L’Homme européen, plus qu’un acteur du marché !
Intervention de Benedikt Kaiser le samedi 5 avril 2025 à La Maison de la Chimie.
L’Homme européen, plus qu’un acteur du marché !
« Seul du travail naît la véritable valeur », estimait le juriste allemand Carl Schmitt dans son ouvrage Tyrannie des valeurs. Cette maxime, à l’âge du capitalisme mondialisé, financiarisé et digitalisé, ne semble plus guère valable.
Le capitalisme, sans rival est le titre d’un best-seller tout récent de l’économiste Branko Milanovic — et il porte bien son nom. Oui, « le » capitalisme a de nombreux visages et s’abrite sous autant de « superstructures ». Il affiche parfois son wokisme, parfois pas ; il a tantôt des traits « asiatiques », tantôt américains, etc. Mais ce lien qui enserre l’ensemble du globe, consiste d’abord à croire :
- que la valeur ne naît pas du travail mais de la « valorisation de la valeur » ; – que la valeur – par exemple, spéculative s’accroît d’elle-même ;
- que le profit prime ;
- que chaque domaine de la vie, chaque région du monde et chaque peuple formé par l’histoire doivent se soumettre aux contraintes du mode de production capitaliste.
Cela signifie, en substance, qu’on ne cesse de réduire l’individu au rôle qu’il joue dans ce grand jeu de la concurrence – une concurrence qui s’appelle le « libre jeu des forces du marché ». La personnalité d’un individu, son intégration à une communauté, à une hiérarchie, la préservation active, créative, de sa famille, de son peuple, de la tradition : rien de cela ne compte. Ce qui compte, c’est ce que chaque individu « produit » ou « rapporte » sur le marché.
Sur cette question au moins, Marx et Engels ont été clairvoyants : « Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané ». Et ce n’est qu’aujourd’hui, en cette époque inouïe où tout se désagrège, que nous savons ce que signifie : « ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt » de la maximisation continue du profit.
Ainsi, le libéralisme (ou plutôt le capitalisme, son versant économique) crée une société dans laquelle l’homme est jugé en fonction de ce qu’il rapporte financièrement pendant une durée déterminée — et non en fonction de ce qu’il est. À l’âge du libéralisme triomphant, l’homme est donc réduit, pour ainsi dire, à son rôle d’acteur du marché, et même — à sa valeur marchande. Le parent pauvre du libéralisme, le marxisme aux multiples visages, partage cette vision de l’Homme, à quelques nuances près : car le marxisme est l’enfant terrible du libéralisme, campé, bien solidement, sur les épaules spirituelles de ses parents, les idéologèmes libéraux. Les postulats du marxisme et du libéralisme (Armin Mohler, ancêtre d’une « Nouvelle Droite » germanophone, le savait bien) reposent tous deux « sur une appréciation de l’homme erronée, et une vision erronée du monde ».
Cette erreur d’appréciation s’est insinuée, aujourd’hui, jusque dans les milieux politiques qu’on appelle, à tort, de « droite ». En Allemagne, des hommes de gauche sensés, proches de Wolfgang Streeck et de Wolfgang Fritz Haug, dénoncent que les « conservateurs » ou les « hommes de droite » qu’on nous présente aujourd’hui dans les médias ne sont, en fait, que des libéraux travestis. Ce sont des hypocrites pour qui le profit et la production vaudront toujours plus que le peuple et la famille. Des hypocrites, qui analysent les questions identitaires et migratoires à l’aune, avant tout, d’indices économiques.
Ils sont nés de l’occidentalisation et de l’anglo-américanisation de la droite européenne, dans le sillage de Reagan, de Thatcher et de tous les extrémistes de l’« Economy first! ». Et de nos jours, ces prétendus « conservateurs », ces adorateurs du marché, sont trop rarement contredits par le camp identitaire.
Pourtant, le conservatisme historique, authentique, et le fondamentalisme de marché sont comme l’eau et le feu, pour reprendre l’expression de Wolfgang Fritz Haug : car c’est bien la pensée capitaliste libérale qui, après avoir étendu son hégémonie, s’est affranchie des anciens repères de la droite conservatrice – du peuple et de la communauté. Elle promeut des slogans tels que la « démocratie adaptée au marché », l’individu atomisé, qui se réinvente et se commercialise lui-même, et surtout la transformation d’un monde multiforme de peuples et de cultures en une place de marché globale. La formule bien connue des économistes « There is no alternative » signifie en réalité : le marché est tout, le peuple n’est rien.
