Travail, civilisation et avenir
Intervention de Carlomanno Adinolfi le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.
Travail, civilisation et avenir
Un cauchemar est à nos portes. Les IA et les robots vont nous remplacer. Les êtres humains ne seront plus nécessaires, les algorithmes et les androïdes travailleront à notre place. Nous nous dirigerons vers une non-humanité larvaire, artificielle, impuissante, tandis qu’un nouveau règne des machines émergera. Un rêve est à nos portes. Les machines nous sauveront. Elles feront tout ce que nous faisons aujourd’hui, mais en mieux. Elles mettront fin aux injustices et aux inégalités sociales, nous libéreront du travail en inaugurant une nouvelle ère de paix universelle.
Deux visions totalement opposées du futur et du « problème » des intelligences artificielles. Mais seulement en apparence. En réalité, ces visions sont bien plus liées entre elles qu’il n’y paraît à première vue. La seconde est clairement une vision messianique qui considère l’avènement du dernier homme nietzschéen comme la fin de l’histoire, comme l’accomplissement de l’utopie égalitariste. Mais la première n’est pas en reste. La vision dévotionnelle et passive de la spiritualité, le fait de ne combattre que pour la conservation du mode de vie et des valeurs du moment, considérés comme « éternels et immuables » malgré les millénaires de notre civilisation, la défense d’une humanité perçue comme un état invariable plutôt que comme un défi dynamique pour aller toujours plus loin, le refus des défis du futur et la mise en place de limites infranchissables que personne ne doit dépasser, tout cela constitue également une reddition face au dernier homme et n’est que l’autre face de la médaille du monde égalitariste. Pire encore, c’est une résistance qui empêche l’élan surhumaniste et ramène toute opposition au monde actuel dans le champ de la pure réaction. Comme l’enseigne la théorie des systèmes dynamiques, la réaction n’est rien d’autre qu’une petite modification que le système met en place pour rester lui-même.
Il est clair que le principal risque d’un futur où l’automatisation et la numérisation deviennent prédominantes est celui d’une atomisation sociale et de l’avènement d’une sous-humanité déléguant même les tâches stratégiques aux machines — et donc à ceux qui contrôlent les algorithmes et les technologies. Mais le repli sectaire pour préserver un mode de vie figé dans un passé récent jugé acceptable ne peut pas être une solution pour quiconque souhaite s’affirmer comme l’héritier d’une civilisation millénaire. C’est justement la création d’un nouveau modèle de civilisation, capable d’analyser, d’affronter et de dominer les défis que l’avenir nous pose, qui devrait constituer la mission d’un Européen pour demain. Dans le monde où nous vivons, le travail est devenu uniquement un moyen de gagner et de consommer, ayant totalement perdu son rôle de « devoir social », de service à la communauté, de mobilisation du monde. Devons-nous alors « sauver » ce modèle de travail de l’automatisation, ou est-il de notre responsabilité d’affirmer une nouvelle vision capable de se projeter dans l’avenir en s’appuyant sur nos racines ?
Une vision qui ne peut pas se limiter à défendre des emplois susceptibles de disparaître à cause de l’automatisation. Lire des appels à ériger des barricades pour protéger ces emplois serait risible si ce n’était pas aussi désespérant. Si aujourd’hui nous trouvons ridicule l’idée que des gens, par le passé, aient défendu les radars humains, les allumeurs de réverbères ou les scribes en condamnant le « brutal progrès » qui nous a apporté l’électricité, l’exploitation des ondes radio ou des « diableries » comme l’imprimerie et les ordinateurs, imaginons à quel point nous pourrions sembler ridicules à nos arrière-petits-enfants si nous nous obstinions à défendre des emplois qui, dans quelques décennies, auront disparu et sembleront absurdes car incompréhensibles dans la nouvelle ère.
D’ailleurs, plusieurs études ont montré que, face aux millions d’emplois menacés par la digitalisation, au moins trois fois plus pourraient être créés, avec un solde nettement positif. Évidemment, les emplois répétitifs, automatisables et à faible valeur ajoutée en pâtiront, tandis que les métiers hautement spécialisés et/ou requérant un très haut niveau de compétence deviendront indispensables. Une transformation technologique et sociale de cette ampleur, tendant à élever le niveau de compétence et à élever les « masses », ne devrait-elle pas être vue positivement par ceux qui aspirent à un modèle de civilisation où le peuple ne se réduit pas à une foule amorphe, à un prolétariat mythifié ou à une simple classe productive, mais devient le corps vivant d’une communauté organique de destin qui évolue et grandit avec la civilisation elle-même ?
