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Bruges, ville rebelle. Deuxième partie

Bruges, souvent désignée comme la « Venise du Nord », partage avec sa ville jumelle une histoire fascinante, marquée par des cycles de prospérité, de déclin et de renaissance. Stratégiquement située au carrefour de l'Europe médiévale, Bruges a su préserver une indépendance farouche face aux grands royaumes qui l'entouraient. Deuxième partie d’une série d’articles consacrés à cette ville rebelle.

Bruges, ville rebelle. Deuxième partie

On peut se demander comment une petite place fortifiée au IXe siècle est devenue l’une des cités les plus prospères d’Europe quatre siècles plus tard. Il n’y a pas une raison simple qui expliquerait ce phénomène, mais une multitude de circonstances et d’innovations qui firent de Bruges la capitale européenne de la finance jusqu’à la Renaissance.

L’ascension commerciale de Bruges

Bruges devint rapidement un carrefour commercial incontournable où se négociaient des marchandises venues des quatre coins du monde connu. La Flandre, célèbre pour sa production textile, excella dans le travail de la laine, qui fut l’une des clés de son développement économique. Lorsque les pâturages locaux ne suffirent plus à répondre à la demande croissante, Bruges s’approvisionna en laine anglaise, contribuant ainsi à l’expansion de ce commerce aux XIIIe et XIVe siècles. Mais la laine n’était pas la seule marchandise prisée dans les marchés de la ville : les métaux précieux comme l’or de Hongrie et l’argent, essentiels à la frappe de monnaie, y circulaient aussi. On y achetait également du fer et du cuivre, des chaudrons de Dinant, des marmites de Cologne. Les denrées alimentaires n’étaient pas en reste, avec du hareng de Suède, des prunes d’Espagne, ou encore du vin de Gascogne et de La Rochelle.

L’emplacement géographique de Bruges fut sans conteste l’un des facteurs déterminants de sa montée en puissance. Située aux portes de l’Angleterre, de la France et du Saint-Empire, Bruges disposait d’un emplacement central en Europe. En 1134, un raz-de-marée ouvrit un chenal ce qui donna à la ville un accès direct à la mer au golfe du Zwin. Le transport maritime avait de nombreux avantages sur le transport terrestre : les bateaux ayant des capacités de transport bien supérieures aux caravanes, les marchands évitaient les très nombreux péages qui se trouvaient à chaque pont et chaque ville. Enfin, les routes maritimes étaient bien plus sûres que leurs équivalentes terrestres, souvent infestées de bandits.

Au fil du temps, Bruges tissa un réseau commercial d’une envergure impressionnante, lui permettant de s’imposer comme une puissance incontournable en Europe. Son ascension fut particulièrement marquée par le déclin des grandes foires de Champagne, affaiblies notamment par les lourdes taxes imposées par Philippe le Bel pour renflouer les caisses du royaume. Habilement, Bruges sut tirer parti de cette situation en offrant des avantages considérables aux guildes de marchands européens.

Parmi ces privilégiés, la Hanse germanique, illustre association des villes marchandes d’Europe du Nord, se vit octroyer dès 1252 de nombreux avantages commerciaux et établit un comptoir florissant dans la cité flamande. Bruges elle-même s’inscrivait dans deux réseaux commerciaux majeurs : « la Hanse des XVII villes », regroupant des cités flamandes, picardes et champenoises, ainsi que la hanse de Londres, alliance des villes flamandes commerçant avec l’Angleterre et l’Écosse, au sein de laquelle Bruges jouait un rôle prépondérant. Ainsi, la ville s’imposa comme le véritable cœur battant du réseau marchand européen.

Le développement sans précédent des infrastructures commerciales de Bruges mérite une attention particulière. C’est dans cette ville que naquit la première bourse moderne, tirant son nom d’une place où se dressait l’hôtel de la famille Van der Beurze. Ce lieu devint rapidement le point de rencontre quotidien des marchands de toutes nationalités, qui y échangeaient biens et informations.

Aux alentours de cette place emblématique s’élevaient de nombreux hôtels, imposants édifices dotés de cours intérieures, appartenant à des marchands étrangers ou loués par ces derniers. Chaque hôtel abritait généralement une nationalité spécifique et servait à la fois de résidence, d’entrepôt et de lieu de change. Au XIVe siècle, on ne dénombrait pas moins de soixante-trois de ces établissements, offrant aux marchands une présence permanente dans la ville, un avantage considérable par rapport aux foires itinérantes de Champagne.

Grand marché de l’argent : comment Bruges a géré la rareté de l’argent

Un autre élément essentiel dans l’essor économique de Bruges fut le développement des métiers de l’argent, crédit, change, prêt sur gage où les Italiens se distinguèrent particulièrement.

Il ne faut pas plaquer une vision moderne sur ces métiers où chacun se spécialiserait dans un domaine particulier. Au contraire, les marchands étaient amenés à jouer chacun de ces rôles lorsque l’occasion le demandait. Si l’offre en monnaie était changeante, due à la politique monétaire fluctuante des souverains qui faisaient frapper la monnaie en fonction de leurs besoins financiers, le commerce à Bruges arriva à contourner ce problème. Les prêts et les emprunts entre marchands furent le moyen le plus efficace pour cela. Les dettes pouvaient être hypothéquées sur les propriétés immobilières ou les héritages. Si le prêt avec intérêt était officiellement interdit dans la Bruges du XIVe siècle, il était en pratique permis en échange de taxes et d’amendes dues à la ville. Les prêteurs ainsi « licenciés » se différenciaient du reste de la population et étaient appelés « Cahorsins » (de la ville française de Cahors) ou « Lombards ». Ils provenaient pour l’essentiel de la région du Piedmont du nord de l’Italie. Finalement, dans ce domaine financier, on peut dire que Bruges ne s’est pas tant distinguée par son innovation que par le nombre et l’interconnexion de tous ses acteurs.

Vers la fin du XVe siècle, Bruges commença à faire face à des défis qui allaient finalement éroder sa position dominante. D’une part, l’ensablement du Zwin, le bras de mer reliant Bruges à la mer du Nord qui commença à s’ensabler, rendant l’accès au port plus difficile pour les grands navires. Au même moment, le port d’Anvers, bénéficiant d’un meilleur accès à la mer, commença à attirer une part croissante du commerce international. Enfin, les guerres et les tensions politiques en Flandre perturbèrent parfois le commerce de Bruges.

Face à ces défis, Bruges tenta de s’adapter. La ville investit dans des projets d’infrastructure pour maintenir son accès à la mer et diversifia son économie. Cependant, malgré ces efforts, Bruges perdit progressivement sa position dominante au profit d’Anvers et plus tard d’Amsterdam.

Fin de la deuxième partie.

François Masurel – Promotion Richard Wagner

Sources

  • Jacques Paviot, Bruges, 1300-1400, 2002, Éditions Autrement
  • James M. Murray, Bruges, Cradle of Capitalism, 1280–1390, 2009, Cambridge University Press
  • Jean Lestocquoy, Que sais-je ? Histoire de la Flandre et de l’Artois, 1949, PUF
  • Adriaan Verhulst, Les origines et l’histoire ancienne de la ville de Bruges, in: Le Moyen Âge, 1960.

Photo : vue sur les canaux depuis le quai du Rosaire, sans doute la vue la plus connue et photographiée de Bruges. Le beffroi de Bruges dépasse des toits en arrière-plan (© Institut Iliade).