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Chaos, de Stéphane Rozès

Le sondeur et conseiller politique Stéphane Rozès (Institut CSA, puis Cap ; Sciences Po Paris et HEC) a récemment livré la synthèse de son expérience sous un titre évocateur : Chaos. Son Essai sur les imaginaires des peuples, constitué d’une série d’entretiens avec Arnaud Benedetti, témoigne de l’importance décisive de l’analyse électorale. À la condition d’adopter une grille de lecture « imaginariste », soucieuse de discerner les imaginaires collectifs sous l’écume de l’actualité.

Chaos, de Stéphane Rozès

La réflexion singulière de Stéphane Rozès débute par un constat : « ni les réponses idéalistes, ni les réponses matérialistes ne m’aident pour mon métier de sondeur, de politologue puis de conseil ». Au sein de cet univers professionnel, le modèle sociologique (Lazarsfeld, 1944), l’approche psychosociologique (Campbell, 1950), la réduction du vote aux variables économiques (Downs, 1957) continuent pourtant d’exercer leur influence, sans qu’il soit possible d’établir un modèle définitif. Que faire, s’il est cependant certain que l’électeur ne se réduit pas à un agent économique opérant au sein d’un marché pur et parfait, comme le voudrait la théorie libérale classique (George E. Marcus, Le citoyen sentimental. Émotions et politique en démocratie, 2011) ?

Avant tout praticien, Stéphane Rozès tente de dépasser ces diverses approches en renouant avec quelques intuitions décisives. Chaque peuple est « régi par un inconscient collectif, un imaginaire pérenne, une façon d’être et de faire qui lui permet de se mouvoir au travers d’images, de représentations, de symboles, de croyances, de récits, de créations, d’institutions, de rapports sociaux, techniques et géopolitiques sans cesse en mouvement ». Sans doute l’idée n’est-elle pas nouvelle et pour autant non dépourvue d’audace. On songe aux formules d’André Siegfried, fondant en 1946 une Revue de psychologie des peuples, consacrant en 1950 un essai à L’Âme des peuples après avoir puissamment contribué à fonder la sociologie électorale (Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, 1913).

La « thèse imaginariste » de Stéphane Rozès ne se fonde pas « sur la centralité des forces matérielles ou des idées ». Elle repose sur « la façon dont les peuples sont en capacité, de façon harmonieuse ou dysfonctionnelle, de s’approprier le réel pour s’y mouvoir ». De quoi nous rappeler l’importance de la sociologie électorale. À mi-chemin entre les hypothèses sociologiques abstraites (le vote est déterminé par des variables X et Y) et les constats indépassables (l’élection d’un candidat, le résultat d’un vote référendaire), elle implique de saisir la logique et la dynamique des comportements politiques (quels déterminants cognitifs, psychologiques, culturels et sociaux ? quels mécanismes ?). Plus que toute autre discipline peut-être, elle réconcilie l’effort d’abstraction et la quotidienneté. Ne dépendant pas seulement d’une méthode et d’un ensemble de techniques appliqués par des équipes de praticiens soucieux de modéliser à un instant T une part de la réalité sociale, elle est un art ou une praxis. Puisque « l’on ne peut pas réduire des peuples à des chiffres », elle appelle finalement des interprètes. Le sondeur est toujours plus qu’un enquêteur et a fortiori plus qu’un compilateur. Son talent tient dans sa capacité à discerner les représentations collectives expliquant les réponses (mécaniques ? sincères ? surjouées ? mensongères ?) à ses enquêtes. Et l’on pense ici au dialogue de Stéphane Rozès et de l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy : « Sous forme de boutade, j’avais dit un jour à Patrick Buisson : “Tu n’aimes pas la France, Patrick.” Il m’avait rétorqué : “Ce n’est pas un ancien bolchévique qui va me donner des leçons.” »

En admettant qu’il se fasse un temps conseiller du Prince, le sort de l’interprète électoral ne peut que s’avérer cruel. Quel milieu social voudrait entendre qu’il dépend d’un imaginaire le précédant et l’englobant ? Quel dirigeant souhaiterait s’encombrer de celui qui — identifiant les tendances électorales profondes — lui présente une série d’avenirs possibles plus qu’une image du temps présent, s’il est celui de la victoire ? On en conviendra cependant : en politique, il n’est pas d’abord question d’expliquer les défaites passées ou de commenter les victoires présentes, mais d’assurer les conditions de la pérennité d’une maîtrise. Que nous réserve l’avenir ? Il est possible que le sondeur puisse plus d’une fois répondre à cette question. Aux états-majors des partis et factions, dès lors, d’accompagner les évolutions électorales. Voire de les anticiper et de les piloter.