L’économie politique du libéralisme ne voit pas les couleurs et oublie les peuples — même si l’on s’efforce de plus en plus, à « droite », de recouvrir cette économie politique d’un voile « conser vateur » ou « patriote ».
Cette soumission à une conception du monde fondamentalement économiste. qui ne peut être identitaire, constitue aujourd’hui plus que jamais la ligne directrice, non seulement de l’Internationale libérale, mais aussi de nombreux « conservateurs ». Ils se chicanent avec les libéraux mainstream : quelle est la meilleure voie vers le succès ? Plus ou moins d’État-nation ? Pour le wokisme ou contre ? Mais leur objectif — le profit avant tout ! — est le même :
- parce qu’ils ont les mêmes bases idéologiques ;
- parce qu’ils ont la même vision individualiste de l’homme ; – parce qu’ils reconnaissent chacun le primat de l’économie.
Il n’en a pas toujours été ainsi – ni en France ni en Allemagne, cœur et tête de l’Europe. Les noms de Maurice Barrès, Charles Maurras, Denis de Rougemont, Pierre Drieu la Rochelle, Dominique Venner ou aujourd’hui, bien sûr, Alain de Benoist et Guillaume Travers, rappellent qu’ont vécu et que vivent des penseurs « de droite » bien différents, qui ont conçu et conçoivent le monde en d’autres termes que ceux du matérialisme. Nous avons, en Allemagne, une tradition tout aussi riche, née dans la Prusse du XIXe siècle. Des théoriciens sociaux-conservateurs, des administrateurs comme Karl Rodbertus, Gustav Schmoller et Adolph Wagner, en ont posé les fondements. Fondements qui ont été repris plus tard, au XXe siècle, par les grands esprits de la « Révolution conservatrice », et approfondis à la hauteur des exigences de leur époque. Il faut aussi mentionner ici Werner Sombart, un auteur important que traduisent – pour ma plus grande joie – des compagnons de lutte présents avec nous aujourd’hui.
De ces rangs est née ce que l’historien Rolf Peter Sieferle a appelé la « synthèse allemande ». Une approche atemporelle, qui réunissait des franges « de droite » et « de gauche », puisque ses représentants allaient d’Oswald Spengler et Werner Sombart à Otto Strasser et Ernst Niekisch, et qui s’opposait avec autant de force que de conviction à la forme anglo-américaine de la pensée politico-économique. La synthèse allemande était une fusion de la « prussianité et du socialisme, de l’ordre et de la communauté, de l’éthique du devoir et du sens du bien commun », selon les mots de Sieferle.
Pour lui, la pensée continentale enracinée était attachée à la communauté, à la discipline, à la conscience de soi et à l’État. La pensée anglo-américaine — et celle des conservateurs européens qui s’en inspirent — défendait au contraire la société civile, l’individualisme et la réalisation de soi. Ajoutons que la pensée libérale anglo-américaine était synonyme, selon lui, de marchandisation du soi : on retrouve l’idée évoquée tout à l’heure d’une réduction de la personnalité à sa valeur marchande. Si l’on accepte ces idées, brossées à grands traits, comme base de travail, on ne pourra manquer de réclamer de notre camp qu’il renonce à l’esprit commerçant anglo-américain. Car c’est un esprit commerçant qui élève le « moi » au-dessus du « nous » et qui ne voit dans la valeur de la vie qu’une valeur marchande. Mais l’homme créateur est plus qu’un acteur du marché.
Il s’agit donc, à la suite du communautarien catholique Patrick J. Deneen, de se « libérer du libéralisme ». Conseiller et inspirateur du vice-président américain J.D. Vance, il prône un retour aux valeurs fondamentales, une Renaissance centrée sur le peuple et la communauté : un renouveau identitaire, au-delà de la sphère économique qui détermine tout. La vision du monde de Deneen rejoint celle des têtes pensantes de la « Révolution conservatrice » réunies autour d’Arthur Moeller van den Bruck, qui souhaitaient alors « créer des choses qui valaient la peine d’être conservées ».
