomposition familiale est souvent scellée par la procréation de nouveaux individus. En amont de toute appréhension morale, considérons qu’une approche simultanément soucieuse de la stabilité et de la viabilité d’une société pourrait procéder par étapes : il importe d’abord d’accueillir des enfants, avant de songer à la nature de leur future structure familiale. Questionner le rapport à la sexualité, au mariage, à l’engagement communautaire ou social, ne vient qu’après.
On trouverait sans doute dans l’œuvre du sociologue Helmut Schelsky (disciple d’Arnold Gehlen, figure majeure de l’anthropologie philosophique) de précieuses orientations et pistes pour aborder les données mises en lumière par Julien Damon et, plus généralement, les démographes et sociologues s’attachant à éclairer la prise de décision (individuelle ou collective). Dans l’ordre chronologique, notre problème ne peut être d’imposer à tous une certaine manière de vivre. Il est d’abord de permettre la multiplication des individualités nouvelles, qui constituent autant de possibilités pour l’avenir. Deux thèses complémentaires semblent ici se faire jour. Admettons que « nous retrouvons chez les peuples de grandes civilisations, tels que les Sumériens, les Babyloniens, les Grecs, les Romains et les Germains, une coïncidence absolue entre leur expansion politique et leur plus haut degré de civilisation et l’adoption d’une stricte monogamie » (Schelsky, Sociologie de la sexualité, 1955/1966). Il n’en demeure pas moins que la sexualité n’est pas strictement réductible à la procréation ou à quelque fonction strictement sociale (Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, 1939).
Il ne s’agit certes pas pour Julien Damon de parler de « métaphysique ». Le rôle des minorités (ethniques, religieuses, politiques…) soucieuses d’accueillir plus précocement et en plus grand nombre des enfants n’est malheureusement pas questionné par l’auteur, qui s’attache à exposer des données sociologiques générales et à raisonner à partir d’elles. Sans doute nous offre-t-il ainsi une utile vision d’ensemble distinguant sainement ce qui relève en dernier lieu de la « sphère intime ». Si aucun démographe ne peut aujourd’hui expliquer avec précision les causes de la fécondité, Damon établit que ni les capacités économiques ni l’optimisme collectif ou à long terme ne sont nécessairement déterminants. À côté des multiples variables sur lesquelles les politiques publiques peuvent agir — avec une plus ou moins grande probabilité de succès —, il s’agit de constater l’importance du rapport au monde. Si nous ne disposons pas d’études questionnant le rapport entre militantisme et fécondité, la question de la forte pratique religieuse est solidement abordée (Nitzan Peri-Rotem, 2020 ; France Prioux et Arnaud Régnier-Loilier, 2008). Des hypothèses — en l’état plus fragiles — tendent à proposer un modèle d’interprétation global, corrélant fécondité et « mise sous pression historique » des populations (Robert MacArthur et Edward Wilson, 1967 : « modèle évolutif r/K »). Si elles ne peuvent prétendre à la même valeur scientifique, ces différentes approches conduisent à un axiome commun. À rebours de toute logique étatiste, la décision de procréer ne repose pas seulement sur la possibilité d’accueillir l’enfant dans des conditions matériellement favorables, mais sur le sentiment qu’il est « naturel », nécessaire ou signifiant d’enfanter au cours de sa vie.
Benjamin Demeslay
06/02/2025
Julien Damon, Les batailles de la natalité. « Quel réarmement démographique » ?, Paris, Éditions de l’Aube, 2024, 160 p.