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Les mutations industrielles du travail

Intervention de Baptiste Rappin le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.

Les mutations industrielles du travail

Les mutations industrielles du travail. Machine, cybernétique et aliénations

La révolution industrielle constitue une rupture aussi importante, aussi décisive, aussi absolue, que le fut la révolution néolithique : elle aussi se caractérise par une mutation complète des imaginaires et des pratiques sociales. Une différence, de taille, est toutefois à noter : sa brutalité, sa rudesse, sa véhémence, dues à un changement radical d’échelle temporelle et de rythme. Alors que le processus de sédentarisation s’étala patiemment sur des millénaires, l’industrialisation, des sociétés européennes tout d’abord, puis de l’Occident et du Globe dans sa presque intégralité, prit lieu dans un temps plus que ramassé à l’échelle de l’histoire humaine ; quelques décennies suffirent en effet à opérer le grand chambardement, ainsi qu’en témoigne l’éloquente description qu’en donne Péguy au début du XXe siècle :

« Une femme fort intelligente, et qui se dirige allègrement vers ses septante et quelques années disait : Le monde a moins changé pendant mes soixante premières années qu’il n’a changé depuis dix ans. Il faut aller plus loin. Il faut dire avec elle, il faut dire au-delà d’elle : le monde a moins changé depuis Jésus-Christ qu’il n’a changé depuis trente ans. Il y a eu l’âge antique (et biblique). Il y a eu l’âge chrétien. Il y a l’âge moderne. Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. »

Le choix de l’écrivain est assurément judicieux : c’est bien dans l’habitat que se marque de la façon la plus manifeste la grande mutation qui conduit de la longue période néolithique, qui à notre sens connaît sa dernière phase significative avec l’émergence des États-nations, à la conversion de la société à l’industrialisme. Mais que se passa-t-il, au juste, en l’espace de quelques décennies pour que Péguy ne reconnût plus, en observant le monde de 1913, le visage de celui de son enfance ? La réponse tient en peu de mots : l’artificialisation intégrale de la société, que Günther Anders, avec le sens de la formule qui le caractérise, décrit avec les mots suivants : « […] le monde auquel les hommes ont à faire quotidiennement est avant tout un monde de choses et d’appareils dans lequel il y a aussi d’autres hommes ; ce n’est pas un monde humain dans lequel il y aurait aussi des choses et des appareils ». Le philosophe met ici le doigt sur un renversement de « monde » ou, mieux encore, sur l’inversion des places qui suit la révolution industrielle et que nous rendons par le chiasme suivant : alors que, traditionnellement, le monde peuplé d’humains laisse une place aux choses, fruits d’un processus de fabrication, c’est à présent le monde peuplé d’appareils qui laisse une place aux hommes, objets d’un processus de désubjectivation.

La société industrielle accouche du monde de la Machine ; or, celle-ci est avant tout un automate, c’est-à-dire un ensemble de dispositifs, mécaniques, électriques et/ou électroniques, qui répète l’exécution d’une opération pour laquelle il est conçu et programmé. Lewis Mumford insiste précisément sur ce point : « La différence majeure entre une machine et un outil réside en fait dans le degré d’indépendance acquis, au cours de l’opération, en résonance avec la compétence et l’énergie motrice de l’opérateur : l’outil se prête à la manipulation, la machine à l’action automatique ». Il s’ensuit une première forme d’aliénation, concept que j’entends, dans sa lettre étymologique (latin : alienus), comme un devenir-étranger ou encore un processus d’ex-propriation.

Au sein du système capitaliste, qui installe une production de masse, cela signifie que plus l’ouvrier travaille et plus il se trouve dépossédé des moyens de s’approprier les objets produits, victime de la relation inverse qui relie monde humain et monde matériel, puisque « la dévalorisation du monde humain va de pair avec la mise en valeur du monde matériel ». Franchissons un pas supplémentaire : l’aliénation ne concerne pas seulement l’objet du travail, elle se réalise également, et avant tout, dans son acte, puisque l’ouvrier se trouve enchaîné à une machine qui définit ses gestes et lui dicte son rythme, le privant de sa faculté de penser et d’organiser son travail. Plutôt que d’actualiser son humanité dans le travail, le producteur se trouve soumis à l’extériorité des processus, à tel point que sa propre activité lui devient étrangère. Le travail devient étranger au travailleur puisqu’il est remis en main propre à la Machine, plus puissante, plus efficace, plus fiable.

Néanmoins, à se focaliser sur les machines matérielles, on en oublie trop facilement les machines organisationnelles qui conditionnent pourtant l’utilisation efficace des premières. Le management regroupe précisément l’ensemble des dispositifs technoscientifiques définissant et contrôlant la bonne coordination du travail dans la société industrielle. Frederick Winslow Taylor ne s’y est pas trompé quand il affirmait, dès l’introduction de ses Principes du management scientifique, que « in the past man has been first, in the future the system must be first ». C’est pourquoi l’ingénieur américain condamne l’empirisme artisanal, qui procède de la tradition et de l’habileté individuelle, et privilégie la conception de l’activité par les ingénieurs, qui relève de la science et sera donc garante de la performance en vertu de la reproductibilité des gestes. Le travail mis en système devient systématique ; mais cette systématisation ne se limite guère à la séparation de la conception et de l’exécution et, par voie de conséquence, à la dépossession de l’ouvrier ; elle s’étend à toute l’entreprise et concerne aussi bien la création d’outils (comme la comptabilité industrielle) que de nouvelles manières de diriger les hommes (que la psychologie organisationnelle ne cessera d’affiner).

