L’immigration, armée de réserve du capital
Intervention de Jean-Yves Le Gallou le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.
L’immigration, armée de réserve du capital. Entre paresse des consommateurs et cupidité marchande
Quand on évoque l’immigration, la question du travail est souvent placée au cœur du débat. Cela peut paraître surprenant, car si l’on regarde les chiffres de 2024 en France, seuls 50 000 titres de séjour sur 330 000 délivrés à des étrangers hors Union européenne (et GrandeBretagne) l’ont été au titre du travail — soit un sur sept. Pourtant, ces chiffres donnent une idée erronée de la réalité, pour deux raisons principales. D’abord, une partie de la délivrance des autres titres — étudiants, asile, motifs humanitaires ou regroupement familial — dissimule souvent des entrées motivées par le travail. Ensuite, un titre de séjour délivré pour le travail ouvre la voie au regroupement familial, permettant l’arrivée d’enfants et surtout de femmes porteuses d’une démographie dynamique. Ainsi, interrompre les vagues migratoires successives nécessite d’abord de stopper l’immigration de travail, un type d’immigration souvent justifié par des considérations courttermistes, mais dont les conséquences à long terme, économiques et surtout identitaires, sont majeures. L’immigration de travail repose sur un double calcul d’intérêt : celui du travailleur d’un côté, celui de l’employeur de l’autre.
L’intérêt du travailleur : consommer autant que travailler
Pour le travailleur, c’est la perspective d’un revenu meilleur et d’une vie plus confortable. Dans les faits, nous n’importons pas seulement des travailleurs, mais aussi des consommateurs. Un salaire — légal ou illégal —, souvent complété par des aides sociales, offre des revenus supérieurs à ceux du pays d’origine, une partie étant parfois renvoyée sous forme de transferts de fonds. C’est aussi l’accès à des infrastructures de qualité (logements, transports, réseaux d’eau) qui rendent la vie plus facile ou confortable.
L’intérêt de l’employeur : la logique marxienne
Pour l’employeur, c’est l’opportunité de sous-payer ses employés. C’est la logique marxienne, doublement incarnée par Marx… Karl et Marx… Thierry. Pour Karl Marx, les chômeurs forment « l’armée de réserve du capital » : leur nombre maintient les salaires à la baisse par l’abondance de la demande de travail. Cette doctrine fut officielle sous Georges Pompidou, de 1969 à 1974. Rien de révolutionnaire là-dedans : c’est la logique d’Adam Smith, où l’équilibre du marché naît de l’offre et de la demande, appliquée au travail. Mais aujourd’hui, cette « armée de réserve » est colossale : ce sont les centaines de millions d’hommes et de femmes sous-employés dans le Sud global. Dans la famille Marx, il y a aussi Thierry, chef étoilé et président de l’UMIH (Union des métiers de l’industrie et de l’hôtellerie), un lobby qui milite pour ouvrir les frontières à l’immigration – pour le personnel d’entretien des hôtels comme pour les plongeurs en cuisine. Derrière cela, la cupidité des employeurs est incontestable.
Paresse des consommateurs et cupidité des marchands
Les employeurs objectent qu’ils doivent s’adapter au x limites du pouvoir d’achat des consommateurs. C’est vrai. Mais encore faut-il produire au juste prix et au juste salaire — celui qui rémunère correctement un travail physiquement fatigant et contraignant en termes d’horaires. Un patron avisé trouve toujours du personnel qualifié en le payant à sa juste valeur. Bien sûr, cela risque d’augmenter le coût du service. Mais alors, désolé : nul n’est obligé d’aller au restaurant — on peut recevoir chez soi ou préparer sa « musette », qu’on appelle aujourd’hui lunch box. Nul n’est obligé de se faire livrer repas ou biens à domicile, ni de recourir à de la main-d’œuvre étrangère pour le ménage ou la garde d’enfants.
Qu’est-ce qui pousse à cela ? La logique du moindre effort. En bon français, la paresse. Au fond, l’immigration est une facilité économique à court terme pour les individus, qui se paie à long terme pour la collectivité. C’est un double transfert : d’aujourd’hui vers demain, de l’ego vers la communauté. Évidemment, cela explique pourquoi l’immigration a tant de complices.