Il faut cependant prendre en compte le fait que nous parlons d’un processus de transformation rapide, touchant un nombre très élevé de travailleurs, et qui risque d’être tout sauf indolore. Il ne suffit pas de balayer la question d’un revers de main en disant « celui qui ne s’adapte pas meurt » — un principe certes valide comme ligne directrice en tout temps, mais qui risquerait de donner carte blanche à un darwinisme social favorisant uniquement les entrepreneurs les plus riches et impitoyables, laissant sur le carreau des millions de personnes. Toute société saine et respectable devrait se poser la question et élaborer un plan de transition permettant de franchir ce cap historique sans traumatismes économiques et sociaux qui pourraient être fatals à son peuple. Bien entendu, cela exige une vision stratégique et une attention active de la part d’une classe dirigeante capable de dominer le flux au lieu de le subir.
C’est d’ailleurs une conclusion à laquelle est arrivée l’intelligence artificielle elle-même. Nous lui avons demandé quels sont les risques et les opportunités de l’automatisation par l’IA dans le monde du travail. Elle nous a d’abord fourni des analyses largement connues et déjà abordées par elle. Par exemple, elle a pu mentionner que les secteurs les plus à risque seraient l’industrie manufacturière, les transports et la logistique, le service client et l’assistance, l’administration et la comptabilité, ainsi que le commerce de détail. Des rapports sur l’impact de l’automatisation sur l’emploi ont également été produits, comme celui de McKinsey estimant que « 40 % à 50 % des activités professionnelles pourraient être automatisées d’ici 2030, même si cela ne signifie pas que toutes ces positions seront éliminées, mais plutôt qu’elles pourraient être transformées ou redistribuées. Cependant, l’automatisation pourrait également créer de nouveaux emplois, notamment dans les domaines technologiques, la gestion des IA, la maintenance des robots et d’autres secteurs encore à développer. On prévoit donc une transformation de l’emploi, avec une demande croissante de professionnels qualifiés dans les technologies émergentes. »
Mais la réponse la plus intéressante concerne les défis et les perspectives. Je cite encore l’IA :
« Requalification professionnelle : l’un des principaux défis sera de former la main-d’œuvre à ces évolutions. Investir dans des programmes de requalification et dans l’apprentissage de nouvelles compétences sera essentiel pour limiter les impacts négatifs. Politiques de soutien : Les gouvernements pourraient intervenir avec des politiques facilitant l’adaptation aux nouvelles technologies, comme des incitations à la création de nouveaux emplois ou des allégements fiscaux pour les entreprises investissant dans la formation. En somme, bien que certains secteurs soient voués à subir des transformations majeures, l’effet global sur le marché du travail dépendra de la manière dont la société et les institutions répondront à ce défi, en investissant dans l’éducation, la formation, la croissance et de nouvelles formes d’emploi. »
Mais il y a un autre aspect sur lequel nous devons affirmer une idée différente du monde et de la civilisation. Selon toutes les analyses, il semble que grâce à l’IA et à l’automatisation, tout ce que nous faisons maintenant prendra beaucoup moins de temps et d’efforts. Ce qui pourrait apparemment conduire à deux voies : un ultra-capitaliste, c’est-à-dire qu’avec le même temps de travail, vous produirez beaucoup plus et donc vous gagnerez beaucoup plus. Et une qui renvoie à l’utopie messianique dont nous avons parlé au début, c’est-à-dire que nous pourrons travailler de moins en moins – idéalement faire tendre le travail à zéro – et donc vivre grâce à un revenu universel garanti par la surproduction des machines et être « libérés du travail ». Mais sont-elles vraiment compatibles avec une conception européenne du travail et de la civilisation ?
Si maintenant, où il semble que tout peut être fait plus rapidement et en moins de temps, nous en arrivions à travailler moins longtemps tout en créant beaucoup plus qu’aujourd’hui, pourquoi au lieu de nous voir tels des esclaves dépendants des machines, ne pouvons-nous pas nous considérer comme des êtres plus libres pour occuper le temps avec quelque chose qui n’est pas seulement la productivité matérielle mais aussi la production civilisationnelle ? Pourquoi penser à la « liberté du travail » parasitaire, liée aux concepts de revenu mondial, de citoyenneté, et d’oisiveté atomisante, au lieu d’une véritable liberté qui permet de revenir à une logique romaine de negotium où l’activité principale de chaque citoyen est de contribuer de manière active et participative à la communauté nationale et européenne et non seulement celle de produire pour gagner et consommer ? Curieusement, sur cet aspect, l’IA que nous avons interrogée, au milieu des réponses plus banales ou liées au concept de « liberté du travail » grâce à un revenu universel, nous a donné quelques réponses intéressantes.