La généralisation du management scientifique dans les organisations introduit une deuxième forme d’aliénation : elle ne concerne plus l’activité technique de transformation de la matière, désormais réduite à l’exécution mécanique de gestes inlassablement répétés, mais la définition politique des buts et des moyens du travail. Une telle privation réduit nécessairement le travailleur au double statut de pièce échangeable sur le marché du travail et d’élément pris en charge par les systèmes de gestion des ressources humaines.

Le management connut une évolution notable au mitan du XXe siècle et la constitution de la cybernétique qui forme la matrice métaphysique, politique et épistémologique de la société contemporaine. Norbert Wiener choisit le terme de « cybernétique » en référence au timonier du navire : la cybernétique est la science du pilotage (d’où l’incroyable succès de cette notion en management : pilotage des organisations, pilotage de la performance, pilotage de projets, pilotage du changement, pilotage stratégique, pilotage digital, pilotage territorial, pilotage de la valeur, etc.). Si la cybernétique est l’art de manier le gouvernail, c’est-à-dire de gouverner, elle possède un mode propre de gouvernement : elle est en effet, selon l’expression de Wiener, « la science du contrôle et de la communication ». Science du contrôle par la communication et science de la communication par le contrôle, pourrions-nous dire.

Manager, après la révolution cybernétique, c’est par conséquent s’assurer du contrôle des comportements par la bonne gestion de l’information ; cela revient, en d’autres termes, à multiplier les dispositifs de rétroaction. Ces derniers peuplent évidemment les organisations (tableaux de bord, entretiens d’évaluation, taux de satisfaction de la clientèle, traçage de l’activité informatique, etc.), mais également nos vies privées à travers toute une panoplie d’objets connectés : la montre, le robot cuisinier, le pèse-personne, la voiture, etc.

De ce point de vue, la société cybernétique-managériale est une société du monitoring permanent : de même que le médecin, à l’hôpital, place son patient sous surveillance constante des machines (rythme cardiaque, tension artérielle, taux d’oxygène, etc.), l’individu contemporain se trouve placé sous une surveillance constante qui n’a pas seulement pour but de tracer ses déplacements, ses décisions, ses activités. Ce qui se trouve en effet en jeu, en dernier ressort, n’est rien d’autre que l’orientation de ses comportements (de vote, d’achat, de travail, de famille, etc.) auxquels il faut donner un petit coup de pouce afin de faciliter leur réalisation : c’est justement le rôle du « nudge », théorisé par le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, que d’inciter à l’action menant à un résultat préalablement posé comme objectif prioritaire par l’ingénieur social. Le management se substitue ainsi à la hiérarchie comme mode de gouvernement des sociétés, l’exercice du pouvoir à la légitimité de l’autorité, et la recherche de performance au souci de justice.

Mais ce type nouveau de gouvernement réside essentiellement dans une manipulation de l’information : il se déploie à partir d’un degré d’abstraction que les sociétés humaines n’ont jamais connu.

Les prises de décision, qu’elles soient individuelles, organisationnelles ou politiques, se prennent désormais à partir de données, d’indicateurs et de tableaux de bord : à partir d’une modélisation mutilante du réel qui n’en retient que la part productive en omettant l’histoire du métier, la communauté de travail et le rapport esthétique à l’œuvre. Si, depuis les années 1950 et l’essor de la cybernétique, l’histoire du management et celle de l’intelligence artificielle sont liées, cette consubstantialité apparaît à présent en plein jour, et les machines organisationnelles sont en passe d’opérer leur mue en machines informatiques, selon un scénario que les frères-sœurs Wachowski ont envisagé dans leur fameuse trilogie Matrix.

Le management issu de la cybernétique réalise une troisième forme d’aliénation, non plus technique, ni politique, mais psychologique et ontologique : le monde informationnel est en effet une sphère abstraite séparée de la vie, une hallucination collective et planétaire, état prolongé de rupture avec la réalité qui répond, ni plus ni moins, au diagnostic de psychose. L’homme contemporain, travailleur de tous les instants, est absorbé dans une bulle spéculative de plus en plus étrangère à la réalité, et en particulier à son corps propre, à tel point que la cybernétique n’est pas sans rappeler les délires gnostiques des IIe et IIIe siècles.

Je terminerai cette conférence par une note d’espoir. L’écart entre l’information et l’expérience concrète se trouve à l’origine de la crise du sens du travail et des activités sociales de façon plus générale : la dépossession est poussée à un point tel que près de 90 % des salariés français songent à se reconvertir, que 28 % des actifs sont concernés concrètement par un projet de reconversion professionnelle, la plupart du temps dans des métiers manuels ou alors à leur compte, afin de retrouver l’union de la conception et de l’exécution qui caractérisait le travail avant la révolution industrielle, managériale et cybernétique. En effet, 37 % des Français envisagent de se reconvertir dans l’artisanat et, parmi eux, 51 % sont âgés de moins de 35 ans et 35 % sont issus des catégories socioprofessionnelles supérieures, exerçant donc les fonctions les plus abstraites. Le mouvement de Retour au réel, que Gustave Thibon appelait de ses vœux, serait-il engagé ?

Baptiste Rappin

À propos de l’intervenant

Baptiste Rappin est professeur de philosophie à l’IAE de Metz. S’abreuvant à la source grecque comme son maître Jean-François Mattéi, cet « universitaire des confins » analyse avec une lucidité rare et un talent d’écriture certain les soubassements métaphysiques et théologiques du fait social de notre temps, le management.

Pour aller plus loin

Voir aussi : Vidéo. Face à la révolution managériale. Baptiste Rappin au Xe colloque de l’Institut Iliade (2023)

La révolution industrielle déclenchée vers 1800 en Europe occidentale, s’impose aujourd’hui comme la plus profonde reconfiguration de l’existence humaine.