Et maintenant, si nous pensions communauté ? Si nous pensions avenir ? Pour moi, les préoccupations identitaires et culturelles liées à l’immigration doivent l’emporter sur les considérations économiques et sociales. Jamais l’ubérisation ne légitimera à mes yeux la créolisation. Pourtant, dans ce qui suit, je vais mettre l’essentiel de côté et poser une question strictement économique : en quoi pourrions-nous avoir besoin de main-d’œuvre étrangère ? C’est difficile pour moi, mais grâce à l’intelligence artificielle, je vais tenter de me mettre dans la tête d’un immigrationniste.
La pyramide démographique : un argument contestable
Un argument fréquent des immigrationnistes est celui de la pyramide démographique. Depuis cinquante ans, les « experts » répètent qu’il faut importer de la main-d’œuvre pour compenser les creux à la base de la pyramide et continuer à payer les retraites, alpha et oméga des sociétés vieillissantes. Cet argument se heurte à deux objections. D’abord, la persistance de poches de chômage en Europe, et singulièrement en France. Mais au-delà de cet aspect conjoncturel, une question plus profonde agite les débats sur l’avenir économique : comment occuper les travailleurs, notamment ceux dont les tâches bureaucratiques ou informatiques seront remplacées par l’intelligence artificielle ? Comment continuer à les payer s’ils sont mis sur la touche ? Certains évoquent un revenu universel, sorte de retraite dès l’entrée dans l’âge adulte. Mais alors si on craint davantage un excédent global plutôt qu’une pénurie de main-d’œuvre, pourquoi en importer ?
« Ils font les métiers que les français ne veulent pas faire » : une antienne à décrypter
Le deuxième argument est une vieille rengaine : « Ils font le travail que les Français ne veulent pas faire. » Outre l’importance des poches de chômage chez les étrangers (et leurs descendants), cette affirmation doit être mise en perspective avec l’évolution des métiers. D’ici dix ans, les robots androïdes arriveront sur le marché. Renouveler l’erreur des années 1968-1973 serait une faute : à l’époque, l’importation massive d’ouvriers spécialisés (OS) pour l’industrie automobile a retardé sa modernisation — au profit de la concurrence japonaise — avant que cette main-d’œuvre ne soit remplacée par des robots. Résultat : on trouve cinquante ans plus tard des poches de chômage, de délinquance et d’islamisation, dans l’ouest des Yvelines de Poissy à Mantes.
Les vrais besoins de main-d’œuvre
Bien sûr, des besoins subsisteront : pour « le dernier kilomètre » de l’interface homme-machine (par exemple, reprendre le pilotage d’une voiture autonome) ou pour les métiers reposant sur le lien humain — soin, assistance, conseil, enseignement. La socialisation est une des clés du travail. Or, pour tout lien social, rien n’est plus précieux que la proximité culturelle, qui facilite la compréhension et la confiance mutuelle, reposant souvent sur un partage d’origine et de valeurs, comme le montrent de nombreuses études sociologiques.
Le cas des travailleurs qualifiés
Le seul domaine où une pénurie menace concerne les travailleurs de haut niveau. Des pays comme les États-Unis chassent délibérément les talents mondiaux — Elon Musk l’assume. La Suède, elle, n’accepte des immigrés au titre du travail qu’à condition qu’ils gagnent a minima le salaire médian, protégeant ainsi ses travailleurs pauvres. En France, l’exode net d’environ 100 000 personnes par an — souvent des actifs qualifiés et technologiquement compétents — pose problème. Ici, la question n’est pas d’accueillir de nouvelles vagues de migrants, mais de retenir nos propres compétences.
En somme, l’immigration comme « armée de réserve du capital » profite à la cupidité des marchands et à la paresse des consommateurs, au détriment de la communauté et de l’avenir. Penser demain, c’est privilégier la cohésion culturelle et la valorisation de nos propres forces, plutôt que des solutions de facilité aux conséquences lourdes. Pire encore, des solutions dépassées.
Jean-Yves Le Gallou
Pour aller plus loin
- Penser le travail de demain, actes du colloque 2025 de l’Institut Iliade, 114 pages, 10 euros
- Travail. Cahier d’études pour une pensée européenne n°2, 388 pages, 28 euros
À propos de l’intervenant
Cofondateur de l’Institut Iliade, Jean-Yves Le Gallou est essayiste et ancien haut fonctionnaire. Membre du GRECE en 1969, il co-fonde le Club de l’horloge en 1974. Il est président de groupe au conseil régional d’Île-de-France de 1986 à 2004, et député européen de 1994 à 1999. En 2003, il crée le think tank Polémia, et il anime également l’émission de critique des médias “I-Media” sur TV Libertés.