Je cite toujours les réponses données par l’IA :
« Avec l’automatisation des tâches plus routinières et le soutien de l’IA, beaucoup de gens pourraient profiter d’horaires de travail plus flexibles. Cela pourrait conduire à une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie privée et à une plus grande participation aux activités sociales. Les gens auraient plus de temps à consacrer à leur famille, leurs amis et la communauté locale, ce qui contribuerait à éviter une expérience d’isolement lié au travail. À l’avenir, les technologies pourraient être utilisées pour construire une vision commune en unissant les gens autour d’objectifs collectifs. La technologie pourrait favoriser la cohésion sociale en stimulant la participation active à des projets d’amélioration de la communauté. L’avenir du travail lié à l’IA et à la robotique ne doit pas nécessairement conduire à une fragmentation sociale ou à une vie individualiste. Si les technologies sont développées et intégrées avec une vision sociale et éthique, elles pourraient créer de nouvelles opportunités pour connecter les gens, promouvoir la collaboration et améliorer les relations sociales. La clé réside dans l’orientation de la technologie vers le bien-être humain, en renforçant le sentiment de communauté et de participation active aux dynamiques sociales et professionnelles. Si la technologie est développée et mise en œuvre de manière responsable, elle peut devenir un outil pour valoriser les liens sociaux. Par exemple, l’automatisation pourrait réduire le travail aliénant, permettant aux êtres humains de se concentrer sur des activités qui ont une plus grande valeur sociale et qui sont orientées vers le bien commun, comme l’art, l’enseignement, les soins aux personnes, l’innovation sociale et l’activisme. »
Cette dernière considération est à mon avis très intéressante. Au cours du siècle dernier, nous avons en effet assisté à la démolition progressive de la culture et de l’identité européenne grâce aussi à la mentalité occidentale vétérotestamentaire qui, dès les écoles maternelles, a donné plus de poids à une formation « technique » scientifique pour laisser à la marge, comme inutile, la formation classique. Avec le résultat que nous avons maintenant sous les yeux : un analphabétisme galopant, un abandon de tout ce qui est humaniste et l’avilissement de tout ce qui est art et littérature de masse. Mais maintenant que nous entrons dans l’ère du soi-disant « secteur de la tech’ », il semble que tout ce qui est purement technique peut être « délégué » aux machines. Et alors pourquoi ne peut-on pas prévoir au contraire une nouvelle ère où la sagesse classique redevient le phare en plus du pivot central de la formation ? Pourquoi ne pas penser à une possible ère de véritable artecratie, dans laquelle le développement technique se déroule en parallèle avec une nouvelle production artistique et créative ?
« Liberté du travail » non plus, donc, dans l’optique utopique d’un éden impuissant habité par des hommes passifs et oisifs, mais liberté de la logique production-gain-consommation (désormais PGC) pour avoir la liberté de revenir à une logique de participation active et communautaire et à un retour à la tâche civilisationnelle. Si le récent modèle économique-social a démoli l’ancienne tripartition indo-européenne, créant une nouvelle tripartition « dégradée » et inversée que nous pouvons encadrer comme masse productive-consommatrice, sujets maîtres de la finance économique-industrielle et leurs objets politico-administratifs, ce nouveau modèle pourrait faire naître un nouveau type humain que Giorgio Locchi appelle « historiale », c’est-à-dire celui qui fait l’histoire et la « grande politique » entendue au sens nietzschéen.