Or, on va voir Patrick J. Deneen se heurter frontalement, dans sa volonté de rendre les États-Unis anti-matérialistes, identitaires et communautaires, à Trump et aux oligarques de la tech. D’autant plus que ces « broligarques » s’entourent d’intellectuels, de penseurs comme Curtis Yarvin, qui adossent leur idéologie libertaire à des fondements stables et profondément renouvelés. Pour eux aussi, Dieu est le marché : l’individu n’est intéressant que s’il se prépare sans cesse à répondre aux exigences changeantes du capitalisme digital mondialisé. Et pourtant : cela devrait nous donner du courage, à nous, Européens de raison, d’ascendance et de cœur, de savoir que même dans le dernier Empire hégémonique mondial, on finit par résister à la primauté de l’économisme.
- Un Patrick J. Deneen ne veut pas – contrairement à ses adversaires Yarvin, Musk et compagnie – d’une technicisation absolue dictée par le transhumanisme. – Deneen refuse la nomadisation totale qu’impose la logique de marché.
- Il s’y oppose.
- Il soutient l’enracinement, une politique identitaire de droite ; il veut que les hommes se reconnaissent dans leur communauté et se soustraient à l’exploitation par l’économie moderne, abstraite et sans visage.
Face à la progression des idéologies libertaires, Deneen touche aussi juste en rappelant « que tenter de soigner les maux du libéralisme par une cure libérale, cela revient à souffler du gaz sur un feu qui brûle ». À ce « monde froid » et « mécanisé du libéralisme », il faudrait opposer une « alternative organique » :
- qui remette au centre les communautés locales, la religion, la famille et la recherche du bien commun.
- qui cesse de réduire le « moi » à un individu obligé de se commercialiser sans cesse.
Patrick J. Deneen, conservateur et catholique américain, arrive à une conclusion et à des recommandations proches de celles d’Alain de Benoist — qui n’est ni américain, ni catholique, ni conservateur. C’est une preuve qu’il existe, dans nos milieux politiques d’opposition, des personnalités sensées et brillantes, qui ne prétendent pas guérir le malaise libéral par un remède de cheval libéral-libertaire – mais qui proposent d’approfondir les sources de la pensée post-libérale.
Je suis convaincu que notre camp anticonformiste, que la « Nouvelle », si vous me passez l’expression, que nous devons, à côté de nos efforts « métapolitiques » et culturels, nous imposer davantage contre les tendances actuelles de l’économie politique. Nous avons besoin d’une nouvelle économie politique européenne. Elle doit être sociale, identitaire et tournée vers le bien commun.
- contre la réduction, libérale et marxiste, de l’individu à son rôle d’acteur du marché ; – pour une communauté de personnalités fortes et de travail solidaire. Non pas le travail pour le travail, pour le profit, dans une « roue de hamster » aliénante. Mais parce que l’homme, par son travail concret, participe à la vie et au devenir concrets d’une communauté, et qu’il crée pour elle de la valeur. Le règne du libéralisme a anéanti la sécurité intérieure, culturelle, sociale de nos nations. À ce libéralisme, nous opposons le tout d’une communauté, créatrice d’ordre et de sens. – Travail et performance pour soi, pas pour le capital !
- Plus de Schmitt, de Deneen et de Sombart, moins de Hayek, d’Yarvin et de Milei !
L’écrivain est-allemand Volker Braun a écrit :
« Le travail a créé l’homme tel qu’il est — seul le travail, un autre travail, pourra le changer. »
Cet « autre travail », voilà ce qu’il doit être : un travail pour la communauté, sous le signe d’identités organiques.
Benedikt Kaiser
Pour aller plus loin
- Penser le travail de demain, actes du colloque 2025 de l’Institut Iliade, 114 pages, 10 euros
- Travail. Cahier d’études pour une pensée européenne n°2, 388 pages, 28 euros
À propos de l’intervenant
Benedikt Kaiser, né en 1987, est politologue (M.A.) et auteur. Il travaille entre autres comme collaborateur scientifique et conseiller pour différents politiciens de l’Alternative für Deutschland (AfD). En Allemagne, il a notamment introduit et popularisé le modèle du « patriotisme solidaire » (Solidarischer Patriotismus). Son dernier livre s’intitule Die Konvergenz der Krisen (paru chez Jungeuropa).
Voir aussi : Vidéo. Tu seras un Européen, mon fils. Benedikt Kaiser au XIe colloque de l’Institut Iliade (2024)
« Nous étions des Germains, nous sommes des Allemands et nous serons des Européens. »