Peut-être Stéphane Rozès ne serait-il pas satisfait de notre conclusion. Peut-on contraindre les imaginaires des peuples ou s’attacher à les faire évoluer ? Le conseiller de candidats et de chefs de l’exécutif nous semble ici tenir en bride la dynamique propre de ses idées : « Les études qualitatives par entretiens ou réunions de groupes, m’avaient assez vite convaincu que les citoyens n’étaient ni sots, ni manipulés, pas plus l’ouvrier, l’agriculteur, que le cadre ou professeur d’université. Il fallait seulement prendre le temps d’écouter et de comprendre les cohérences internes qui échappent de prime abord. » L’état-major politique ne serait dès lors guère plus qu’un interprète des imaginaires collectifs. La thèse imaginariste nous semble pourtant appeler (et permettre) un certain volontarisme. Le rôle du politique ne se résume pas à celui de ses augures, qu’il tente si nécessaire de contraindre sans pouvoir se dispenser de leur consultation. L’imaginaire collectif n’est pas un pur donné. Il est la matière même de l’action profonde du pouvoir, s’il veut simultanément assurer sa perpétuation et s’accomplir en maîtrisant les conditions d’évolution des sociétés. S’il ne peut rien en s’érigeant contre le peuple dans sa complexité, le pouvoir n’a pas pour horizon premier les représentations historiques et momentanées.

Les entretiens accordés par Stéphane Rozès à Arnaud Benedetti soulignent assez l’insuffisance des derniers candidats et élus à l’élection présidentielle. Jean-Pierre Chevènement ? François Bayrou ? En quelque manière trop cultivés et fatalement décalés. Leur connaissance de la France les condamne paradoxalement à ne pas la sentir. Ségolène Royal ? Elle peut s’imposer en 2006 face à Dominique Strauss-Kahn lors de la primaire du PS tout en étant jugée moins compétente. Ses défauts mêmes participent à rendre crédible ou authentique son incarnation d’un électorat. Quant à Nicolas Sarkozy ? Un cas limite, dont la campagne de 2007 et sa victoire sonnent le glas de l’incarnation politique, à laquelle se substitue une simple et insuffisante représentation. Le charme et l’activité mise en scène (découlant d’une « psychologie américaine » ?) entrent dans la durée en contradiction avec l’imaginaire national. La question du « fondement de la psycho-politique des candidats » importe, mais pas davantage que « la raison pour laquelle des électeurs en viennent à sanctifier une psycho-politique spécifique. »

Emmanuel Macron peut ainsi affirmer dès juillet 2015 dans Le 1 d’Éric Fottorino que la politique française se structure à partir d’une absence — ou plus précisément d’un absent. Cet « absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. […] On a essayé de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures. […] Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. » Moins superficiel qu’on ne l’a souvent dit, Macron peut certes réaliser un « coup de génie » lors de sa première élection. Il n’en est pas moins réduit au « mime » une fonction présidentielle dont il ne conçoit qu’abstraitement l’importance. Convaincu de la force performative de la parole, son emphase ne relève pas nécessairement de la manipulation. Sincère, cette dernière est l’expression d’un rapport au monde où les mots fusionnent avec les choses. La saisie abstraite de la culture française conduit logiquement Emmanuel Macron à penser que les discours produisent une marge de manœuvre face aux partenaires européens. Confronté à l’irréductible diversité des imaginaires (et non seulement des intérêts), Macron se trouve naturellement pris au piège des « illusions que sécrète notre universalisme. » Ambitions et problématiques personnelles éloignent ici simultanément de l’incarnation nationale et de l’efficace politique profonde et durable. On ne peut s’opposer à la logique même des élections présidentielles. Ceux qui prétendent à la conquête du pouvoir doivent accepter qu’elles « procèdent de la rencontre entre leur monde intérieur qui découle de leur génération, de leur biographie, de leur milieu socioculturel, de leurs intérêts sociaux et de leur idéologie avec la réactivation rituelle de l’imaginaire français dont ils seront les acteurs. »

