L’étude de la poésie grecque, de Friedrich Schlegel
Écrit en 1795 par un Friedrich Schlegel de vingt-trois ans, L’étude de la poésie grecque dépasse largement son titre. Plus qu’un essai sur l’Antiquité, c’est une réflexion sur la littérature, l’histoire et la philosophie, qui annonce déjà les grands débats du romantisme européen.
À vrai dire, c’est cet élargissement même qui peut limiter l’intérêt du livre ; le lecteur qui viendrait en quête de notions claires sur l’intérêt de la poésie grecque serait vite confronté à de grands concepts d’une envergure proprement métaphysique, articulés avec une complexité spécifiquement germanique. On y trouve déjà la portée ontologique du romantisme d’Iéna, pour lequel la poésie est « le moyen de retrouver l’unité originelle, la jubilation de la communion », selon Todorov : autant dire que Schlegel ne se limite pas à des études de textes. Plutôt que de suivre l’exposé, contourné, pour ne pas dire contradictoire (au jugement de son traducteur américain Stuart Barnett), on tentera d’en dégager les idées-forces.
Dans cette œuvre traversée par de fortes oppositions dialectiques (autre trait para-hégélien), la principale tension est assurément celle qui oppose nature et culture. Dans cette perspective, la Grèce antique représente la plus grande harmonie possible, la totalité organique parfaite, l’époque où, par quelque miracle ou grâce divine, la culture a atteint son plus haut niveau de naturel. Par contraste, la poésie moderne est essentiellement dissociation, imperfection plurielle, œuvre de culture : ce n’est pas un mal, mais cela explique que, tandis que la poésie ancienne était « objective », la moderne n’est jamais qu’intéressante. L’auteur distingue ainsi la tragédie classique, « objective », de la moderne, seulement « intéressante » ; quant à la tragédie française, il s’agit d’une tout autre catégorie que, à la suite de Lessing, il n’apprécie guère : cela ne saurait surprendre, considérant que la poésie française est esclave de la rime, artifice par excellence.
La question latente au cœur de tout l’ouvrage est : la littérature moderne peut-elle espérer dépasser l’ancienne ? La réponse n’est pas univoque, et Schlegel se plaît à frôler sans cesse la contradiction : non, parce que la littérature grecque est un tout parfait et clos sur lui-même, mais en un sens oui, puisque la littérature moderne est encore en développement, ou formation (Bildung), qu’elle est même « approche infinie », devenir perpétuel (p. 51). De fait, si l’idée du progrès n’était pas inconnue des anciens, le christianisme a pu en faire un théologème, complètement sécularisé par la Révolution à l’époque où le livre fut écrit. La littérature moderne est caractérisée par son appartenance à une époque où prédomine une religion universelle, qui, suite au déclin de la « culture naturelle », favorise une nouvelle culture artificielle (p. 34). La question de la commensurabilité des deux littératures continua à travailler notre auteur, puisqu’il livra, vingt ans plus tard, une série de conférences sur « la littérature ancienne et moderne ».
Avouons-le, ces grands concepts ne sont pas toujours des plus éclairants et Schlegel ne daigne guère donner des illustrations concrètes de cette universalité exceptionnelle, et même surnaturelle, de la poésie des Grecs, qu’il traite sur le mode prescriptif plus que descriptif : « l’histoire de la poésie grecque est une histoire universelle et naturelle de la poésie, une représentation parfaite à valeur de loi » (p. 73). L’immense érudition hellénique de Schlegel est incontestable : elle s’étend d’Homère à la tragédie classique, de l’Ancienne Comédie aux alexandrins, en passant par des auteurs presque inconnus comme Sotadès ou Rhinthon. Cependant, on est tenté de dire que ce n’est pas en savant, mais en mystique de la littérature grecque que Schlegel écrit son œuvre. On peut ainsi trouver commode que les idéaux parfaits du lyrisme grec qui sont cités, Mimnerne et Sappho, soient si fragmentaires qu’on les juge (et les exalte) en fonction de leur héritier latin Properce (en passant par les Alexandrins) : c’est bien une philosophie de l’histoire littéraire que propose Schlegel, plutôt qu’un exposé positiviste conforme aux canons de l’Altertumswissenschaft.
