Constantinople 1453, de Sylvain Gouguenheim
Avec Constantinople 1453, Sylvain Gouguenheim nous fait revivre les cinquante-cinq jours qui précipitèrent la chute de Constantinople. Entre stratégie militaire, luttes de pouvoir et héritage impérial, l’ouvrage restitue les enjeux et les affrontements spectaculaires d’un siège qui fit vaciller l’Europe.
Quand Jean Lopez a souhaité ajouter à la jeune et déjà riche collection « Champs de bataille » qu’il dirige chez Perrin, en coédition avec le ministère des Armées, un volume sur le siège et la chute de Constantinople, c’est à Sylvain Gouguenheim, professeur à l’ENS de Lyon, qu’il a confié la tâche.
Si le médiéviste prévient modestement le lecteur qu’il ne se considère pas lui-même comme un spécialiste du sujet, on rappellera néanmoins qu’outre la direction d’un ouvrage consacré aux Empires médiévaux (Perrin, 2019), Sylvain Gouguenheim a déjà consacré plusieurs travaux à Byzance (sous l’angle de la transmission culturelle vers l’Europe occidentale, dans La gloire des Grecs, Cerf, 2017) ou à une histoire militaire certes plus septentrionale (Tannenberg 15 juillet 1410, Tallandier, 2012). Cela conduit son dernier ouvrage à être davantage que la « synthèse de travaux de spécialistes » annoncée en avertissement, et qui aurait certes déjà pu satisfaire le lecteur. Outre une riche bibliographie secondaire à laquelle il ajoute sa propre finesse d’analyse, l’auteur s’est en effet efforcé de s’appuyer sur les sources primaires, commentées en avant-propos ; si les récits latins l’emportent sur les témoignages grecs ou ottomans, il ne faut pas y voir un biais de l’historien occidental plus à l’aise avec l’italien qu’avec le turc, mais surtout constater la moindre richesse des sources orientales ou, ce qui peut expliquer celle-ci, le retentissement particulier qu’eut l’évènement en Occident.
L’ouvrage est structuré en trois parties de taille et d’intérêt assez comparables : une mise en contexte sur le temps long (« La mort lente d’un empire »), le récit de l’évènement lui-même (« Les cinquante-cinq jours de Constantinople ») et enfin la portée de celui-ci (« Un drame inoubliable : interprétations et mémoires »). Si ce type de prolongement est devenu un classique aussi bien chez les biographes que chez les historiens du fait militaire qui veulent dépasser le récit trop conventionnel ou l’« histoire -bataille » traditionnelle, sa taille ici (près d’une centaine de pages) suffirait à montrer l’importance de la chute de Constantinople dans l’histoire universelle (cf. les réflexions d’Hervé Inglebert sur cette dernière notion). On mesure sa réception plus ou moins apocalyptique en Europe ou dans le monde islamique à l’aube des temps modernes, mais aussi la place qu’occupe le drame dans le renouveau nationaliste grec à l’époque contemporaine, autour en particulier de la « Grande Idée » courant de Kolletis à Vénizélos voire au-delà.
Mais l’importance de l’évènement n’est pas pour autant réductible à sa dimension de mythe, ni à son utilisation comme repère académique pour marquer le passage du Moyen Âge à l’époque moderne (en concurrence avec l’expédition de Colomb, qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec le traumatisme du Bosphore). L’auteur montre dans sa première partie sur « la mort lente d’un empire », sans excès de téléologie (il s’était lui-même permis une variation uchronique dans un hors-série de Guerres & Histoire), les nombreux facteurs qui conduisirent à la chute de Constantinople, aussi bien du côté de la « marche turque » que du côté de sa cible, affaiblie depuis des décennies et même des siècles. La chute, « inimaginable, impensable » (Marie-Hélène Blanchet), était en même temps prévisible, et même prévue. Les Latins, qui allaient parfois ressentir si vivement le choc de 1453 (« Maintenant, nous sommes frappés chez nous, dans notre patrie, l’Europe », écrivit alors l’humaniste Enea Silvio Piccolomini, futur pape Pie II), jouèrent un rôle ambigu dans la préparation du drame, du sac de 1204 et du jeu trouble des républiques maritimes italiennes jusqu’aux ultimes croisades bourguignonnes (cf. les travaux de Jacques Paviot), de la « mortelle déconfiture » de Nicopolis face à Bayezid jusqu’au tardif et inabouti « Vœu du faisan » prononcé par Philippe le Bon et sa cour à Lille en février 1454. Le tout sur un fond séculaire : l’impossibilité de surmonter le schisme entre catholiques et orthodoxes, malgré l’union des Églises à laquelle consentit Jean VIII Paléologue au concile de Florence.
Au cœur de cette histoire tissée sur des siècles, entre racines profondes et mémoire prolongée, le nœud de l’évènement lui-même : le siège de cinquante-cinq jours, jusqu’au 29 mai 1453 (« un mardi, le jour de Mars… », souligne l’auteur en commentant une formule de l’humaniste Chalkokondylès). La narration de Sylvain Gouguenheim est particulièrement enlevée, malgré les incertitudes laissées parfois par les récits contemporains dont il fournit de nombreux extraits au lecteur. Des préparatifs de la puissante armée du jeune sultan Mehmed II jusqu’aux horreurs attestées, meurtres, viols et pillages, qui suivirent la mort du dernier Constantin sur la muraille écroulée, on suit le déroulement du siège, des différents assauts qui le ponctuent et des opérations spectaculaires qui l’accompagnent, tel le transfert terrestre de dizaines de navires ottomans vers la Corne d’Or fermée par la chaîne de Galata. Au-delà de l’histoire précise et rigoureuse faite ici, le lecteur sent qu’il assiste aussi à une tragédie, nourrie d’héroïsme et de trahison.
L’auteur insiste à juste titre sur la puissance décisive de l’artillerie ottomane, au-delà de la monstrueuse et emblématique bombarde conçue par l’ingénieur Orban, dont le désargenté Constantin XI avait dû refuser les services avant qu’il n’aille les vendre à son ennemi turc… La défaite de Byzance est aussi le résultat d’un manque de moyens, qui n’avait cessé de s’aggraver à mesure que les territoires de l’empire étaient pillés ou conquis ; il n’est pas inutile de rappeler à cet égard que quelques semaines plus tard à Castillon, la France de Charles VII remportait de son côté sur les Anglais une victoire décisive qui était aussi celle de l’armée permanente et de l’impôt qui rendait celle-ci possible. Force est en tout cas de constater que, si l’art de la guerre ottoman est d’abord né dans la steppe, le dispositif déployé par Mehmed II participe bien de cette « révolution militaire » dont les historiens débattent depuis plusieurs décennies. Cette modernité des canons turcs n’empêche certes pas l’évènement de résonner d’accents antiques ou archaïques : avant Gibbon, qui prolongeait jusque 1453 sa fameuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, nombreux furent les contemporains qui, au prix de bien des contradictions, lurent la victoire turque comme une vengeance des Troyens anéantis jadis par les Grecs…
Sylvain Gouguenheim livre donc avec cet ouvrage passionnant non seulement le récit précis et enlevé d’un évènement majeur, tournant de l’histoire européenne et mondiale, mais montre également qu’on peut construire sur l’histoire-bataille, comme on le sait depuis Duby et son Dimanche de Bouvines, une véritable histoire totale, embrassant un vaste champ allant de l’histoire des techniques jusqu’à celle des mentalités.
Fabien Niezgoda
17/04/2025
Sylvain Gouguenheim, Constantinople 1453, « La Ville est tombée ! », Paris, Perrin, « Champs de bataille », 2024, 372 p.