Jacques Chirac fait dès lors — jusqu’à nouvel ordre — figure de dernier des présidents « français », pour le meilleur et pour le pire. Anti-héros de la Ve République, il se maintient des décennies durant dans la course électorale, l’emportant souvent sur le monde médiatique en dépit et grâce à ses « filouteries ». Tour à tour héritier du gaullisme, soutien de Giscard, critique de la construction européenne et réformiste soucieux de soigner la « fracture sociale », il se rallie à l’euro. Longtemps arrimé à l’imaginaire français, l’éternel candidat use de la France jusqu’au constat de son obsolescence. Les rapports de force politique, les échecs concrets et l’affaiblissement physique ne sont pas d’abord en cause. Jacques Chirac cesse d’être mobilisable par l’imaginaire français, bien qu’il tente ultimement de s’y relier. S’il ne voit pas « en 2005, ce que la France prépare dans ses profondeurs », il « pressent qu’il y a un nerf sensible dans le peuple français qui suppose de l’interroger sur quelque chose d’aussi fondamental que le projet de Traité constitutionnel européen. » Stéphane Rozès raconte ainsi la réaction de Claude Chirac — conseillère en communication de son père ; conseillère départementale de la Corrèze depuis 2021 — lorsqu’il lui téléphone pour lui annoncer que le « Non » va vraisemblablement l’emporter lors du referendum pour une Constitution européenne. Le « petit silence de l’autre côté du fil » est moins suivi par une stratégie nouvelle du clan présidentiel que par le recours à l’instinct. Une dernière fois, Chirac en appelle à son imaginaire et à celui des Français.

Nous sommes ici tentés de prolonger le propos de Stéphane Rozès à l’aune des échéances en cours. Le succès de Marine Le Pen répond à ses descriptions autant qu’à l’ambition finale du modèle imaginariste. Le RN n’a-t-il pas d’abord progressé dans les territoires les plus précocement déchristianisés (Emmanuel Todd, Le mystère français, 2013) ? La structure de l’électorat FN/RN n’a-t-elle pas profondément évolué du choc de 2002 à la politique d’assiègement du « bloc élitaire » entre 2017 et 2022 ? Les femmes françaises se tiennent encore à l’écart du vote contestataire-populiste en 2002. Jean-Marie Le Pen ne convainc guère plus de 10 % d’entre elles au second tour de la présidentielle (26 % des hommes). Elles sont 40 % à soutenir l’effort électoral de Marine Le Pen en 2022 (44 % des hommes). Le gender gap tend donc à disparaître ; voire à s’inverser. Une part de l’électorat féminin croit savoir que « Marine » a « élevé seule ses enfants », peut considérer que la candidate « est comme nous, elle connaît notre situation » (Jérôme Fourquet, La France d’après. Tableau politique, 2023). Par-delà les thèmes de campagne et l’action politique objective, une figure s’impose. Elle correspond à une part (suffisante ? apte à soutenir une action gouvernementale ?) croissante de la France électorale. Éric Zemmour peut quant à lui rappeler qu’il est « un enfant de la Méditerranée » et qu’il est « proche du tempérament de ses habitants », son identité propre — son image — est susceptible de le propulser dans un premier temps sur le devant de la scène. Mais comment dépasser le vote pied-noir, le plébiscite par les Français juifs, et la force militante, mais circonscrite du catholicisme conservateur ? Sans changement de ligne politique, on conçoit que l’exposition croissante de Marion Maréchal correspondait à une nécessité pour Reconquête, s’il s’agissait de se relier amplement à l’imaginaire français.

Prenons désormais au mot la thèse imaginariste. Tentons de la prolonger. Reste à interpréter le propos du philosophe de l’action Henri Bergson : il nous revient d’assumer « une tendance primordiale, laquelle aurait trouvé ainsi moyen de tirer d’elle-même, en quantité et en qualité, tout ce qu’elle pouvait et même plus qu’elle n’avait » (Les deux sources de la morale et de la religion, 1932). Alors que la France et l’Europe entrent dans une nouvelle phase de leur existence politique, le moment est assurément venu d’ouvrir le débat. Exprimons donc ici un axiome complémentaire et un souhait : l’imaginaire n’est pas ce qui détermine passivement notre action. Il est ce par quoi nous pouvons agir, à la condition fondamentale de le reconnaître et d’accepter son influence première.

La politique est la poursuite de l’imagination par d’autres moyens.

Benjamin Demeslay
04/07/2024

Stéphane Rozès, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples : entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 219 p.