Quel peut donc être, pour le lectorat européen de l’an 2025, l’intérêt de cette réédition d’une œuvre si marquée par les querelles esthétiques et nationales de son temps ? Tout d’abord, au plan historique, cette nouvelle traduction remet à disposition une « œuvre charnière » (p. XXVII), touffue voire tortueuse, heureusement complétée par une annotation et introduction réalisées par le principal spécialiste de Friedrich Schlegel. Tout le monde n’étant pas initié aux arcanes de la Früh- et Spätromantik, Alain Muzelle nous guide à travers sa formulation proprement schlégelienne, éclairant notamment l’évolution de l’auteur : Sur l’étude de la poésie grecque est en effet parti d’un présupposé néoclassique, que son auteur a rapidement abandonné entre l’écriture du corps de l’essai, en 1795 et de sa préface en 1797, où perce déjà un plus grand optimisme sur les promesses de la littérature à venir, qui prélude aux théories du Cercle d’Iéna, exposées dans la revue Athenäum (fondée avec son frère August Schlegel, Novalis et Schleiermacher notamment). De part et d’autre de ce pivot, on discerne pourtant une même idée de l’irréductibilité, et donc de l’incomparabilité des deux époques, qui ouvre la possibilité d’une légitimité spécifique de la subjectivité romantique, le « beau objectif » n’étant plus la référence unique et absolue. C’est ainsi que, dans l’essai lui-même, Schlegel remarquait déjà qu’il manquait à ses contemporains une « théorie du laid », alors même que le plus illustre des poètes modernes, Shakespeare, comme la nature, « produit indifféremment de la beauté ou de la laideur avec la même richesse » (p. 46) : au-delà de Victor Hugo, cela peut préfigurer l’alchimie poétique d’un Baudelaire. L’ouvrage offre ainsi un point de vue imbattable pour mieux comprendre la genèse du romantisme et de la théorie littéraire plus généralement.
On appréciera également la portée européenne de l’entreprise de F. Schlegel : à l’issue d’un siècle où la domination culturelle de la France s’est fait sentir sur l’Allemagne, l’auteur veut donner à son pays les moyens de perfectionner son approche artistique, afin de vivre enfin cet âge d’or qu’ont traversé ses voisins, Italie, Angleterre ou France. Cependant, outre cette rivalité latente, l’auteur est conscient d’une « origine identique et commune de leur culture », qu’il définit comme une « permanente imitation réciproque », allant jusqu’à parler d’un « style européen général » (p. 24-25). L’avènement d’une grande littérature allemande moderne est donc présenté comme une « contribution à la culture européenne », qui parviendrait à « aplanir le long différend entre les poètes anciens et les poètes modernes » (p. 4). Il s’agit donc, en somme, de la dernière page dans la Querelle des Anciens et des Modernes, compris en un sens paneuropéen, et des prolégomènes d’un nouveau chapitre dans l’histoire de la culture occidentale.
En outre, le lecteur pourra savourer les jugements éminemment personnels d’un grand esprit, qui en rencontre et annonce d’autres. Longtemps avant Nietzsche, Schlegel estime qu’Euripide marque le début du déclin dans la tragédie, par sa quête de l’intéressant et du singulier dans le domaine des passions. Il précède Jacqueline de Romilly dans son jugement sur l’œuvre de Sophocle, « tragédie du héros solitaire » : même si l’humanité paraît vaincue par le destin, « elle l’emporte néanmoins par son éthique intérieure » (p. 100) ; comme l’helléniste française aussi, il contraste le sujet historique du poète moderne (ou « romantique »), qu’il faut expliquer au lecteur, avec le « mythe universellement connu » des Grecs, qui laisse le poète libre d’aller « droit au but » (p. 136). Enfin, il manifeste la plus grande admiration pour Diomède, saluant la « grandeur tranquille » et « perfection modeste » de ce héros de l’Iliade qui incarne à ses yeux l’harmonie de toutes les forces, l’accord de toutes les perfections, tout comme son créateur Homère et comme le peuple hellène dont ce dernier est issu. À travers Diomède, Schlegel entrevoit l’essence du génie grec, qui est de dépasser le particularisme pour atteindre l’universel (p. 77), en somme « la plus pure humanité » (p. 79). Il y a quelque chose de très grand et de très beau dans cette vision du héros, du poète et de tout un peuple communiant au même idéal de perfection, dans l’art et dans l’action.
On pourra, à tout le moins, apprécier les derniers mots de Schlegel, d’une grande générosité dans un essai si exigeant : « je donne le nom d’artiste à tous ceux qui aiment le beau » (p. 161). Avec cet essai Sur l’étude de la poésie grecque, c’est aussi la critique littéraire qui s’élève au statut d’art à part entière.
Vincent Smith
Le 11/09/2025
Friedrich Schlegel, L’étude de la poésie grecque, trad. Alain Muzelle, Paris, Belles Lettres, 2023, 172 p.