Il est évident que pour pouvoir créer et soutenir un tel modèle de travail et de civilisation nouvelle, il faut aussi affirmer un nouveau modèle économique et social. Si dans la boucle PGC la seule logique est « j’ai plus de production donc plus de gain », dans un nouveau modèle il faudrait commencer à se poser la question sur comment affecter le surplus de gain. Mais pas dans la désuète optique de la redistribution à la sauce socialiste, ni dans l’optique du « revenu universel » pour garantir l’oisiveté. Nous pouvons entre-temps penser à de nouveaux modèles de socialisation et de participation aux bénéfices de la part des travailleurs. Là aussi, certaines des réponses données par l’IA sont très intéressantes. Je cite les passages les plus stimulants :
« Avec l’automatisation, cette pratique pourrait évoluer vers des modèles plus innovants de distribution de la richesse, où les travailleurs peuvent bénéficier directement des gains de productivité causés par l’IA et les robots. Par exemple, dans un contexte d’entreprises hautement automatisées, des partenariats public-privé pourraient être explorés. Une autre possibilité pourrait être de créer des fonds d’investissement participatif, où les travailleurs reçoivent des actions ou des parts de capital de leurs propres entreprises, qui pourraient augmenter de valeur au fil du temps Liant ainsi directement les avantages économiques de l’automatisation à la main-d’œuvre. Ce modèle serait davantage axé sur la création de richesse partagée. L’IA pourrait être utilisée pour analyser les données de l’entreprise et contrôler la distribution des profits, en vérifiant qu’une part de ceux-ci est bien destinée aux travailleurs à travers leur participation à ce profit ou d’autres formes de compensation. »
Mais à notre avis, le concept de socialisation de l’entreprise n’est qu’un premier pas et doit être élargi dans une optique communautaire, nationale et européenne. Certaines suggestions que l’IA donne pour obtenir ce qu’elle appelle un revenu universel de citoyenneté pourraient au contraire être utilisées pour garantir une socialisation au niveau communautaire justement pour soutenir les activités « libres » de production de civilisation et liées à l’art, l’activisme social et politique et le développement de modèles de société toujours plus modernes.
Cela — nous dit l’IA — pourrait être financé par la fiscalité des entreprises qui bénéficient le plus de l’automatisation, où les grandes entreprises technologiques ou celles avec des marges bénéficiaires élevées pourraient contribuer à soutenir le système. Un autre aspect important concerne l’introduction d’une taxation ciblée pour les entreprises qui réalisent des bénéfices énormes grâce à l’automatisation, dans le but de redistribuer une partie de la richesse vers les travailleurs et la société. Les impôts sur les gains de l’automatisation pourraient être réinvestis dans des programmes de recyclage, de protection sociale ou d’autres formes de prévoyance. Les entreprises utilisant l’automatisation et la robotique pourraient être obligées de contribuer davantage au système de sécurité sociale pour compenser les pertes d’emplois et soutenir le revenu des travailleurs qui restent sans emploi ou sont confrontés à un changement de carrière.
À côté de ces aspects, nous en ajoutons un autre d’une importance capitale pour une vision affirmée de la civilisation. Un modèle comme celui que nous avons proposé pourrait également résoudre le grave problème démographique européen. Le déclin démographique que nous observons est le résultat de plusieurs facteurs, dont l’instabilité économique n’est qu’une partie. Même la boucle PGC a créé un modèle social qui rend difficile de penser à faire un enfant, encore moins plus d’un — c’est-à-dire la moyenne minimale nécessaire pour ne pas aller en baisse démographique. Sans parler du grand piège féministe qui a mis devant la femme la tromperie du « choix » entre travail et famille, un choix de fait impossible. La vraie liberté, au contraire, devrait être celle de ne jamais avoir à choisir. Et peut-être qu’un modèle comme celui que nous avons vu peut être la solution.
Si, comme nous l’avons vu, à la place d’un revenu universel de citoyenneté nous avions ce que nous pouvons appeler revenu socialisé pour le développement de la civilisation, ceci combiné avec un plus grand « temps libre » compris évidemment comme temps actif et non pas d’oisiveté, il serait possible de financer des programmes sociaux pour inverser la tendance démographique et garantir une véritable Europe, terre de nos enfants. Tant les réactionnaires que les progressistes subissent la technologie et l’évolution. Ils s’approprient l’esprit archéofuturiste.
Carlomanno Adinolfi
Pour aller plus loin
- Penser le travail de demain, actes du colloque 2025 de l’Institut Iliade, 114 pages, 10 euros
- Travail. Cahier d’études pour une pensée européenne n°2, 388 pages, 28 euros
À propos de l’intervenant
Carlomanno Adinolfi est un ingénieur en électronique de formation classique, passionné d’histoire, de mythologie indo-européenne, de cinéma et de littérature fantastique. Écrivain et romancier, il est l’un des fondateurs de Prometheica, revue d’études sur le surhumanisme, la technologie et l’identité européenne, qui vise à relever le défi du nouveau monde numérique et de l’accélération technologique, à travers une vision du monde européenne, affirmative et civilisatrice.